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L'AUTEUR DES PROVINCIALES.

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cloître, quelque temps après la mort édifiante de son père? Toujours est-il que vers 1655, pris d'un irrémédiable dégoût pour tout ce qui n'est pas Dieu, il se retira de plus en plus à Port-Royal, juste au moment où les doctrines jansénistes venaient d'être condamnées par la cour de Rome. C'était l'heure des menaces, des disgrâces, de la ruine peut-être : car les adversaires de cette sainte maison armaient contre elle non seulement la Sorbonne et le clergé de France, mais le bras du pouvoir. Arnauld et ses amis avaient beau méditer, délibérer, compiler, argumenter, toute leur théologie, et leurs dissertations tripartites et quadripartites, n'auraient pu conjurer ce péril pressant, s'il n'avait été prévenu par un de ces retours offensifs qui assurent la victoire, ou retardent la défaite.

Les Provinciales (1656-57). Or ce coup d'éclat fut le triomphe des Lettres provinciales publiées sous le nom de Louis de Montalte, dans l'intervalle qui s'écoula du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657 1. Elles réussirent du moins à tuer la scolastique en morale, comme Descartes y avait à jamais coupé court en métaphysique. Si la querelle que suscita ce pamphlet n'a plus aujourd'hui tout son à-propos, la verve d'une ironie magistrale, les principes qui sont le fond même de la conscience, la dialectique d'un bon sens convaincu, et les beautés d'un art supérieur, lui assurent un intérêt durable. En même temps que Pascal déconcertait l'ennemi par l'audace et l'adresse d'une manœuvre qu'applaudit l'opinion, il donnait à la prose française un chef-d'œuvre qui marque dans son histoire une date beaucoup plus mémorable que celle du Discours de la méthode.

Lui qui visait toujours à la perfection, il dut être heureux d'un succès qui prouvait l'excellence de sa plume; mais il s'en réjouit surtout en vue de la cause à laquelle il s'était dévoué, parce qu'il y voyait le salut des âmes; car, méprisant la renommée, il ne voulait plus vivre que pour ce qu'il crut la vérité. Aussi le problème de la vie humaine devint-il l'unique objet des méditations qu'il disputait à ses continuelles souffrances. C'est l'héroïque spectacle que nous offrent les dernières années de sa courte existence, cette longue agonie. « Qu'il parle, a dit

1. Voir l'Introduction des Provinciales par M. P. Faugère, édition des Grands Écrivains, Paris, Hachette

éloquemment Prevost-Paradol, qu'il prie, qu'il écrive, qu'il s'entretienne avec quelques amis touchés de la même passion des choses divines, il n'a plus qu'un sentiment, qu'une pensée : l'avenir de l'homme au delà de ce monde, la façon de s'y préparer, et le néant de tout le reste. S'il s'oublie un instant hors de cette idée, ou s'il sent s'élever en lui quelque fierté de l'avoir et de la communiquer aux autres, s'il prend plaisir à la louange, s'il s'enivre parfois de sa propre parole, une ceinture de fer lui rappelle, par ses morsures cachées, le peu qu'il est, et ce qu'il a résolu. Son désir ardent de la béatitude et ses angoisses pour le salut n'ont cependant rien d'égoïste. Car il plaint les autres à l'égal de lui-même; et, comme on s'accorde à louer la force merveilleuse qu'il a reçue du ciel pour pénétrer les esprits et pour remuer les cœurs, il entreprend son grand ouvrage, les Pensées, afin de conduire au repos de la foi ceux qui languissent dans le monde, ou, ce qui est pire, qui s'y trouvent heureux. »

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Les Pensées. L'apostolat, Il écrit donc, mais par charité pure, pour tirer ses semblables du mal dont il a souffert luimême, et les rendre invulnérables aux assauts de l'incrédulité dont il semble pressentir la lointaine invasion, à un siècle de distance. Donner aux vérités de la religion la rigueur d'une certitude scientifique, appliquer à l'apologie des dogmes révélés une méthode et des raisons capables de forcer les plus rebelles dans leurs derniers retranchements, telle est l'ambition de cette âme, qui, s'attachant à la Croix, comme un naufragé à la planche de salut, portera dans la défense de la foi cette mélancolie dont la tristesse ne fut inspirée à d'autres que par les angoisses du doute.

Mais, frappé à mort, il ne put qu'ébaucher un monument dont les matériaux épars ont pour nous la touchante et majestueuse beauté des ruines. Ses Pensées, bien que le meilleur n'en soit pas venu jusqu'à nous, et n'ait eu d'autre confident que Dieu, nous le montrent cependant, s'il est possible, plus grand encore par le cœur que par l'intelligence. C'est ce qu'atteste aussi le courage avec lequel il supporta les épreuves qui précédèrent sa délivrance. Avec les maux qu'il recevait comme un bienfait et une expiation, redoublèrent son humilité, son déta

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chement de tout lien terrestre, son amour inquiet et ingénu pour les pauvres. Durant sa dernière maladie, il voulait qu'un indigent fût placé près de lui et qu'il eût toutes les préférences de leur gardien commun. Ne me plaignez point, disait-il; la maladie est l'état naturel du chrétien, parce qu'on est par là comme on devrait toujours être, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs, exempt de toutes les passions qui nous troublent pendant le cours de la vie, et dans l'attente continuelle de la mort. Ce fut parmi ces sentiments que s'éteignit, en sa trente-neuvième année, le 19 août 1662, cet homme extraordinaire qui embrassa la foi avec une sorte de désespoir, étouffa en lui toute autre passion que celle du vrai, dédaigna la gloire à l'âge où l'on voudrait mourir pour elle, enferma son génie dans un seul objet, le salut de ses semblables, et représentera toujours l'élite des âmes assez généreusement tourmentées par le problème de la destinée humaine pour s'y dévouer, pour s'y sacrifier jusqu'au martyre.

LETTRES PROVINCIALES

1.

(1656-1657)

FAITS HISTORIQUES.

Préface théologique des Provinciales. Les Molinistes et les Jansénistes. L'Augustinus défendu par Arnauld, condamné par le Saint-Siège. Quelles sont les cinq propositions de Jansénius (1585-1635)? Les a-t-il formulées textuellement? La cour de Rome a-t-elle eu raison de les condamner? Où finit l'orthodoxie? Où commence l'hérésie? Que faut-il entendre par les termes de grâce suffisante, grâce efficace, pouvoir prochain? Voilà des questions qui sont la préface des Provinciales, et sur lesquelles il conviendrait peut-être de dire un mot, avant d'aborder l'œuvre de Pascal. Mais, si les théologiens les plus compétents ont eu peine à les comprendre, et ne réus

sirent pas à les résoudre, nous n'avons point de lumières pour éclairer ces ténèbres. Bornons-nous donc à rappeler que le problème du libre arbitre fut le champ de bataille où s'engagèrent les hostilités entre les Molinistes et leurs adversaires. Les uns, associant l'âme humaine aux opérations du salut, essayaient de concilier la Liberté avec la toute-puissance de la Grace. Les autres, inclinant vers la prédestination, croyaient que, depuis la chute originelle, la misère de l'Homme est incurable, sans le miracle de la grâce efficace, qui frappe ses coups où il lui plaît, et peut seule racheter gratuitement ses élus : car, à leurs yeux, la grâce suffisante est celle qui ne suffit pas. Aussi le Christ des Jansénistes a-t il, sur leur crucifix, les bras élevés vers le ciel et non ouverts aux hommes. Au risque de décourager les faibles par un idéal inaccessible, ils dédaignent les vertus communes et moyennes; ils exigent de la nature un suprême effort, et ne visent à rien moins qu'à la Sainteté.

Ces tendances n'attendaient qu'une occasion pour entrer en conflit avec l'orthodoxie. Or elle leur fut offerte par l'Augustinus, ouvrage posthume publié en 1640, où Jansénius opposait à l'optimisme accommodant de Louis Molina, auteur de l'Accord du libre arbitre et de la grâce, paru en 1588, les rigueurs de son pessimisme fataliste, et le mettait sous le patronage de saint Augustin. Nous retrouvons en effet dans ces débats le contraste de Philinte et d'Alceste, d'Epicure et de Zénon. Il y avait antipathie entre des docteurs d'un côté trop faciles, et prompts à tous les compromis, de l'autre trop sourcilleux, trop durs, et plus chrétiens que l'Évangile même. A Port-Royal, les cœurs et les consciences se reconnurent dès l'abord dans le stoïcisme d'un maître dont l'abbé de Saint-Cyran (1581-1643), le maître d'Arnauld, de Sacy et de toute la fleur de Port-Royal, avait été le plus cher disciple. Aussi Arnauld et ses fidèles déployèrentils tout leur zèle en faveur des cinq propositions suspectes que Nicolas Cornet, syndic de la Faculté de théologie, venait de déférer à la juridiction du Saint-Siège. Ils les défendirent d'abord ouvertement et sans réserves, puis, après une triple censure, avec des restrictions sous lesquelles grondaient les murmures d'une sourde révolte.

Rivalités de sectes.

--

Concurrence jalouse.

Port-Royal

LES PROVINCIALES: CIRCONSTANCES DE LEUR GENÈSE. 199 suspect à la Cour. Tels furent les préludes d'une querelle en apparence dogmatique, mais qui recouvrait des intérêts, des passions et des rivalités de secte; car il est manifeste que les Jésuites, jusqu'alors maitres de l'éducation, ne virent pas sans jalousie la renommée croissante d'une école qui attirait les enfants des plus illustres familles. Cette concurrence alarma l'esprit conquérant d'une Compagnie ambitieuse, et elle n'épar gna ni la ruse, ni la violence pour discréditer ou détruire l'institution qui lui faisait ombrage. Les circonstances se prêtaient à ces colères; car, durant la Fronde, les Jansénistes avaient plus d'une fois secondé les cabales du cardinal de Retz, et, depuis ses disgrâces, leur plume, comme leur bourse, était au service de ses intrigues. Aux défiances des autorités ecclésiastiques s'associaient donc les rancunes de la Cour, comme le prouva l'empressement avec lequel les lettres patentes du Roi confirmèrent l'arrêt prononcé par Innocent X, le 9 juin 1653, et par Alexandre VII, le 16 octobre 1656, après celui d'Urbain VIII, en 1643. Quand l'orage eut ainsi passé les monts, le péril devint si menaçant qu'Arnauld lui-même jugea prudent de faire le mort; mais cet armistice dérangeait les calculs de ceux qui voulaient le perdre définitivement, lui et ses amis. Aussi le provoquèrentils à de nouveaux éclats par des pamphlets injurieux, qui appelaient une riposte: ainsi, dans une pièce de vers latins qui se débitait au collège des Jésuites, les Jansénistes étaient traités de Grenouilles du lac de Genève (Rana Gebenneis prognata paludibus). Déjà, en 1651, le P. Brisacier appelait les religieuses de Port-Royal des vierges folles, impénitentes, asacramentaires, incommuniantes et phantastiques ». La riposte suivit de près, et ce fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres.

Complots de sacristie. L'affaire du duc de Liancourt. · Les deux lettres d'Arnauld censurées en Sorbonne.

Question de fait. Nous ne raconterons pas en détail ces complots de sacristie, et ces escarmouches de coliège. Signalons seulement l'incident qui donna naissance aux Provinciales. Nous voulons parler du démêlé que le duc de Liancourt eut avec un prêtre de sa paroisse. S'étant présenté, le 31 janvier 1655, à son confesseur ordinaire M. Picoté, vicaire de SaintSulpice, ce grand seigneur se vit refuser l'absolution, sous

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