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L'ÉCRIVAIN SES MÉRITES ET DÉMÉRITES.

485 la volupté..., tout justifie la spirituelle et riante mythologie d'avoir donné ce charmant oiseau pour père à la plus belle des mortelles. Rien ne le justifie d'avoir, dans l'éloge de M. de Chastelux, montré la Vérité portant d'une main l'éponge de l'oubli et de l'autre le burin de la gloire ». Vraiment on a trop beau jeu à rappeler ici son conseil sur « l'attention à ne nommer les choses que par leurs termes les plus généraux », comme s'il en avait fait un précepte absolu et s'il n'avait pas écrit un jour à l'abbé Bexon : « Il n'y a aucune de nos définitions qui soit précise, aucun de nos termes généraux qui soit exact, lorsqu'on vient à les appliquer en particulier aux choses et aux ètres qu'ils représentent ». Mais puisque les citations le calomnient d'ordinaire, indiquons-en qui le réhabilitent, au moins ici. N'a-t-il pas, par exemple, parlé des petites misères physiologiques du nouveau-né qui « n'a pas encore la force de cracher», avec une naïveté technique égale à celle de la nourrice d'Oreste, dans Eschyle 1?

Sa théorie du style. Mais laissons ces chicanes qui ont trop duré. Il faut avouer que son discours de réception à l'Académie expose une théorie par trop géométrique de l'art d'écrire ; pourtant remarquons que l'on en exagère d'ordinaire le dogmatisme et l'étroitesse, en l'intitulant Discours sur le style, et qu'au pis aller on devrait y voir avec Villemain la confidence un peu apprêtée d'un grand artiste, et non la théorie de l'art dans sa belle et inépuisable variété ». Qui donc d'ailleurs, depuis le Phedre de Platon, avait analysé de plus près l'opération si délicate de la composition? Sans doute Buffon n'en reproduit pas les phases, dans leur vivante complexité, mais ici comme pour les Époques de la Nature il ne vise à nous offrir qu'un tableau clarifié, schématique, de l'œuvre de la nature. Et où trouver une plus haute et plus juste conception de l'art d'écrire que dans ce lumineux passage qui résume si hardiment tout ce que dit Pascal sur l'esprit de finesse opposé à celui de géométrie : « Un beau style n'est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu'il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent, tous les rapports dont il est composé, sont autant de

1. Cf. l'édition Lanessan, op. cit., De l'enfance, t. XI, p. 12 sqq.

vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l'esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet »? Ajoutons qu'il fait sa part à l'imagination, et qu'il se complète et se corrige suffisamment dans certain fragment posthume sur l'Art d'écrire, et encore mieux en prêchant d'exemple presque toujours.

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Sa syntaxe. Il aimait trop la hiérarchie pour la bannir du style et le couper, comme ses contemporains; aussi met-il dans sa phrase cette belle ordonnance qu'il avait dans l'esprit et qu'il montrait dans la nature. Il sait d'ailleurs raccourcir ses périodes suivant son objet. Que l'on compare par exemple les phrases à facettes qui peignent l'oiseau-mouche, ce bijou de la nature, à l'ample période où il a voulu nous donner la sensation de l'immensité des déserts de l'Arabie Pétrée! Cette architecture savante des périodes était un premier fruit de l'attention soutenue qu'il apportait à ses rédactions définitives, recopiant jusqu'à dix-huit fois le manuscrit des Époques, et s'écriant dans sa verte vieillesse : « J'apprends tous les jours à écrire ». Le grand coloriste. Par cette méditation intense des idées, il arrivait ensuite à les faire rayonner, comme il disait à M. Necker, et alors il méritait d'être appelé sans aucune ironie le grand coloriste. Que de grâces de bon aloi, et quel bercement de style parmi ces descriptions d'animaux qui ont charmé nos pères, et seront pour longtemps la joie de nos fils, quoi qu'on puisse dire! Et quelle flexibilité de tons pour rendre la nature des modèles : ici la gràce ailée d'Aristophane pour rivaliser de légèreté avec le monde des oiseaux, œuvre de la nature dans sa gaieté ; là le lyrisme du prophète pour parler du cheval, cefier et fougueux animal »! Quelle sensibilité même pour décrire la plante, cet animal qui dort »! Et pourtant quelle puissance d'imagination qui sait donner des couleurs. à nos pensées», qui nous montre dans le gazon le « duvet de la terre, et nous fait assister, dans les profondeurs de la planète, au drame des volcans, parmi le mouvement convulsif des entrailles de la terre »; qui fouille les archives de la nature >

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1. Cf. le Discours sur le style, édition de M. Félix Hémon, Paris, Delagrave, p. 22 sqq.

SA THÉORIE ET SA PRATIQUE DU STYLE.

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de la verdure de

ct évoque le premier homme s'émerveillant la terre et du cristal des eaux ; et qui nous transporte dans les vastes plaines de fange du Nouveau Monde, ces cloaques de la nature dont des milliers de reptiles pétrissent la fange! N'y a-t-il pas là l'accent et l'éclat de Lucrèce?

Pardonnons-lui quelques abus accidentels de la couleur et des prosopopées, qu'il emploie, dit-il, « pour rendre les faits plus sensibles »; et sachons-lui gré, avec Condorcet, d'avoir excité pour la nature a un enthousiasme utile ». Oui, ce peintre de la nature vivante et de l'homme entier, physique et moral, avait le droit de le prendre de haut avec ses détracteurs, les Saint-Lambert et même les Condillac, ces poètes sans poésie et philosophes sans philosophie ». Son disciple et émule en face de la nature, Jean-Jacques Rousseau, l'appelait la plus belle plume du siècle »; nous ajouterions: et le plus grand poète, s'il n'y avait pas Rousseau lui-même.

PARALLÈLE ENTRE MONTESQUIEU ET BUFFON

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En quoi ils sont l'un et l'autre du xvn° siècle. Rapprochons maintenant les deux derniers écrivains que nous venons d'étudier séparément et qui ouvrent le siècle que Voltaire et Rousseau achèveront de nous caractériser. Par l'ampleur de la conception de leurs deux chefs-d'œuvre, ils sont du siècle précédent d'une part, l'Esprit des Lois fait pendant à la Politique tirée de l'Écriture sainte, et, d'autre part, Rivarol a pu dire, en parlant de Buffon: « C'est la manière de Bossuet appliquée à l'histoire naturelle ». Si d'ailleurs Montesquieu rappelle Bossuet par le fond des idées, Buffon en est plus voisin par le style, bien qu'il ait parfois, tout comme Montesquieu, visé au bel esprit, étant en cela bien de son temps. Mais tous deux s'écartent de Bossuet par l'esprit tout laïque qui les anime.

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En quoi ils inaugurent un nouveau siècle. Le système politique de Montesquieu et le système du monde de Buffon, en dépit de toutes leurs soumissions respectueuses à l'Étre Suprême, se dispensent au fond de son intervention du commencement à la fin des choses, et inclinent visiblement l'un

et l'autre vers le pur déterminisme. Un esprit tout scientifique, celui des temps nouveaux, imprègne leurs œuvres, oriente leurs méditations, et est la caractéristique de leur influence sur la marche générale des idées dans leur siècle et encore dans le nôtre. Ils ont d'ailleurs subi l'un et l'autre l'influence des idées anglaises et ont pu les puiser à leur source même, Montesquieu citant Newton, Buffon traduisant Hales. Leur curiosité s'est tournée tout entière vers les choses de ce monde : « Donnonsnous le spectacle des choses humaines », dit Montesquieu, et en peignant l'homme idéal, nouveau venu sur la terre, admirateur du grand spectacle de la nature et des merveilles de la création, Buffon faisait son propre portrait. Ce spectacle ne les a attristés ni l'un ni l'autre. Ils en ont rapporté une confiance dans le progrès qui s'est affirmée chez chacun d'eux avec la marche même de leur siècle. Montesquieu déclarait : « J'ai toujours senti une joie secrète lorsqu'on a fait quelque règlement qui allait au bien commun.... N'est-ce pas un beau dessein que de travailler à laisser après nous les hommes plus heureux que nous ne l'avons été? Et il y a travaillé prudemment. Buffon, plus hardi avec le siècle plus vieux, s'est écrié en terminant ses Époques de la Nature: « Y a-t-il une seule nation qui puisse se vanter d'être arrivée au meilleur gouvernement possible, qui serait de rendre les hommes non pas également heureux, mais moins inégalement malheureux?... Voilà le but moral de toute société qui chercherait à s'améliorer. ›

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Leur longue patience. Et cette idée de la perfectibilité générale, ils l'ont infatigablement appliquée à leur esprit, se corrigeant sans cesse d'un livre à l'autre 1, et prouvant tous deux la vérité du mot de Buffon: Le génie est une longue aptitude à la patience. C'est ainsi qu'ils furent l'un le Newton de la politique et l'autre le Bossuet de l'histoire naturelle.

L'homme social et physique dans la littérature. Enfin, pour conclure en nous en tenant à la simple critique littéraire,

a

1. On s'y trompe quelquefois pour Montesquieu, parce qu'on est dupe de sa boutade à D'Alembert : « L'esprit que j'ai est un moule: on n'en tire jamais que les mêmes portraits ». et parce qu'on en généralise le sens. Cf., au contraire, les considérations de M. Zévort, Montesquieu, Paris, Lecène et Oulin, pp. 106 et 156, et toute l'étude de M. Faguet, Dix-huitième siècle, ibid.

CONCLUSION DE CE PARALLÈLE.

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ils ont introduit dans la littérature, les premiers chez les modernes, l'un l'homme social, l'autre l'homme physique, qui depuis l'ont un peu encombrée; mais alors il était nécessaire de recourir, sans crainte d'en abuser, à la sociologie et à la physiologie, pour compléter la peinture de l'homme moral que le siècle précédent avait envisagé trop abstraitement.

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