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BUFFON HISTORIEN DE LA NATURE

(1749-1788)

Physionomie du naturaliste. Il aime les grands objets. Dans l'activité du XVIIe siècle, ce fut un mémorable événement que la publication des trois premiers volumes de l'Histoire naturelle, apparaissant un an après l'Esprit des lois, en 1749,

comme si le génie français, selon la remarque de Villemain, eût voulu témoigner son ambition de tout soumettre à l'analyse, ou de tout embellir par la parole ».

Ce qui nous frappe tout d'abord, c'est qu'il appartient plus, ce nous semble, à la famille des naturalistes anciens qu'à celle des savants modernes. Telle est l'impression que produit l'ouvrage imposant, mais conjectural, par lequel il inaugura sa vaillante entreprise. Dans cette vigoureuse ébauche qu'il intitula Théorie de la Terre, il eût volontiers débuté comme Empedocle, par ces mots : J'écris de l'univers. « Ni l'infini du monde réel, ni l'infini du possible, dit Villemain, n'effrayait son imagination. Il ne visait à rien moins qu'à remonter aux causes de toutes choses, à embrasser l'ensemble de la création; «et, dans une tâche où l'on est accablé par l'immensité des faits, il ajoutait sans crainte l'immensité des hypothèses. >

C'est avertir que sa supériorité ne fut point dans l'exactitude technique. Peintre éloquent, qui ressemble à Pline l'ancien,

mais avec plus de goût, de raison, de mesure et d'aptitude scientifique, par l'éclat de sa parole et la richesse parfois trop pompeuse de son imagination descriptive, vulgarisateur majestueux d'une science qui n'était pas faite encore, mais que préparaient pourtant ses vues aussi hardies que fécondes, Buffon n'est point un de ces observateurs minutieux qui se plaisent, comme Linné, à la précision du détail, et à la rigueur d'une analyse curieuse de ne rien supposer, ou de rien omettre. La nature l'avait fait grand, et il voyait tout en grand; il lui coûtait de se baisser pour étudier les petites choses; de là, par exemple, son indifférence pour la botanique. Outre qu'il était

ÉTUDES LITTÉRAIRES.

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myope, ne disait-il pas : « Je l'ai apprise par trois fois, et je l'ai oubliée de même »? Ce fut ainsi qu'il ignora toujours les insectes. « Une mouche, écrivit-il un jour, ne doit pas tenir plus de place dans la tête d'un naturaliste que dans la nature. » Il nous gâte aussi les abeilles, lorsqu'il ne voit dans leurs alvéoles qu'un effet produit par la forme de leur corps et ce qu'il appelle la compression. Il ne ménage pas plus les fourmis et leur prévoyance. Quant à l'oiseau-mouche, s'il lui pardonne son exiguïté, c'est en faveur de sa gentillesse. On dirait qu'il apprécie les êtres à la taille. Son histoire des oiseaux ne débute-t-elle pas par l'autruche, qui est comme l'éléphant du genre? Ses préférences vont donc visiblement aux vertébrés d'un ordre supérieur; et, même alors, il se soucie peu de certaines informations spéciales qui exigent qu'on y regarde de près, notamment lorsqu'il dit à propos d'une bête de proie et de ses intestins : « Je laisse aux gens qui s'occupent d'anatomie à vérifier le fait ».

Méthode trop artificielle; partialité; dédains de grand seigneur. Le peintre éloquent de la nature. - Outre que ses enquêtes furent insuffisantes, il usa trop des méthodes artificielles. Examinant les objets isolément, à mesure que l'occasion les lui offrit, il négligea les caractères essentiels, pour se préoccuper avant tout des relations de proximité ou d'utilité que les êtres peuvent avoir avec l'homme. Ce roi de la création > devint le centre de ses tableaux, et il rangea ses sujets autour de lui, comme ferait un maître de cérémonie veillant au respect de l'étiquette ou de la hiérarchie. De là cette classification qui s'ouvre par le cheval, se poursuit par l'âne, le zèbre, et passe au bœuf (!!), à la brebis, à la chèvre, au chien et au chat. Puis figurent les animaux sauvages, mais non féroces, comme l'éléphant, l'hippopotame, la girafe, le cerf, le chevreuil, le castor, l'écureuil, le singe, le lapin, le lièvre, la souris et le rat. Enfin, il relègue dans un dernier groupe les carnassiers, le lion, le tigre, la panthère, l'ours, le sanglier, le loup, le renard, le furet, le blaireau et la fouine. C'est ainsi qu'il descend les degrés de l'échelle, du plus grand au plus petit.

Ce système entraine une étrange partialité, qui conviendrait plus à un fabuliste qu'à un naturaliste. Il a, dit M. D. Nisard, ses héros et ses bétes noires. Bien qu'il réduise trop l'instinct à

CRITIQUE DE SA MÉTHODE SCIENTIFIQUE.

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n'être qu'un simple mécanisme, il lui arrive de prêter aux uns des qualités, des intentions ou des sentiments qui supposeraient un principe spirituel; et il charge les autres de défauts dont ils paraissent responsables, comme s'ils avaient une perversité calculée. Si le portrait du lion tient du panégyrique, celui du tigre tourne au réquisitoire, car le premier a la colère noble, le courage magnanime, le naturel sensible; il méprise les insultes, il pardonne à de petits ennemis des libertés offensantes ; et le second, trop long de corps, trop bas de jambes, n'a que les caractères de la basse méchanceté et de la cruauté insatiable ».

Buffon, grand seigneur, juge le cerf dans ses rapports avec les grands seigneurs, et il y voit la cause finale des chasses à courre. Son cygne, nous disons le sien, « est fier de sa noblesse et de sa beauté »; il ôte au cygne de la nature le mérite de sa grâce, qui est de s'ignorer elle-même. Nous aimons pourtant mieux encore ses partialités que ses dédains. Est-ce bien un naturaliste qui a écrit ceci : « Ces tristes oiseaux d'eau dont on ne sait que dire, et dont la multitude est accablante»? Ajoutons toutefois que cette partialité lui devint une source d'émotion, par conséquent d'éloquence. Les animaux étant pour lui des amis ou des ennemis, ses descriptions se sont passionnées; il va jusqu'à louer ou gourmander ces êtres inférieurs qu'il considérait pourtant, avec Descartes, comme des automates. Par suite de ces illusions mêmes, le sentiment de la vie anime donc ses peintures. Il nous fait ainsi comprendre, sans le vouloir, les convenances providentielles qui accommodent l'organisme aux besoins, aux mœurs et aux destinées. De la sorte, le Créateur apparait dans la créature, et l'artiste réfute ou complète, à son insu, les oublis d'un écrivain trop étranger à l'ordre surnaturel.

«Oserais-je dire, écrit M. D. Nisard, des dégoûts de Buffon pour certains objets de son étude, que la cause principale est que Dieu y manque? S'il avait cru avec la simplicité de cœur de Newton à un créateur, le ver de terre lui eût paru tout aussi étonnant que le lion... Il n'eût pas accablé les uns de ses répugnances, ni récompensé les autres, par d'imaginaires qualités, de l'honneur de lui avoir plu. Son siècle, plus fort que sa raison, l'empêcha de voir distinctement la main qui a prodigué ces variétés de structure, et qui a mis jusque dans des infusoires

invisibles une parcelle de vie que les plus désarmés n'abandonnent pas sans la défendre. Cette faiblesse a coûté à Buffon le meilleur du génie du naturaliste, l'exactitude, et le même siècle qui lui cachait Dieu a le plus douté de la solidité de sa science. »

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Hostilité des savants de son temps. Mais en cela le XVIIIe siècle eut tort. En 1749, quand parurent les trois premiers volumes de l'Histoire naturelle, un an après l'Esprit des Lois, Montesquieu écrivait, à Rome, à un ami, qu'il y trouvait de belles choses et, avec tout le monde, beaucoup d'utilité à le lire; puis il ajoutait, visant Réaumur et d'autres : « M. de Buffon a parmi les savants de ce pays-ci un très grand nombre d'ennemis, et la voix prépondérante des savants emportera, à ce que je crois, la balance pour bien du temps >. Il prophétisait vrai. Longtemps on a refusé à Buffon le titre de savant. On retournait contre lui son mot : « Le meilleur creuset, c'est l'esprit; on lui reprochait d'avoir abusé de l'hypothèse sans recourir assez à l'observation, d'avoir plus énuméré que défini, et l'on insistait cruellement sur des erreurs de détail. Les savants d aujourd'hui l'ont bien vengé des dédains de jadis 1.

Mérites scientifiques de Buffon. - Ils ont montré l'extraordinaire originalité de certaines de ses hypothèses, et quelle éclatante confirmation elles recevaient de la science moderne. Certes il ne faut rien exagérer, et se défier, comme disait déjà Sainte-Beuve, du genre Michelet appliqué à Buffon; mais sans chercher dans l'Histoire Naturelle de trop expresses prophéties des plus grandes découvertes de ce temps, on peut y constater les premiers linéaments de la doctrine de l'évolution, et notamment une idée très nette du transformisme des espèces, en dépit de la stabilité du « moule intérieur des formes; et même un soupçon de la théorie microbienne, bien que Buffon incline vers celle de la génération spontanée; ou encore un pas décisif fait au delà de l'automatisme cartésien des bêtes vers la théorie dite des mouvements réflexes par la physiologie moderne.

1. Cf. Flourens, Buffon, Histoire de ses idées et de ses travaux, 1844; l'introduction (pp. 1-425) et les notes de l'édition Lanessan, Paris, Abel Pilon; et surtout M. Edmond Perrier, la Philosophie zoologique avant Darwin, Paris, Alcan, 1884, chap. VII.

LE SAVANT SON ORIGINALITÉ.

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Son imagination scientifique. Parlant de l'imagination, il en a distingué deux sortes, dont l'une est l'ennemie de notre âme, source de l'illusion, et l'autre, la puissance de saisir vivement les circonstances et de voir nettement les rapports éloignés des objets que nous considérons, qui est la qualité la plus brillante, l'esprit supérieur, le génie. Il a rarement été la dupe de la première et il incarne la seconde dans la science. Sa Théorie de la terre et surtout ses Époques de la nature sont les portiques toujours debout des plus magnifiques constructions de la science moderne. La vraie place de l'Histoire naturelle est près de l'Encyclopédie, dont elle se distingue d'ailleurs par la gravité et l'élévation des vues philosophiques. Sa science positive. Au surplus, ses contributions personnelles à la science positive ne sont pas négligeables. En 1773, annonçant qu'il abandonne les Oiseaux pour les Minéraux, il nous confie que ce dernier sujet lui est plus familier, et plus analogue à son goût, par les belles découvertes et les grandes vues dont il est susceptible ». Il avait raison: il a été un géologue très distingué, au témoignage de ses pairs, et aussi un observateur avisé, curieux et le plus souvent exact des animaux; et il a attiré cet éloge autorisé : « Buffon a écrit, avec une largeur de vues inconnue jusqu'à lui, l'histoire naturelle de l'homme 1. »

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Sa flexibilité d'esprit. Il ne s'est pas entêté dans ses hypothèses quand les faits les contredisaient par exemple, après avoir fait d'abord de l'homme le centre où tout tendait, il l'a progressivement relégué dans son canton de la nature, à mesure qu'il voyait mieux se dérouler l'ampleur de l'ensemble; après avoir cru à la fixité des espèces, il reconnaîtra et proclamera leur variabilité : et ayant d'abord, dans sa Théorie de la terre, expliqué la configuration de la planète par l'action des eaux, il n'hésitera pas à faire prédominer celle du feu, dans ses Époques de la nature, après trente ans de progrès dans la science des minéraux. S'il a tant décrit et si peu défini, s'il s'est obstiné à affirmer contre les classificateurs à outrance, tels que Linné, que dans la nature il n'existe que des individus ou suites d'indi

1. M. E. Perrier, op. cit., p. 58.

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