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Le père Dolliers voulut en avoir le cœur net. Etant seul dans la chambre avec Sou-Mathias, il lui dit d'ôter ses bas; alors il vit de ses yeux, au-dessus et au-dessous de la cheville du pied, de grosses taches noires, formées par un sang extravasé; SouMathias y passa la main, et les frotta, sans sentir aucune douleur. La cheville du pied n'étoit point entamée , parce que dans les planches on fait un trou dans l'endroit qui y correspond; sans quoi, celui qui auroit reçu cette question, seroit hors d'état de marcher le reste de ses jours.

Sou-Mathias ne se démentit point; on n'osa pas même lui présenter le billet apostatique à signer.

Tcheou-Matheui ne fut pas si heureux ni si fidèle, quoique, de son propre aveu, Dieu l'ait favorisé d'une grâce qu'il ne connut pas assez. Voici com ment je lui ai ouï raconter la chose à lui-même le père Dolliers étoit présent. Le mandarin, dit-il, me demanda si j'étois chrétien; je lui répondis : je suis chrétien. Il me demanda mon saint nom; je répondis je m'appele Ma-teou (Mathieu). 11 m'ordonna de changer; je lui dis, cela ne se peut. Aussitôt il fit étendre devant moi des chaînes sur le pavé de la salle; on abaissa mes bas, et on me mit à genoux. Dans le premier moment, je sentis une douleur excessive; je fis cette courte prière : Mon Dieu, ayez pitié de moi; soutenez moi. A l'instant, la douleur cessa. On me tint sur ces chaînes, pendant près d'une heure. Je répondis à tout sans em. barras et sans trouble. Le mandarin fit passer une planche sur mes jambes, et ordonna à deux hommes

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de monter dessus, afin de les presser davantage sur les chaînes cela ne fit rien. On me fit ensuite, étendre les bras en croix, et on les lia dans cet état, à un gros bâton, long de cinq à six pieds, qui me passoit derrière le dos. Deux hommes eurent ordre de me presser en bas, moyennant ce bâton; on le fit avec violence. Tout fut inutile, je ne sentis rien; et après une heure passée dans cet état, je me relevai sans douleur : j'étois content d'avoir sauvé ma foi; mais en prison, ils m'ont tourné la tête; j'ai eu le malheur de la renoncer; je viens me mettre en pénitence.

Je ne pus m'empêcher de lui dire : Malheureux ! votre narré vous condamne. Quoi! celui qui vous avoit soutenu si-puissamment dans votre premier combat, ne pouvoit - il ne pouvoit-il pas encore, vous soutenir dans les autres? Après avoir reçu de sa bonté une si grande grâce, deviez-vous l'oublier sitôt, et le renoncer? Il me répondit: Je ne l'ai pas renoncé dans le cœur ; j'ai perdu la tête en prison.

Tcheou-Mathieu est un bon homme, je le connois depuis long-temps : il a eu le malheur de tomber; mais je ne crois pas qu'il ait voulu nous tromper sur le fait en question. D'ailleurs, en racontant ce qui lui étoit arrivé, il ne paroissoit pas s'apercevoir de la grâce spéciale que le Seigneur lui avoit faite. Il avoit la confusion peinte sur le visage, et l'air qu'on donne aux apostats, dans les actes des martyrs, si différent de celui qu'avoient les généreux confesseurs de Jésus-Christ. Nous l'avons admis à la pénitence.

Vers la fin du mois d'août 1777, l'empereur fit aux missionnaires une faveur éclatante. Il donua ordre à M. Ignace Sikelpart, ex-Jésuite allemand, de se rendre tel jour, dans l'intérieur du palais de sa maison de plaisance : ce n'étoit en apparence, que pour retoucher un tableau. A peine étoit-il arrivé, qu'on annonça l'empereur. Il entre, et prend cet air d'affabilité, qu'il prend mieux que personne, quand il veut. Il va au père Sikelpart, qui peignoit; il fit semblant de s'apercevoir pour la première fois, que sa main trembloit. «Mais, lui dit-il, votre main » tremble ». Cela ne fait rien, prince, je suis encore en état de peindre. Quel âge avez-vous donc, dit l'empereur? Le père-Sikelpart répondit : j'ai soixantedix ans. Et pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? ne savez-vous pas ce que j'ai fait pour Castiglione (1), à sa septantième année? je veux faire la même chose pour vous. Quand tombe le jour de votre naissance ? Prince, répondit le père Sikelpart, c'est le 20 de la huitième lune (21 septembre 1777) l'empereur

se retira.

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Aussitôt il y eut ordre à un mandarin d'aller au Nan-tang (maison des ex-Jésuites portugais), pour savoir comment les choses s'étoient passées du temps de Castiglione, et quels présens l'empereur lui avoit faits.

La grâce faite au père Sikelpart, dans le style du pays, regardoit tous les Européens; aussi le père

(1) Frère italien, fort aimé de l'empereur, mort il y a douze à treize ans.

d'Espinha, qui est à la tête du Nan-tang, toutes les églises, dès le 18 septembre.

invita

* Le 31 au matin, le père So, missionnaire et pro-÷ cureur du Nan-tang, se transporta au palais de Haitien (1). Les présens et tout ce qui étoit nécessaire pour la cérémonie étoient préparés : en entrant dans le palais, il rencontra le prince fils aîné de l'empereur, qui lui parla et lui fit amitié. Ce sont de ces rencontres qui paroissent l'effet du hasard, mais qui sont souvent méditées. Le père So réçut les présens de l'empereur; ils consistoient, en six pièces de soic du premier ordre, une robe de mandarin, un grand collier d'agathe, et différentes choses; mais ce qu'il y avoit de vraiment considérable, c'étoit quatre caractères, écrits de la main de l'empereur, qui contenoient l'éloge du père Sikelpart. Le missionnaire portoit ces présens dans le palais, les tenant élevés, par respect. Le huitième fils de l'empereur passa; les mandarins qui accompagnoient le père So lui dirent, qu'étant chargé des présens de l'empereur, il ne devoit point faire attention à l'Ago (nom, des fils de l'empereur); pour eux ils lui firent les saluts

accoutumés.

A la porte du palais il y avoit un dais préparé; c'est une espèce de niche ouverte de tous côtés : on déposa avec respect les présens sur la table couverte de soie jaune. Il y avoit vingt-quatre musiciens d'une musique bruyante, et huit porteurs; ils étoient tous,

(1) Gros bourg où est la maison de plaisance de l'empereur.

habillés d'une houppelande de soie avec des fleurs, tels qu'ils sont quand ils accompagnent ou qu'ils portent l'empereur.

On se mit en marche : les vingt-quatre musiciens précédoient; venoient ensuite quatre mandarins à cheval, puis le dais porté par huit porteurs. Il étoit suivi du mandarin chargé des ordres de l'empereur, le missionnaire étoit à côté de lui.

Il y a cinq quarts de lieue, de Yuen-min-yuen jusqu'à la porte occidentale de Pékin, par laquelle on entre en venant de Hai - tien (1). Dès qu'on put voir la livrée de l'empereur, le corps de garde se mit sous les armes, et détacha des soldats pour ouvrir la marche dans la ville, et pour faire du bruit; c'est ici une facon d'honorer.

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La rue qui aboutit à Si-the-men (porte de l'occident), est tirée au cordeau; sa largeur est singulière on y dressa des tentes de côté et d'autre, et malgré l'espace qu'elles occupent, il reste encore assez de terrain pour trois rues. Elle va directement de l'occident à l'orient, et après un quart de lieue, elle aboutit à la grande rue, qui du mur septentrional de la ville aboutit à la porte du midi, appelée Tchun-chi-men, à côté de laquelle le collége est situé; cette rue a une lieue de long, elle est tirée au cordeau comme la première, et a au moins, autant de largeur.

Tandis que les présens de l'empereur faisoient cette route à travers une foule de peuple qui accou

(1) Maison de plaisance de l'empereur.

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