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Extrait d'une lettre du père de Ventavon, missionnaire de la compagnie de Jésus.

A Haitien, le 15 septembro 1769.

QUE le Dieu de toute consolation soit béni; il vient d'arriver un changement très-heureux pour la religion. Le cinquième fils de l'empereur étant tombé malade, on demanda aux missionnaires de Pékin, s'ils ne connoissoient pas d'Européen qui fùt versé dans la médecine. Ils répondirent qu'ils avoient lieu de croire qu'il en étoit arrivé un à Canton, nommé Bazin, assez expert dans cette science. A l'instant, l'empereur dépêche un courier extraordinaire pour le chercher; mais malgré toute sa diligence, le courier trouva que le frère Bazin étoit déjà parti avec le père Lefevre, n'ayant pu rester à Canton, parce qu'après le départ des vaisseaux européens, on n'y souffre aucun étranger connu. Ils ne purent pas non plus aller à Macao, parce que ce n'est plus un asile sûr pour nous; ils prirent donc le parti d'aller passer l'année à l'île de Maurice ou l'île de France.

Cependant le courier de l'empereur étant arrivé, tout fut en rumeur à Canton. On envoya des exprès de tout côté, pour avoir des nouvelles du frère Bazin. Des mandarins allèrent à Macao le chercher, et vouloient le faire trouver aux Portugais, qui protestèrent n'avoir aucune connoissance du lieu où il pouvoit être. Le vice-roi ayant su enfin qu'il étoit allé

à l'île Maurice, vouloit y envoyer des bâtimens chinois pour le ramener; et il l'eût fait, si on ne lui avoit représenté, que ces sortes de vaisseaux étoient incapables de soutenir un pareil voyage. On écrivit aux Indes et même en Europe, pour le faire revenir le plutôt qu'il seroit possible. Enfin, pendant toute l'année, rien ne fut plus désiré, plus attendu que ce frère, qui ne savoit rien de tout ce qui s'étoit fait à son occasion à Canton, et que nous primes à Maurice sur notre vaisseau, sans qu'il eût la moindre connoissance de l'embarras qu'il avoit causé.

Il arriva enfin à Canton : je fus présenté avec lui au vice-roi qui nous reçut en grande cérémonie. Il nous demanda à l'un et à l'autre notre âge; si nous étions bien aises d'aller à Pékin? Nous répondimes qu'oui: si nous voulions y aller en habits chinois ou européens ? Nous lui dimes qu'il étoit sur cela maître de décider. Il dit ensuite au frère Bazin, qu'il pouvoit partir quand il voudroit; que pour moi, il délibé→ reroit s'il pouvoit prendre sur lui de m'envoyer à Pékin, sans avoir auparavant averti l'empereur. Nous vimes ensuite le mandarin qui tient la première place après le Tsong-tou; et quelques jours après, le Tsongtou nous fit avertir, que nous étions les maîtres de partir tous les deux ensemble, qu'il en étoit trèscontent, et que nous pouvions nous-mêmes déterminer le jour du départ; ce que nous fimes pour le 15 de la lune, qui répondoit au 18 d'octobre 1768.

Arrivé à Pékin, j'ai été appelé auprès de l'empereur, en qualité d'horloger, je ferois mieux de dire en qualité de machiniste; car ce ne sont point en

effet des horloges que l'empereur nous demande mais des machines curieuses. Le frère Thébaut, qui est mort quelque temps avant que j'arrivasse, lui a fait un lion et un tigre qui marchent seuls, et font trente à quarante pas. Je suis chargé maintenant de faire deux hommes qui portent un vase de fleurs en marchant. Depuis huit mois j'y travaille, et il me faudra bien encore un an pour achever l'ouvrage. C'est ce qui m'a donné plusieurs fois l'occasion de voir l'empereur de près. Il est grand et bien fait; sa physionomie est très-gracieuse, mais faite en mêmetemps pour inspirer le respect. S'il use, à l'égard de ses sujets, d'une grande sévérité, je crois que c'est moins par caractère, que parce qu'il ne pourroit autrement contenir, dans les bornes de la dépendance et du devoir, deux empires aussi vastes que la Chine et la Tartarie : aussi les plus grands tremblent devant lui. Toutes les fois qu'il m'a fait l'honneur de me parler, ç'a été avec un air de bonté capable de m'inspirer la confiance de lui parler pour le bien de la religion; et je le ferai sûrement, si jamais la Providence me fournit encore l'occasion d'avoir avec lui un entretien particulier. La première fois que je l'ai il étoit à côté de moi ; il m'interrogeoit sur mon ouvrage, et je lui répondois sans le connoître encore, car il n'a d'autre marque distinctive qu'un petit bouton de soie rouge sur le bonnet, ne différant en rien des particuliers, quand il n'est pas en cérémonie. Je le prenois pour quelque grand qui, avant l'arrivée de l'empereur, que je savois devoir venir, étoit envoyé pour s'informer auparavant, en

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quel etat étoient les choses. Je ne revins de mon erreur, que lorsque je vis le mandarin se mettre à genoux, pour répondre à une question que fit l'empereur. C'est un grand prince; il voit tout et fait tout par lui-même. Dès la pointe du jour, en hiver comme en été, il monte sur son trône, et commence les affaires. Je ne comprends pas comment il peut entrer dans un si grand détail. Dieu veuille le conserver encore long-temps. Plus il avance en âge, plus il devient favorable aux Européens. Si le père des miséricordes daignoit lui faire connoître l'Évangile, que la religion gagneroit bientôt à la Chine ce qu'elle perd peut-être tous les jours, en Europe! Du caractère dont il est, il est capable de tout entreprendre et de réussir en tout il n'a témoigné de la crainte dans aucune occasion, et son esprit lui fournit des ressources dans les événemens les plus imprévus.

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Je suis obligé de me rendre tous les jours au palais; de sorte que je ne puis être à la ville avec mes frères, mon emploi me mettant dans la nécessité de demeurer à Haitien, où sa majesté fait sa résidence ordinaire. J'avois auparavant avec moi le frère Attiret; mais ce saint religieux, cet habile artiste est mort, comme vous savez, depuis quelque temps. Les autres missionnaires qui entrent au palais, ne sont point Français, et habitent d'autres maisons. Si je n'avois, au reste, que les ouvrages que nous donne l'empereur, j'aurois le temps de respirer; mais les princes et les grands de l'empire s'adressent aux Européens pour avoir soin de leurs montres, et des hor

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que

loges qui sont ici en grand nombre; nous ne sommes deux en état de les raccommoder, un père de la Propagande et moi. Nous nous trouvons par là, je ne dis pas occupés, mais accablés de travail. Je n'ai pas même le temps d'apprendre les caractères chinois.

Il est vrai aussi, que par ce moyen on se procure des connoissances qui peuvent être utiles à la mission. J'ai en particulier, celle du frère de l'empereur, qui est régent de l'empire en son absence. J'ai été trois fois chez lui, et il n'a pas dédaigné de nous venir visiter, le frère Attiret et moi, dans nos petites chambres. J'ai encore celle du comte, premier ministre, le seul qui ait du crédit auprès de l'empereur. Il occupe cette place depuis vingt ans, et cela seul fait son éloge. Le mois passé, j'eus avec lui, dans son palais, un entretien assez long, où, assis à ses côtés, je lui dis clairement que nous n'avions d'autre dessein en venant ici, que de prêcher l'Evangile, et ensuite, de rendre nos petits services à l'empereur. J'ajoutai bien d'autres choses, qui sûrement l'ont convaincu que nous n'avons aucune autre vue en venant à la Chine. Il pourroit bien résulter de cette conférence quelque avantage réel pour la religion; et c'est cette seule espérance de lui être utile, qui me fait travailler avec quelque plaisir, aux instrumens dont je vous ai parlé ; tandis que si je suivois mon inclination, j'aimerois bien mieux être dans les terres, occupé à l'instruction des néophytes et à la conversion des infidèles. La Providence a disposé des choses autrement, et j'espère qu'elle tirera sa gloire de tout.

Au

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