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invoquaient également le nom du Seigneur. Nous verrons dans le Siècle de Louis XIV plus de quatre mille1 fanatiques périr par la roue et dans les flammes; et, ce qui est bien remarquable, il n'y en eut pas un seul qui ne mourût en bénissant Dieu, pas un qui montrât la moindre faiblesse : hommes, femmes, enfants, tous expirèrent avec le même courage.

Quelle a été la cause de cette guerre civile et de toutes celles de religion dont l'Europe a été ensanglantée? Point d'autre que le malheur d'avoir trop longtemps négligé la morale pour la controverse. L'autorité a voulu ordonner aux hommes d'être croyants, au lieu de leur commander simplement d'être justes. Elle a fourni des prétextes à l'opiniâtreté. Ceux qui sacrifient leur sang et leur vie ne sacrifient pas de même ce qu'ils appellent leur raison. Il est plus aisé de mener cent mille hommes au combat que de soumettre l'esprit d'un persuadé.

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L'opinion a fait les lois. On a insinué assez dans l'Essai sur les Maœurs que les lois sont presque partout incertaines, insuffisantes, contradictoires. Ce n'est pas seulement parce qu'elles ont été rédigées par des hommes: car la géométrie, inventée par les hommes, est vraie dans toutes ses parties; la physique expérimentale est vraie; les premiers principes métaphysiques même, sur lesquels la géométrie est fondée, sont d'une vérité incontestable, et rien de tout cela ne peut changer. Ce qui rend les lois variables, fautives, inconséquentes, c'est qu'elles ont été presque toutes établies sur des besoins passagers, comme des remèdes appliqués au hasard, qui ont guéri un malade et qui en ont tué d'autres.

Plusieurs royaumes étant composés de provinces anciennement indépendantes, et ces provinces ayant encore été partagées en cantons non-seulement indépendants, mais ennemis l'un de l'autre, toutes leurs lois ont été opposées, et le sont encore. Les marques de l'ancienne division subsistent dans le tout réuni: ce qui est vrai et bon au deçà d'une rivière est faux et mauvais au delà; et, comme on l'a déjà dit', on change de loi dans sa patrie

1. On lit quatre mille dans toutes les éditions données du vivant de l'auteur, et dans l'édition de Kehl (in-8°); dans les éditions modernes, on lit quarante mille. Voltaire ne donne pas de nombre dans le chapitre XXXVI de son Siècle de Louis XIV, consacré au Calvinisme. (B.) — Voyez tome XV, pages 14-38.

2. Voyez tome XIX, p. 289.

en changeant de chevaux de poste. Le paysan de Brie se moque de son seigneur; il est serf dans une partie de la Bourgogne, et les moines y ont des serfs. Il y a plusieurs pays où les lois sont plus uniformes, mais il n'y en a peut-être pas un seul qui n'ait besoin d'une réforme ; et cette réforme faite, il en faut une autre. Ce n'est guère que dans un petit État qu'on peut établir aisément des lois uniformes1. Les machines réussissent en petit, mais en grand les chocs les dérangent.

Enfin, quand on est parvenu à vivre sous une loi tolérable, la guerre vient qui confond toutes les bornes, qui abîme tout; et il faut recommencer comme des fourmis dont on a écrasé l'habitation.

Une des plus grandes turpitudes dans la législation d'un pays a été de se conduire par des lois qui ne sont pas du pays. Le lecteur peut remarquer comment le divorce, qui fut accordé à Louis XII, roi de France, par l'incestueux pape Alexandre VI, fut refusé par Clément VII au roi d'Angleterre Henri VIII3; et l'on verra comment Alexandre VII permit au régent de Portugal Alfonse de ravir la femme de son frère, et de l'épouser du vivant de ce frère.

Tout se contredit donc, et nous voguons dans un vaisseau sans cesse agité par des vents contraires.

On a dit, dans l'Essai sur les Mœurs, qu'il n'y a point en rigueur de loi positive fondamentale; les hommes ne peuvent faire que des lois de convention. Il n'y a que l'auteur de la nature qui ait pu faire les lois éternelles de la nature. La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : « Traite les autres comme tu voudrais être traité. » C'est que cette loi est de la nature même: elle ne peut être arrachée du cœur humain ;

1. Cette révolution serait facile, et ne causerait aucun trouble dans une monarchie absolue où le prince aurait une volonté soutenue de faire le bien de son peuple, et voudrait employer à ce grand ouvrage les hommes vraiment éclairés, dont le nombre est plus grand qu'on ne pense. C'est un très-grand avantage que les monarchies absolues ont sur les républiques, où la plupart de ces réformes utiles ne peuvent se faire tant que les lumières ne sont point devenues presque populaires. (K.)

2. Voyez tome XII, pages 183-184.

3. Voyez ibid., page 312 et suiv.

4. Le mariage de Marie de Savoie, duchesse de Nemours, et épouse d'Alphonse VI, avec don Pèdre son beau-frère, est du 2 avril 1668. Alexandre VII était mort en 1667: ce ne fut donc pas ce pape qui accorda les dispenses, mais Clément IX,

5. Tome XII, page 16.

6. Luc, vi, 31.

c'est de toutes les lois la plus mal exécutée; mais elle s'élève toujours contre celui qui la transgresse; il semble que Dieu l'ait mise dans l'homme pour servir de contre-poids à la loi du plus fort, et pour empêcher le genre humain de s'exterminer par la guerre, par la chicane, et par la théologie scolastique.

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La Hollande presque submergée, Gênes qui n'a que des rochers, Venise qui ne possèdait que des lagunes pour terrain, eussent été des déserts, ou plutôt n'eussent point existé sans le commerce.

Venise, dès le XIVe siècle, devint par cela seul une puissance formidable, et la Hollande l'a été de nos jours pendant quelque temps.

Que devait donc être l'Espagne sous Philippe II, qui avait à la fois le Mexique et le Pérou, et ses établissements en Afrique et en Asie dans l'étendue d'environ trois mille lieues de côtes?

Il est presque incroyable, mais il est avéré que l'Espagne seule retira de l'Amérique, depuis la fin du xve siècle jusqu'au commencement du XVIII, la valeur de cinq milliards de piastres en or et en argent, qui font vingt-cinq milliards de nos livres. Il n'y a qu'à lire don Ustariz et Navarette pour être convaincu de cette étonnante vérité. C'est beaucoup plus d'espèces qu'il n'y en avait dans le monde entier avant le voyage de Christophe Colomb. Tout pauvre homme de mérite qui saura penser peut faire là-dessus ses réflexions: il sera consolé quand il saura que de tous ces trésors d'Ophir il ne reste pas aujourd'hui en Espagne cent millions de piastres, et autant en orfévrerie. Que dira-t-il quand il lira dans don Ustariz que la daterie1 de Rome a englouti une partie de cet argent? Il croira peut-être que Rome la sainte est plus riche aujourd'hui que Rome la conquérante du temps des Crassus et des Lucullus. Elle a fait, il faut l'avouer, tout ce qu'elle a pu pour le devenir; mais, n'ayant pas su être commerçante quand toutes les nations de l'Europe ont su l'être, elle a perdu, par son ignorance et par sa paresse, tout cet argent que lui ont produit ses mines de la daterie, et surtout ce qu'elle pêchait si aisément avec les filets de saint Pierre.

L'Espagne ne laissa pas d'abord les autres nations entrer avec elle en partage des trésors de l'Amérique. Philippe II en jouit presque seul pendant plusieurs années. Les autres souverains de l'Eu

1. Voyez, tome XVII, la note 3 de la page 353.

rope, à commencer par l'empereur Ferdinand son oncle, étaient devant lui à peu près ce qu'étaient les Suisses devant le duc de Bourgogne, lorsqu'ils lui disaient: «Tout ce que nous avons ne vaut pas les éperons de vos chevaliers. »>

Philippe II devait avoir ce qu'on appelle la monarchie universelle, si on pouvait l'acheter avec de l'or et la saisir par l'intrigue; mais une femme à peine affermie dans la moitié d'une île1, un prince d'Orange simple comte de l'empire et sujet du marquis de Malines, Henri IV, roi mal obéi d'une partie de la France, persécuté dans l'autre, manquant d'argent et ayant pour toute armée quelques gentilshommes et son courage, ruinèrent le dominateur des deux Indes.

Le commerce, qui avait pris une nouvelle face à la découverte. du cap de Bonne-Espérance et à celle du nouveau monde, en prit encore une nouvelle quand les Hollandais, devenus libres par la tyrannie, s'emparèrent des îles qui produisent les épiceries, et fondèrent Batavia. Les grandes puissances commerçantes furent alors la Hollande et l'Angleterre ; la France, qui profite toujours tard des connaissances et des entreprises des autres nations, arriva la dernière aux deux Indes, et fut la plus mal partagée. Elle resta sans industrie jusqu'aux beaux jours du gouvernement de Louis XIV; il fit tout pour animer le commerce.

Les peuples de l'Europe, dans ce temps-là, commencèrent à connaître de nouveaux besoins, qui rendirent le commerce de quelques nations, et surtout celui de la France, très-désavantageux. Henri IV déjeunait avec un verre de vin et du pain blanc ; il ne prenait ni thé, ni café, ni chocolat; il n'usait point de tabac; sa femme et ses maîtresses avaient très-peu de pierreries; elles ne portaient point d'étoffes de Perse, de la Chine, et des Indes. Si l'on songe qu'aujourd'hui une bourgeoise porte à ses oreilles de plus beaux diamants que Catherine de Médicis; que la Martinique, Moka, et la Chine, fournissent le déjeuner d'une servante, et que tous ces objets font sortir de France plus de cinquante millions tous les ans, on jugera qu'il faut d'autres branches de commerce bien avantageuses pour réparer cette perte continuelle: on sait assez que la France s'est soutenue par ses vins, ses eaux-de-vie, son sel, ses manufactures.

Il lui fallait faire directement le commerce des Indes, non

1. Élisabeth d'Angleterre.

2. « Ici je crois que Voltaire se trompe, dit J.-B. Say en citant ce passage dans son Cours d'économie politique. On n'avait alors de mousseline que celle qu'on tirait des Indes; mais on en tirait peu. »

pas pour augmenter ses richesses, mais pour diminuer ses dépenses: car les hommes s'étant fait des besoins nouveaux, ceux qui ne possèdent pas les denrées demandées par ces besoins doivent les acheter au meilleur compte qu'il soit possible; or, ce qu'on achète aux Indes de la première main coûte moins sans doute que si les Anglais et les Hollandais venaient le revendre. Presque toutes ces denrées se payent en argent. Il ne s'agissait donc, en formant en France une compagnie des Indes, que de perdre moins, et de chercher à se dédommager, dans l'Allemagne et dans le Nord, des dépenses immenses qu'on faisait sur les côtes de Coromandel. Mais les Hollandais avaient prévenu les Français dans l'Allemagne comme dans l'Inde; leur frugalité et leur industrie leur donnaient partout l'avantage. Le grand inconvénient pour une nouvelle compagnie d'Europe qui s'établit dans l'Inde, c'est, comme on l'a dit1, d'y arriver la dernière. Elle trouve des rivaux puissants déjà maîtres du commerce; il faut recevoir des affronts des nababs et des omras, et les payer ou les battre aussi les Portugais, et après eux les Hollandais, ne purent acheter du poivre sans donner des batailles.

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Si la France a une guerre avec l'Angleterre ou la Hollande en Europe, c'est alors à qui se détruira dans l'Inde. Les compagnies de commerce deviennent nécessairement des compagnies guerrières, et il faut être oppresseur ou opprimé. Aussi nous verrons que, quand Louis XIV eut établi sa compagnie des Indes dans Pondichéry, les Hollandais prirent la ville et écrasèrent la compagnie. Elle renaquit des débris du système3, et fit voir que la confusion pouvait quelquefois produire l'ordre; mais toute la vigilance, toute la sagesse des directeurs, n'ont pas empêché que les Anglais n'aient pris Pondichéry et que la compagnie n'ait été presque détruite une seconde fois. Les Anglais ont rendu la ville. à la paix'; mais on sait dans quel état on rend une place de commerce dont on est jaloux: la compagnie est restée avec quelques vaisseaux, des magasins ruinés, des dettes, et point d'argent. Elle agissait dans l'Inde en souveraine; mais elle y a trouvé

1. Page 576.

2. Voyez tome XIV, page 498.

3. Voyez tome XV, pages 163 et 325,

4. Voltaire écrivait cela l'année même où la paix venait d'être conclue, et où les commerçants de Pondichéry, entièrement ruinés, remplissaient Paris de leurs plaintes.

5. Elle a été supprimée en 1769, sous le ministère de M. d'Invau; il fut prouvé alors qu'elle ne s'était jamais soutenue qu'aux dépens du trésor royal, et qu'elle faisait le commerce à perte. Des négociants particuliers le firent les années suivantes: ils y gagnèrent, et les denrées de l'Inde baissèrent de prix. (K.)

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