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LE NEVEU DE RAMEAU ».

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celle-ci par exemple Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d'un rocher qui tombait en poussière; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n'est pas un instant le même tout passait en eux et autour d'eux et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitude ». Et maintenant écoutons cela chanter dans la mémoire de Musset:

Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents,
Sur un roc en poussière.

Ils prirent à témoin de leur joie éphémère

Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom que leur propre lumière
Dévore incessamment.

Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds.
La source desséchée où vacillait l'image

De leurs traits oubliés.

O philosophe-poète! comme s'écrie Beaumarchais, quelle aubaine pour vous! avoir suscité un des chefs-d'œuvre de notre poésie, comme tel passage d'un roman de Jean-Jacques suscitera le Lac. Et vous aussi, vous fûtes un trouveur de sources. Mais sa grande trouvaille, et qui ne doit rien à Richardson celle-là, ni à Sterne, ni à personne sinon l'étincelle à son vivant modèle, ce fieffé bohème,

ce fut le Neveu de Rameau.

C'est un livre unique dans notre langue. Quelle virulente satire des personnes et des mœurs du temps! Quelle universelle revue des opinions reçues ou à recevoir, en conduite et en éducation, en morale et en art, voire en métaphysique, et au fond quelle mélancolique pesée des fins de tout! Quel prodigieux dialogue où le génie discursif de Diderot est enfin dans son cadre! Quelle verve inouïe et quelles inventions d'images et d'expressions! Quelle véhémence dans le torrent des tirades, quelle vie dans les flux et reflux et dans le remous des idées, quelles étincelles dans les chocs des ripostes du tac au tac! Qui donc a été aussi admirable pour bien peindre les gens? C'est la turbulence des pochades de Dancourt avec le dessin serré de Molière, les nuances de Lesage avec les tons hauts

en couleur de Rabelais. Et les fines moralités, les traits à la Juvénal, sur l'éducation par exemple, et tant de graves problèmes agités intrépidement parmi les propos de haulte gresse »!

Quelles descriptions ne pâliront pas près de celles de Rameau nous mimant le violoniste, le joueur de clavecin; faisant l'universelle et satirique pantomime des positions de l'homme admirateur, suppliant, complaisant, etc.; de Rameau donnant la leçon cynique de Sa Majesté le louis à son fils, prototype de Fanfan Benoîton; de Rameau nous expliquant les divers idiotismes de métier et la théorie du tour de bâton », et les dissonances dans l'harmonie sociale qu'il faut savoir placer, préparer et sauver, › — et avec l'accord parfait de l'or, ajoutera Figaro, résumant la tirade; de Rameau caractérisant la

‹ ménagerie féroce des ratés.

Oui, nous pouvons nous la donner cette fête inouïe d'entendre causer Diderot, et ce sera en lisant le Neveu de Rameau. Pantophile-Diderot, le roi de l'improvisation, sera évoqué devant nous et sans que nous ayons à redire cette fois avec Voltaire Il ignore le dialogue ». M. Vacherot a écrit: « Quel que soit le génie d'un homme, quelque influence et quelque prestige qu'il ait exercés sur ses contemporains, s'il n'a pas pris soin de recueillir toute sa pensée et de concentrer tout son talent dans une œuvre complète, il ira se confondre, se perdre dans la foule des esprits d'un mérite secondaire: Diderot en est un frappant exemple. Le conseil en est bon, mais l'exemple nous parait mal choisi. Oui, Pantophile-Diderot a été prodigue de ses idées jusqu'au gaspillage, oui, il a été journalier comme les acteurs dont il dit qu'ils jouent d'âme » ; mais si dispersé et si inégal qu'ait été son inquiet génie, il s'est ramassé et concentré dans le Neveu de Rameau, et il y brille en un rang qui est le premier, et il avait le droit de s'écrier: « En vérité, cette postérité serait une ingrate si elle m'oubliait tout à fait, moi qui me suis tant souvenu d'elle ».

JEAN-JACQUES ROUSSEAU

(1712-1778)

I

PRÉCIS HISTORIQUE DE SA VIE
ET DE SES ŒUVRES

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Nécessité et difficultés d'une biographie exacte de Rousseau. Si ce n'était pas un procédé devenu familier à la critique que d'interroger d'abord, dans tout écrivain, l'homme pour expliquer l'auteur, il faudrait l'inventer en abordant Rousseau. Aussi le premier en date de ses juges, après sa mort, La Harpe bien qu'il n'usât pas assez de ce moyen d'information dont on a abusé après lui, déclarait-il expressément la personne de Rousseau inséparable de son œuvre. Mais si une enquête sur sa personne est très nécessaire à l'intelligence de ses écrits, il semble en revanche, à première vue, qu'elle soit très aisée, Rousseau ayant passé une grande partie de sa vie à raconter l'autre, à la disséquer, comme il dit quelque part. Or c'est là une illusion que des recherches récentes ont détruite. Elles ont montré combien de fois Rousseau, même alors qu'il est le plus évidemment sincère, est trahi par sa mémoire, son imagination ou ses passions. Il a donc fallu entreprendre un contrôle actif de toutes ses assertions et suppléer à ses omissions. L'entreprise s'achève, dans la mesure du possible, et en voici les résultats les plus récents, du moins ceux qui intéressent la critique littéraire qui est ici notre principal objet '.

1. Ils seront plusieurs fois en désaccord avec le texte des Confessions et avec les notes des éditeurs, voire même avec certaines conclusions antérieures do

Les cinq périodes de sa vie. Si l'on étudie la vie de Rousseau, en y cherchant surtout l'histoire de son esprit, on trouve qu'elle se divise nettement en cinq périodes. La première (1712-1732) comprend les années troubles de l'enfance, de l'apprentissage et du vagabondage, et ne finit qu'avec son installation à Chambéry, vers la vingtième année. La seconde période (1732-1741) est celle d'incubation, elle dure dix ans pendant lesquels Rousseau se trace à tâtons et exécute avec ardeur un plan d'instruction générale. Dans la troisième période (1741-1749), il connaît à Paris et à Venise l'horrible peine de se faire jour, lutte et tâtonne encore neuf ans. La quatrième période (1749-1762) est celle de la fécondité où il trouve soudain (1749) sa vocation d'écrivain, se prépare laborieusement à parler au public », et produit enfin, coup sur coup, vers la quarantaine, en sept à huit ans (1754-1762), tous ses chefs-d'œuvre, moins les Confessions. La cinquième période (1762-1778) commence avec la cinquantaine : c'est celle des écrits apologétiques, où il dispute son honneur à ses ennemis réels ou imaginaires, et sa raison aux accès intermittents du délire de la persécution.

PREMIÈRE PÉRIODE (1712-1732).

Origines et première éducation. Jean-Jacques Rousseau naquit à Genève, le 28 juin 1712. Il était le second fils d'Isaac Rousseau, horloger de son métier, maitre de danse par occasion, du moins dans sa folle jeunesse, citoyen de Genève et arrière-petit-fils d'un Parisien, Didier Rousseau, qui avait émigré à Genève, où il avait obtenu le droit de bourgeoisie en 1555.

la critique; aussi devons-nous un avis préalable au lecteur d'âge mûr. Nous l'avertissons, une fois pour toutes, ne voulant pas charger les pages de cette étude de références au moins inutiles à la majorité de notre public, que nous avons contrôlé de notre mieux les témoignages les plus récents. Quant à ceux de Rousseau, nous ne les avons jamais acceptés qu'avec la défiance nécessaire et suffisante. Nous ne croyons pas d'ailleurs que le très grand respect dù à la jeunesse de la plupart des étudiants en lettres nous ait rien fait taire de ce qui peut servir à expliquer l'écrivain par l'homme. On nous dispensera donc de faire ici un étalage de sources qui sera mieux à sa place dans notre Précis de la Littérature française. Voir d'ailleurs la Bibliographie, en tête du présent volume.

I" PÉRIODE L'ÉCOLE; LE GREFFE; L'ATELIER. 569 Sa mère était Suzanne Bernard, citoyenne, épouse légitime et très aimable d'Isaac Rousseau. Elle mourut en donnant le jour à Jean-Jacques. L'enfant fut d'abord élevé par son père qui lui farcit la tête d'un amalgame insensé de romans et d'histoires pris dans le tas des livres laissés par la mère et par le grandoncle maternel, le ministre protestant Bernard. La sensibilité larmoyante et d'ailleurs très intermittente du père, et les caresses de la tante Suzon suppléaient tant bien que mal à l'absence de la mère, et plutôt bien que mal, vu l'humeur coquette, aujourd'hui trop avérée, de la défunte. Joignons-y les gâteries de la mie Jacqueline qui gardera précieusement la tasse où elle donnait à boire à son nourrisson, et où les partisans de Jean-Jacques viendront, lors des troubles de Genève, boire le vin en son honneur. Rousseau avait un peu plus de dix ans quand son père, à la suite d'une dispute avec un ex-capitaine au service de la Pologne, où il paraît avoir poussé l'affaire d'une assez gaillarde manière, dut s'exiler à Nyon. Il s'y remaria, quatre ans après, ayant du reste laissé l'enfant aux soins de son beaufrère, Gabriel Bernard, ingénieur pour la ville de Genève.

Rousseau à l'école, au greffe, à l'atelier. L'oncle et la tante Bernard mettent Jean-Jacques en pension, avec leur fils, Abraham, chez le pasteur de Bossey, M. Lambercier. Il y reste environ deux ans, sous la discipline aigre-douce du pasteur et de sa sœur, y prenant un goût beaucoup plus vif pour la campagne, le jardinage et l'amitié, grâce au site et au cher cousin Abraham, que pour les matières enseignées qui étaient, dit-il avec un dédain suspect, le latin et tout le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'éducation ». On l'en retire, et pendant huit mois, son temps, partagé entre le séjour de Genève et les visites à Nyon, se perd en «niaiseries ». On lui cherche une profession, et, après mûre délibération, on le met chez M. Masseron, greffier de la ville, pour y apprendre l'utile métier de grapignan 1». Ce premier apprentissage a si peu de succès que les clercs le déclarent bon à mener la lime. On les en croit sur parole, et l'enfant commence un nouvel apprentissage,

1. Le sens de ce terme populaire, est procureur retors et avide. Il y a un personnage d'Arlequin grapignan, dans la comédie italienne.

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