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DE LA LITTÉRATURE ÉPISTOLAIRE.

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voyons-nous Voltaire dicter jusqu'à trente lettres par jour pour suffire à tous les besoins offensifs et défensifs de sa royauté intellectuelle.

Qualités de la langue française pour le style épistolaire. Mais remarquons qu'il a et met à son service cette langue française dont il a dit : Elle est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté et de délicatesse, tous les objets de la conversation des honnêtes gens ». Elle est donc, en vertu de cette définition même, la plus propre qui fut jamais au style épistolaire, et il n'en faut peut-être pas davantage pour expliquer que sur les trois chefs-d'œuvre de la littérature épistolaire, deux soient français.

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Décadence du style épistolaire et ses causes : presse, etc. Un genre à naître la conversation entendue par delà le temps et l'espace. Ce sont des monuments d'autant plus précieux de notre littérature, que vraisemblablement le genre auquel ils appartiennent est épuisé, ou que, plus exactement, certaines circonstances extérieures en ont tari la source. La presse, tous les jours aux écoutes dans les cabinets les plus secrets des empires, des républiques ou des simples compagnies, entrant dans toutes les halles du monde, comptant les morts et les blessés de toutes les batailles de la vie, donne tous les matins à vos amis, jusqu'au fond des provinces, le bulletin de la santé et des affaires de l'humanité. Grâce à l'ubiquité et aux indiscrétions du reportage, la rubrique des faits-divers devance même, le plus souvent, la nouvelle des petits événements heureux ou malheureux qui atteignent le cercle de vos intimes. Et voilà la matière de votre correspondance à peu près réduite à la confidence des secrets et des sentiments personnels que viennent restreindre encore la facilité des communications, le télégraphe qui vous condamne à un jargon laconique, le téléphone qui vous dispense même d'écrire. Le bel emploi du style épistolaire est donc un art qui se perd; mais sous quelle curieuse et précieuse forme il renaitra, le jour où le phonographe perfectionné substituera à la conversation écrite de jadis la conversation entendue par delà le temps et l'espace! Qu'on imagine l'intérêt des phonogrammes d'un Cicéron, d'une Sévigné ou d'un Voltaire de l'avenir.

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Intérêt général des correspondances du passé, plus réelles que le théâtre, plus vivantes que les ouvrages sur les mœurs. En attendant, étudions curieusement les correspondances du passé. En dehors de leur intérêt littéraire, n'ontelles pas le mérite de mettre leurs auteurs sous nos yeux et bien mieux que leurs autres œuvres? Ne nous offrent-elles pas un tableau de la société et des mœurs plus réel que le théâtre et plus vivant que les chefs-d'œuvre des moralistes? Molière lui-même, tout en travaillant d'après nature, a dû faire sa part à la convention et machiner pour la scène ses documents humains. Les traités sur les mœurs sont analogues à l'étude abstraite des forces isolées et au repos, en mécanique, tandis que les correspondances nous initient, par de véritables leçons de choses, à tout le jeu dynamique de la machine sociale. Et, par exemple, les Lettres à Lucilius de Sénèque, ou les Caractères de La Bruyère, ou les Considérations sur les mœurs de Duclos, diffèrent autant des lettres de Cicéron ou de celles de Mme de Sévigné ou de celles de Voltaire, par la nature de leur intérêt, que la lecture d'un traité de cinématique diffère du spectacle d'une belle machine en action.

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Nécessité de distinguer trois groupes parmi les épistoliers des deux derniers siècles. Mais il faut faire des distinctions nettes entre toutes ces correspondances sous peine de n'y voir qu'une cohue, et considérer les groupes d'épistoliers comme on ferait de ceux des causeurs dans un salon. Il faut aller d'abord à ceux qui tiennent le dé de cette conversation idéale, observer comment les auditeurs se distribuent autour d'eux et leur donnent la réplique. Il semble alors qu'on voit se former nettement trois cercles, qui voisinent d'ailleurs à l'occasion. Ce sont, au XVIIe siècle, les femmes et les hommes du monde, les politiques et les religieux, et les auteurs proprement dits. Au XVIe siècle le groupement est le même, sauf que les philosophes élèvent la voix à la place des religieux. Écoutons-les

successivement.

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Éloges de Courier et de La Bruyère à l'adresse des « épistolières » du XVII° siècle. Liste de celles qui les méritent le mieux. Les lettres de certaines femmes du XVIIe siècle inspiraient à Paul-Louis Courier cette boutade célèbre La moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, D'Alembert, contemporains et postérieurs. En poussant ainsi à l'excès sa laudative hyperbole, Courier renchérissait sur ce jugement de La Bruyère dont les termes ont tant de précision et de portée qu'il le faut citer ici tout entier : « Ce sexe, dit-il, va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire: elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche; elles sont heureuses dans le choix des termes qu'elles placent si juste que, tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent : il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate; elles ont un enchainement de discours inimitable qui se suit naturellement et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit ».

Nous pouvons désigner aujourd'hui par leurs noms ces femmes qui, en dépit de la restriction finale de La Bruyère, ont pris rang définitivement, par leurs seules lettres, parmi nos grands écrivains. C'est d'abord l'incomparable épistolière, comme l'appelle Cousin, dont certaines lettres, celles à Bussy notamment, son indiscret cousin, et à Coulanges, circulaient, sous le manteau, dès le lendemain de leur arrivée et semblent avoir dicté à La Bruyère tous les termes de son éloge. Mais ces termes s'appliquent aussi, dans une très belle mesure, à d'autres

correspondances féminines, et d'abord à celles de Mmes de Maintenon et de la Fayette, et aussi à celles de Ninon et de Mme de Coulanges, ou encore, à un degré moindre, mais fort remarquable, à certaines lettres de Mme de Chantal, de Jacqueline Pascal, de Mmes Périer, de Sablé, de Maure, de Villars, de Mlle et de Mme de Scudéry, etc. Essayons de le montrer par quelques échantillons caractéristiques, pour chacune d'elles.

Mme de Sévigné et ses correspondants. - La vaste correspondance de Mme de Sévigné (1626-1696) est adressée à un cercle d'intimes relativement restreint, dont les principaux sont Bussy-Rabutin, Mme de la Fayette, le ménage de Coulanges, son fils, et surtout cette fille adorée qui, ayant épousé en 1668 M. de Grignan, lieutenant général de Provence, tenu à la résidence, le suivit dans son gouvernement et provoqua, par son absence, l'éclosion du génie épistolier de sa mère.

Éducation de son génie par ses maîtres, le monde et la maternité. Mais ce génie n'était pas un don de la seule nature; Mme de Sévigné avait eu deux savants maitres, Chapelain et Ménage, pour le pédantisme desquels elle est la meilleure excuse, et de qui elle apprit l'italien et l'espagnol, et même assez le latin pour lire Virgile dans la majesté du texte ». L'Hôtel de Rambouillet et les salons qui lui succédèrent, le désir de plaire au monde, à ses amis, et par-dessus tout celui d'être payée de retour par sa fille qu'elle idolâtrait, firent le reste. Dès 1761, un contemporain note le grand et légitime bruit que son mérite fait dans le monde ». Et, pour expliquer ce mérite, il suffirait des lettres qu'elle écrivait à divers, à Bussy et à Pomponne par exemple, avant cette crise de la séparation de 1668 qui la fit sortir d'elle-même et sublima la coquetterie de son esprit et de son cœur. Nous dirons, en répétant un de ces délicieux solécismes où elle faisait lire tout un sentiment, que jusque-là elle avait été tout à tous, et que désormais elle fut toute à sa fille. C'est là toute l'histoire de son esprit.

Prédominance de son imagination. Un juge délicat et impartial de ses mérites d'écrivain, M. G. Boissier, a fait remarquer que quelques femmes de son temps avaient presque tous ceux ci en partage, sauf un qui est son extraordinaire ima

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gination. On peut même dire que toutes ses autres qualités se subordonnent à celle-là et d'abord sa sensibilité.

Réserves sur sa sensibilité sa nature d'artiste. Son génie a un sexe. On l'a fort exagérée, sur la foi de certains. passages fameux de lettres écrites à sa fille, après une séparation, dans l'espérance d'un retour ou sous le coup de la nouvelle d'une indisposition. En appelant sa fille l'«< unique passion de son cœur, elle dit vrai. Mais ce ne serait pas être indiscret que de remarquer, avec les contemporains, qu'elle savait mieux l'aimer de loin que de près, et que leurs réunions n'allaient pas sans tracasseries ni orages. Quand elle écrit à propos de MarieBlanche, sa petite-fille : « Ce sont mes petites entrailles; c'est le trop-plein de la tendresse que j'ai pour vous », il faut bien croire que la nature peut parler ainsi, mais que devons-nous le plus admirer ici, le trait ou le sentiment? Et dans l'un comme dans l'autre ne se glisse-t-il pas quelque préciosité? « La bise de Grignan me fait mal à votre poitrine », est encore un de ces mots fameux qui perdent de leur prix pour ceux qui savent qu'elle avait écrit jadis à Bussy-Rabutin, sur le ton de la plaisanterie, et pour complaire au rabutinage : « Au reste, j'ai senti votre saignée ». Donc, sans adopter tout à fait cet impertinent jugement du même Bussy sur sa célèbre cousine: Toute sa chaleur était à l'esprit », gardons-nous d'admirer à côté, et de croire que, même à propos de sa fille, le sentiment ait parlé chez elle plus haut que l'esprit. Sans doute son amour maternel partait du cœur, mais il montait vite à la tête. En réalité sa sensibilité ne va guère, en toutes choses, sa fille exceptée, qu'à donner le branle à son imagination c'est une sensibilité d'artiste.

Mais il ne faut pas trop la prendre au mot, quand elle confesse avec une modestie exquise: « Et moi bête de compagnie,... je suis toujours de l'avis de celui que j'entends le dernier.... Vous savez que je suis comme on veut, mais je n'invente rien ». Elle n'inventait rien, mais elle ne perdait rien de ce qui frappait ses sens, et toute sensation débordait aussitôt sur son papier et s'y gravait en traits admirables, et c'est une si jolie chose, comme elle dit, que de savoir écrire ce que l'on pense», qu'à ce degré, cela s'appelle du génie. Ajoutons, si l'on veut, que

ÉTUDES LITTÉRAIRES.

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