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si remarquable et si souvent remarquée, qui semblent lui sortir de la tête pour embrasser plus d'horizon et se jeter au-devant des choses. Ah! la merveilleuse girouette et combien prompte à virer aux vents! et Dieu sait s'il en accourait alors de tous les bouts de l'horizon! Voltaire, je crois, a dit un jour malicieusement: Les femmes sont comme les girouettes; quand elles se rouillent, elles se fixent »; Diderot évita ce sort, aimant mieux s'user que se rouiller.

Ce n'est pas qu'il n'eût une volonté robuste, et l'histoire de l'Encyclopédie, cette Babel achevée tant bien que mal, et parmi de si vifs accès de découragement, mais achevée, en est une preuve sans réplique.

Quant à son originalité d'esprit dont l'examen de ses œuvres, même rapide, va nous faire mesurer l'étendue et même la profondeur, elle n'allait pas sans un défaut de caractère sur lequel ce bon Grimm nous fait mettre le doigt : « Il inventera plutôt le menuet, insinue-t-il, que de le danser comme les autres ».

Cette mobilité d'esprit, et cette originalité à toute outrance n'étaient pas sans avoir quelques fâcheuses répercussions dans le gouvernement de sa vie et des siens; mais il était lesté au fond par l'influence première et durable de son brave homme de père, et la plupart de ses actes valaient infiniment mieux que certaines hardiesses de sa morale sur laquelle nous reviendrons. Il était fort généreux de ses deniers, ayant connu les affres de la faim et s'étant juré d'y soustraire qui il pourrait. Sa charité s'exerçait avec une discrétion telle qu'on n'en a eu les preuves et émouvantes que longtemps après sa mort. Il était reconnaissant aussi, et de Catherine sa bienfaitrice il aura plein la bouche, si bien que Voltaire fera pour lui ce dur barbarisme : <le Catharin ».

Critique d'art, il n'acceptera pas les cadeaux des artistes, leurs études et encore moins leurs tableaux, à peine un ou deux plâtres réparés du vieil ami Falconet. Il dira d'une toile de Vernet qu'elle ne lui a rien coûté : or on a su pertinemment qu'il avait forcé l'artiste à accepter vingt-cinq louis, une forte somme pour une bourse philosophique, afin de se payer des couleurs ».

Certes il eut de petites adresses et d'assez grosses et

tenaces rancunes, mais de là aux escobarderies et noirceurs dont le délire de Rousseau le soupçonnera dans les Confessions, il y a la différence du noir au blanc ou au moins au gris clair. Oui, il faut avouer qu'il ne fut pas en effet aussi ‹ bon époux et bon père qu'il s'en vante, que Mme Diderot fut souvent oubliée, qu'avec sa fille il dépassa sur certains chapitres l'éducation à l'anglaise, pour risquer la self-protection la plus américaine, la plus fin de siècle. Non ce ne fut pas Caton-Diderot, comme l'appelait Grimm. Le portrait d'Ariste où il aimait à se mirer est vraiment trop flatté. Il ne faudrait pas non plus lui trouver trop de ressemblances avec ce bohème fieffé de Nereu de Rameau. Prenons la moyenne, c'est-à-dire un peu plus que le M. Hardouin de sa pièce la moins ennuyeuse : Est-il bon? Estil méchant? Répondons qu'au demeurant, et en songeant au commun des hommes, il fut bon, et que rien ne nous empêche, en tout cas, d'avoir pour beaucoup de ses pages cette attention soutenue, et même cette sympathie qui lui est due, selon son disciple et singe Naigeon - mais la caution de l'athée-inquisiteur est médiocre, et aussi selon Sainte-Beuve, qui ne

prodiguait ni le mot ni la chose.

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SON ŒUVRE

ÉTUDE LITTÉRAIRE.

L'écrivain. « La pédanterie des lettres. » Son style. Sa correspondance. Son triple aspect. — Diderot est de tous nos écrivains La Bruyère à part naturellement, lequel s'est luimême et prudemment servi par tranches celui qui perd le moins et même qui gagne à être mis en extraits. Et cela est déjà une critique. Il écrivait à Sophie Grimm déteste la méthode; c'est, selon lui, la pédanterie des lettres ». Mais Grimm était de Ratisbonne et, en l'approuvant, et en s'insurgeant en fait avec lui contre cette pédanterie », Diderot prouvait encore plus qu'en s'assimilant le système de Leibnitz, qu'il

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était, en un sens, le plus germain des écrivains français. Il est vrai qu'il est si Français par ailleurs!...

Si le style n'est, comme le veut Buffon, que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées », Diderot n'a qu'un demi-style, car l'ordre lui fait défaut, mais quel mouvement et qui suffit d'ordinaire à la lucidité! Et aux bons endroits, quel coloris, quelle verve, quelle transparence, quel naturel, comme on est ravi d'y trouver l'homme au lieu de l'auteur! Certes, le tout est bien mêlé, exclamatif au delà de toute mesure, et parmi tant de prestigieuses inventions de style, quels déconcertants néologismes, par exemple, dissembler, mannequiner, calamistrer, etc. Mais le fond est sain et classique, la trame solide, en dépit du bariolage.

Par ces défauts et aussi par quelques-unes de ces qualités, il était condamné à n'écrire que des pages et pas un livre, à moins qu'il ne créât un genre dont l'essence fût d'être discursif, et c'est bien ce qu'il a cherché à plusieurs reprises et réalisé une fois du moins, à savoir dans le Neveu de Rameau. Il y avait bien aussi le genre épistolaire.

De même qu'il fallait entendre Diderot avant de le lire, on ne doit aller à ses œuvres qu'à travers sa correspondance. Il s'y présente déjà tout entier, sous tous ses aspects et avec un relief et une agilité qui sont sans doute à l'image de sa défunte conversation. Récits, scènes, peintures de genre, dissertations surtout et quelle éloquence parfois, dans la lettre à Voltaire de juillet ou d'août 1766 sur l'Encyclopédie 1, par exemple, tout s'y trouve déjà, le bon, le médiocre et le pire aussi. Mais nous y reviendrons. De tous les chemins de traverse que l'on peut prendre pour aller à Diderot, et il n'y a guère de ceux-là dans le dédale de son œuvre, le plus court est sa correspondance.

On s'aperçoit alors qu'il se présente en somme à nous sous trois aspects principaux, triple nœud pour essayer de lier ce Protée de la pensée : le philosoph le critique, l'auteur proprement dit.

1. Cf. ici et pour la suite, le plus souvent, les Extraits de Diderot par J. Texte (Hachette).

2. Cf. ci-après, Lettres choisies du XVIIIe siècle, p. 707.

Le philosophe. Dans ce siècle de philosophisme et dans le monde même des philosophes, Diderot était appelé couramment le Philosophe, c'est-à-dire le philosophe des philosophes, le philosophe en soi. Nous n'avons pas ici à approfondir et discuter ses titres à cet honneur, mais simplement à les énoncer.

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Il est vrai qu'il savait l'histoire de la philosophie comme pas un. Il avait traversé tous les systèmes, évoluant, pour son compte, du déisme de la Lettre sur les aveugles à l'athéisme tranquille du Supplément au voyage de Bougainville. Il ne niait pas Dieu, il l'ignorait. Son dernier mot, qui est de la veille de sa mort, à sa fille et à ses amis, fut : « Le premier pas vers la philosophie, c'est l'incrédulité ». Le vrai, le beau, le bien, voilà ce qu'il appelle ma trinité ». Son Dieu c'est la Nature, à laquelle il veut qu'on élève un temple dont il esquisse même le plan. La matière sensible, protéiforme, mais évoluant en vertu de la loi de continuité de Leibnitz et tendant, à travers les modalités des espèces, à être et à persévérer dans l'être, suivant la formule d'un autre de ses maîtres, Spinoza, voilà sa conception du monde. Je fais de la chair avec de l'âme », s'écrie-t-il dans une de ses dissertations, et réciproquement. L'âme à ses yeux était, pour ainsi dire, de la matière parvenue et condamnée d'ailleurs à déchoir. Le dernier mot de son phénoménisme matérialiste si l'on peut ainsi dire est que tout être n'est que la somme de quelques tendances. L'important, l'ancre de salut sur laquelle il faut s'amarrer, c'est, comme dit ce bohème de Rameau, que vous et moi nous soyons et que nous soyons vous et moi que tout aille d'ailleurs comme il pourra ».

A travers le tout, quelques intuitions de génie et qu'on a louées éloquemment 1. Par exemple, dès l'Interprétation de la Nature (1754), il esquisse le cercle de l'évolution perpétuelle des espèces; dans le Rêve de d'Alembert, il dira textuellement : « Les organes produisent les besoins, et réciproquement les besoins. produisent les organes, et il indiquera la loi de l'accroissement continu des organes par leur exercice; il entreverra çà et là la puissance du temps considéré comme facteur principal de l'équation des êtres, la sélection naturelle et surtout la con

1. Cf. M. Émile Faguet, XVIII° siècle, p. 385 et suiv.

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currence vitale, témoin le Neveu de Rameau, qui fondera, bien avant nos petits féroces, sa morale de struggleforlifer sur la loi qui veut que toutes les espèces se dévorent ›.

Oui, tout cela est fort curieux et formule d'avance les lois du transformisme et de l'évolutionnisme, et il l'a dit avant Darwin, avant Charles Bonnet, avant Robinet, mais il ne faudrait pourtant pas oublier qu'il n'a pas dit tout cela avant Buffon 1. Il n'en reste pas moins acquis que Diderot, mathématicien et surtout physicien et naturaliste très suffisants, a eu l'intuition très nette de la grandeur et de la mission prochaine de la science. Mais ce n'est pas là un système à serrer de près. Diderot s'est agréablement moqué dans la vision de Mangogul, cette savoureuse fantaisie qui est comme le commentaire du mot de Newton Physique, préserve-toi de la métaphysique, de ces faiseurs de systèmes qui vont presque nus, « car tout leur vêtement consistait en un petit lambeau d'étoffe qui ne couvrait pas la centième partie de leur corps ». Et il s'écrie, par la bouche de Platon: « Qui rassemblera ces morceaux et nous revêtira de la robe de Socrate?» Certes ce n'est pas lui, mais si son manteau philosophique est taillé en habit d'arlequin, et si les pièces en sont médiocrement cousues, du moins couvre-t-il en entier son homme, lequel s'y drape carrément. Son Platon dit qu'il a quelque part un petit sanctuaire, où il conduit ceux qui reviennent des systèmes, où il les occupe à connaitre l'homme, à pratiquer la vertu et à sacrifier aux grâces » : il n'en eût donc pas banni Denis Diderot.

Il est vrai que sa morale est fort mêlée, qu'il nic nettement et sans relâche la liberté morale, qu'il est pour les passions fortes d'une indulgence qui va jusqu'à les légitimer, d'une sympathie dont l'expression est souvent cynique et qui serait révoltante, si l'artiste ne plaidait ici les circonstances atténuantes, qu'enfin, concurremment avec Rousseau, et peut-être avant lui, il a pris ouvertement parti pour l'homme naturel >

1. Cf. M. Edmond Perrier, la Philosophie zoologique avant Darwin, F. Alcan, chap. vi et le savant éditeur de Buffon, M. de Lanessan, nous a conté qu'étonné de la profondeur extraordinaire de certaines vues de Diderot, il en avait cherché la source première hors de lui et l'avait trouvée dans Buffon.

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