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245. On remarquera qu'à l'égard de l'imputabilité nous posons une règle nette et précise, tandis qu'à l'égard de la culpabilité nous restons dans l'indéterminé, nous bornant à indiquer des éléments multiples et variables qu'il est impossible d'assujettir à priori à une formule d'appréciation. Cela tient aux différences fondamentales déjà signalées (n°* 228 et suiv.) entre l'un et l'autre de ces deux problèmes.

246. En résumé, et par conclusion de tout ce qui précède: Les deux conditions constitutives de l'imputabilité ou responsabilité sont, chez l'agent, la raison morale et la liberté.

Tout ce

qui détruit, tout ce qui empêche entièrement en lui l'exercice de l'une ou de l'autre de ces facultés, détruit l'imputabilité; tout ce qui restreint cet exercice diminue la culpabilité. D'où il suit que dans l'activité instinctive ou fatale, il y a non-imputabilité; dans l'activité spontanée, imputabilité avec culpabilité moindre; dans l'activité réfléchie, culpabilité entière.

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247. Notre conclusion est-elle complète, ou avons-nous quelchose à y ajouter encore? Suivant une formule assez communément reçue parmi les criminalistes, les conditions de l'imputabilité seraient au nombre, non pas de deux, mais de trois, ainsi exprimées l'intelligence, la liberté et la volonté. » Nous ne reviendrons pas sur ce qui concerne l'intelligence, sur l'étendue de cette expression trop générale dans cette formule, et sur les motifs qui nous y font substituer l'idée de raison morale. Une question. plus grave est celle de savoir si la volonté constitue une troisième condition, distincte de celles par nous indiquées, et qui doive être ajoutée. Il faut bien se garder ici de toute équivoque.

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248. Le mot volonté, nous l'avons déjà dit, a malheureusement comme tant d'autres mots plusieurs acceptions différentes. Dans le langage de la psychologie, ce n'est autre chose que la faculté, c'est-à-dire la puissance de vouloir ou de ne pas vouloir, et dans ce sens il est évident pour tous qu'elle se confond entièrement avec la liberté (ci-dessus n° 239); faire de l'une et de l'autre deux conditions distinctes, ce serait faire un pléonasme.

249. Mais dans le langage usuel le mot de volonté désigne aussi le fait d'avoir voulu. En ce sens la volonté n'est plus une puissance de l'àme, c'est un fait accompli; ce n'est plus la faculté de vouloir, c'est l'exercice de cette faculté.

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Enfin une troisième acception se présente encore. Un ouvrier, en allumant un feu trop vif, incendie la maison; en jetant du haut d'un mur une pierre ou une poutre, il blesse ou tue un passant : Je l'ai fait sans le vouloir. C'est involontaire de ma part, voilà des expressions dont on se servira vulgairement. Examinons cependant, et n'allons pas confondre. Quant à l'acte lui-même, alJumer du feu, jeter la pierre ou la poutre, c'est bien volontairement, nous le supposons, en état de raison et de liberté que l'agent l'a fait; il a voulu cet acte. Ce qu'il n'a pas voulu, ce qu'il n'a

pas eu dans l'esprit, ce sont les conséquences préjudiciables de cet acte, l'incendie de la maison, la blessure ou la mort du passant. Il n'a point tendu à cela; il n'a point dirigé vers ces conséquences l'acte qu'il a fait. Dans l'acte il y a eu volonté; ce qui y manque, c'est la direction, la tendance vers le résultat préjudiciable, ou, en terme technique, l'intention (tendere in, tendere ad). L'expression exacte n'est donc pas ici celle de volonté, mais bien celle d'intention.

250. Du reste, la volonté, dans le sens du fait même d'avoir voulu, et l'intention, dans le sens du fait d'avoir dirigé son action ou son inaction vers le résultat préjudiciable qu'elle a eu, paraissent dans la plupart des cas se confondre. Appelé à remplir les fonctions de juré, j'oublie cette convocation et manque au devoir qui m'était imposé: je n'ai pas voulu ce manquement, je n'en ai pas eu l'intention. Au moment où je vais passer la frontière, quelqu'un glisse à mon insu dans mon cabriolet une matière de contrebande que j'introduis ainsi sans le savoir: je n'ai pas voulu cette introduction, je n'en ai pas eu l'intention. C'est à ce fait d'avoir voulu le délit lui-même, d'avoir eu l'intention du délit, que font allusion sans doute ceux qui aux deux facultés de l'âme, raison et la liberté, ajoutent, pour l'existence de l'imputabilité, une troisième condition, la volonté. Même ainsi expliquée, cette addition est-elle admissible?

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251. Notez bien qu'en cela nous passons d'un ordre d'idées à un ordre tout différent. La raison, la liberté sont des facultés de l'âme; la volonté ainsi entendue, ou l'intention, n'est qu'un fait; il ne s'agit donc plus de l'état moral de l'agent, il s'agit du fait en lui-même. La question est moins de savoir quelles sont en nous les conditions de l'imputabilité par rapport à nos actes, que de savoir quels sont les actes qui peuvent mériter ou non une peine publique.

252. Supposez, dans les divers exemples que nous venons de donner, l'agent en démence ou matériellement contraint, toute imputabilité disparaîtra; mais en doit-il être de même par cela seul qu'il n'a pas eu l'intention d'un manquement, l'intention d'un préjudice? Quant à l'action ou à l'inaction en elle-même, puisque l'hypothèse est qu'il l'a produite avec le concours de sa raison et de sa liberté, il est incontestable qu'il en est la cause première, la cause efficiente. Il est vrai que sa raison n'a pas examiné, soit la question du préjudice possible, soit celle de l'obligation dans laquelle il se trouvait d'agir ou de ne pas agir; mais si elle pouvait faire cet examen, elle a dû le faire. Dieu ne nous a pas doués des facultés qui sont en nous pour que nous les laissions dans l'inertie. Il m'a donné la raison pour prévoir et discerner, la liberté pour n'agir qu'après que la raison a examinė; je suis responsable du mauvais usage et responsable aussi du non-usage de ces facultés toutes les fois qu'il m'était possible de m'en servir.

Ainsi, cause première et cause responsable, j'ai à ma charge l'imputabilité.

253. Voilà comment on peut aller même dans certaines circonstances jusqu'à mettre sur mon compte et me faire subir les conséquences de faits qui, en apparence, appartiennent à autrui, jusqu'à me punir à l'occasion du fait d'autrui s'il entrait dans mon devoir de surveiller, de prévenir, d'empêcher. En réalité, je ne snis responsable encore ici que de mon propre fait, mon inaction, ma négligence dans l'accomplissement d'un devoir. Libre et doué de raison, ces deux conditions suffisent pour l'imputabilité.

254. C'est dans le calcul du mérite ou du démérite, et par conséquent, en droit pénal, dans le calcul de la culpabilité, ou en d'autres termes dans la mesure de la faute, que figure avec importance la question d'intention. La faute qui consiste à avoir fait un mauvais usage de sa raison et de sa liberté, ce qui a lieu dans les cas où il y a eu intention, est bien plus grave que celle qui consiste à n'avoir pas fait usage de sa raison, ce qui a lieu dans les cas où il n'y a pas eu intention. Celle-ci peut même tellement s'affaiblir suivant les circonstances, qu'il ne reste plus à la charge de l'agent qu'une obligation de réparer le préjudice causé. Ce n'est pas alors que les conditions de l'imputabilité et de la responsabilité disparaissent, mais c'est que la culpabilité diminue jusqu'au point de ne pouvoir plus mériter l'application d'une peine publique.

255. Concluons donc que l'intention n'est pas un élément nécessaire de l'imputabilité, mais qu'elle entre comme un élément très-important dans la mesure de la culpabilité, et que la question de savoir s'il y a lieu ou non à une peine publique, même en l'absence d'intention, est une question qui se présente dans l'appréciation de chaque fait.

256. Il ressort de ce qui précède que notre étude sur l'agent des délits considéré dans ses facultés morales doit porter d'abord sur la raison et ensuite sur la liberté. L'intention ne viendra qu'en troisième lieu, comme ne se référant qu'à l'exercice de ces facultés.

Or les causes qui peuvent affecter l'agent sous le rapport de la raison ou de la liberté sont de diverse nature: l'une, celle de l'âge, tient au cours régulier des choses, à la loi générale du développement humain; les autres ne sont que des accidents, des irrégularités. Nous commencerons par la première, et nous en viendrons ensuite à celles-ci.

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§ 2. Influence de l'âge sur les conditions de l'imputabilité et de la culpabilité,

1o Suivant la science rationnelle.

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257. Les facultés morales de l'homme, pas plus que ses facultés physiques, ne se produisent tout d'un coup. La nature accomplit son œuvre pas à pas, suivant une gradation générale pour l'humanité dans son ensemble, et spéciale pour chaque individu. Chaque jour, chaque moment dans le cours régulier des choses, amène son progrès. 258. L'homme en venant au monde, dès le premier jour, a en lui le principe de toutes ses facultés psychologiques; mais l'exercice ne s'en développe que peu à peu, à mesure que les instruments physiques se développent eux-mêmes. L'enfant est un petit être dont l'intelligence nous charme par ses saillies naissantes, par les progrès quotidiens que nous lui voyons faire : mais quand la raison morale, la notion du juste et de l'injuste sera-t-elle venue? Quand existera-t-elle dans son entier? Pour le criminaliste voilà la question.-Chez l'enfant, il y a bien aussi et de bonne heure un certain libre arbitre, mais plus de force aux impulsions sensuelles, moins d'énergie à la faculté morale qui doit les comprimer. Plus d'une fois, surtout dans ses premières années, quand vous lui croyez une volonté tenace, il n'y a pas en lui de volonté proprement dite,. parce qu'il n'y a pas de liberté complète. Comme cela arrive si souvent dans la nature animée au-dessous de nous, il obéit à une sollicitation physique qui prédomine. Cependant la puissance du libre arbitre se développant chez lui plutôt que celle de la raison, il est moins nécessaire, en fait, de s'en préoccuper.

259. La règle scientifique est bien simple: là où l'enfant a agi manquant encore soit de la liberté et de la raison morale, soit de la raison morale seulement, il n'y a pas imputabilité. Là où il a agi dans l'exercice de ces deux facultés, sans que néanmoins sa raison fût parvenue encore à un développement normal et à une entière maturité, il y a culpabilité moindre. Mais comment faire l'application de cette règle en droit positif?

260. Ne pouvant suivre la marche graduelle et quotidienne de la nature, qui varie selon les lieux, les climats, les individus, le genre d'éducation et mille causes diverses, faut-il que le législa teur abandonne au juge toute latitude d'appréciation pour chaque inculpé dans chaque cause? Ou bien faut-il que, prenant une moyenne suivant le peuple pour lequel il statue, il détermine du moins certaines limites d'âge entre lesquelles les dispositions de la loi pénale varieront?

261. Le premier parti peut sembler le plus simple; mais ce serait là une de ces simplicités apparentes qui n'amènent que complications et inégalités; ce serait la démission du législateur, et, à la place d'une règle, toutes les variations arbitraires des décisions individuelles. Le parti qui consiste pour le législateur à procéder

ici, comme en tant d'autres matières, par des présomptions générales, assises sur des moyennes communes, est donc le meilleur : pourvu que la loi laisse en même temps au juge une latitude suffisante pour tenir compte des nuances particulières de chaque cause.

262. La science rationnelle a donc à rechercher quelles sont les diverses périodes à distinguer dans le cours du développement humain jusqu'à l'âge où l'homme réunit en lui les conditions voulues pour entrer sous l'application des règles communes et des dispositions pénales ordinaires.

263. Cela posé, n'est-il pas un âge, n'importe pour le moment lequel, prenez trois, quatre, cinq ou six ans si vous voulez, n'estil pas un âge où il est certain que la conception du juste et de l'injuste, en d'autres termes la raison morale, n'existe pas chez l'enfant, et qu'aucune imputabilité pénale ne saurait avoir lieu contre lui? Ne serait-il pas ridicule de voir mettre en accusation un enfant qui n'est pas encore sorti de cet age? Laissera-t-on en principe au magistrat le droit de le faire, tout en s'en remettant à son bon sens pour ne pas user de ce droit? Lui laissera-t-on l'hésitation sur la limite à laquelle il devra s'arrêter, d'où le défaut d'unité, les variations individuelles? Et quel inconvénient y aurait-il à fixer cette limite en la tenant, si l'on veut, plutôt au-dessous qu'au-dessus de la moyenne? Cette première période s'offre done tout raisonnablement et presque forcément à la délimitation du législateur.

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264. Au sortir de cette période, n'en vient-il pas une autre, faitesJa commencer à six, à sept ou à huit ans, peu importe, n'en vientpas une autre où vous vous prenez à douter, où vous n'oseriez prononcer d'une manière générale et absolue que l'agent avait ou n'avait pas la raison morale; où, par conséquent, c'est une question à résoudre pour chaque individu dans chaque fait? Cette période ne doit finir qu'au point où il devient indubitable que l'homme, en règle générale, est arrivé à la notion du juste et de l'injuste dans toutes ses applications. Il n'y a pas de danger pour le législateur à en tenir les limites tant inférieure que supérieure plus larges, et à faire porter sur elles tout ce qu'il peut y avoir d'hésitation, puisqu'en définitive l'intervalle qu'elle embrasse n'est en lui-même qu'un intervalle de doute durant lequel le juge prononcera. S'il est reconnu qu'il n'y avait pas chez l'agent discernement suffisant, il n'y aura pas imputabilité ou du moins pas de culpabilité pénale; dans le cas contraire, l'imputabilité aura lieu, mais la culpabité sera moindre.

265. N'arrive-t-il pas une troisième époque, fixez-la à seize, à dix-sept ou à dix-huit ans, à laquelle le doute cesse? Vous pouvez affirmer que les choses ayant suivi leur cours régulier, l'agent avait la conception du juste et de l'injuste à un degré suffisant pour constituer l'imputabilité avee la culpabilité pénale. Mais ici une autre question se présente quelle relation y a-t-il entre cette époque d'imputabilité certaine en droit pénal et celle de la capacité

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