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l'imprudence ou l'intempérance plus ou moins grande, le vice plus ou moins prononcé, et toutes les autres circonstances. On conçoit aussi que lorsqu'il s'agira d'un grand crime, l'élément d'atténuation résultant de l'altération des facultés prendra comparativement bien plus de poids que l'élément d'aggravation tirė uniquement de l'immoralité de l'ivresse ; tandis que le contraire aura lieu lorsqu'il s'agira de délits légers et surtout de ceux qui sont connus pour être une suite ordinaire de semblables excès.

324. 3° Enfin, l'ivresse est-elle volontaire, et l'agent se l'est-il donnée à dessein, précisément pour s'exciter à commettre le crime ou le délit, pour faire taire les derniers remords de sa conscience? Complète ou partielle, peu importe, elle n'a été pour le coupable qu'un moyen, en quelque sorte un instrument d'exécution; l'imputabilité reste et la culpabilité ne peut dans la plupart des cas que s'en aggraver. Tout le monde est d'accord là-dessus.

325. Mais de ce que la science rationnelle reconnaît que l'ivresse peut quelquefois être une cause de non-imputabilité ou de diminution de la culpabilité, faut-il en conclure que la loi doive textuellement la faire figurer au nombre de ces causes, et décréter pour ainsi dire un brevet législatif d'indulgence ou d'impunité en faveur de l'intempérance? Il n'est pas difficile de voir le danger qu'il pourrait y avoir à procéder de cette façon. C'est donc à la jurisprudence pratique, dans chaque appréciation qu'elle est chargée de faire, qu'il faut laisser le soin d'appliquer les principes rationnels; quant à la loi positive, il suffira qu'elle n'y fasse pas obstacle.

Du reste, la facilité qu'il y a à simuler l'ivresse ou à en exagérer l'apparence, le peu de durée de cette affection, l'absence de trace une fois qu'elle est passée, la difficulté même pour le médecin lẻgiste de constater quelle a en a été la réalité ou l'étendue, sont autant de motifs pour se montrer plus circonspect encore dans la pratique des affaires à accueillir un semblable moyen de défense.

326. Des décisions analogues, quoique avec quelque diversité de détail, s'appliqueraient aux troubles produits par certaines substances aphrodisiaques ou vénéneuses, telles que le phosphore, la poudre de cantharides, l'opium, le haschich ou autres semblables, parce qu'il pourrait se faire également que l'agent eût été jeté dans ces sortes de trouble soit par accident, soit par vice d'intempérance occasionnelle ou habituelle, soit volontairement et à coupable dessein.

327. La dernière hypothèse dont nous traiterons est celle du surdi-mutisme (ou surdi-mutité). Privé dès sa naissance du sens de l'ouïe, au milieu de ses semblables sans jamais les entendre, le sourd-muet nous donne quelque idée de ce que serait l'homme sans la sociabilité. La parole lui manque : non qu'il soit muet, comme semble le dire inexactement l'expression de sourd-muet, mais par cela seul qu'il est sourd de naissance; il ne parle pas, il

pousse des cris comme les animaux; ses facultés intellectuelles ne se développent qu'imparfaitement; l'homme social disparait en partie, par conséquent les idées de relation, la notion du juste ou de l'injuste, en un mot l'homme moral. Cependant cette séparation n'est pas complète; d'autres moyens de communication lui restent; le secours des autres sens, les yeux surtout, les gestes, des procédés ingénieux, des soins assidus suppléent plus ou moins à l'absence de la parole; on sait tout ce que peut à cet égard une éducation savante; et les éducations inférieures, quoique moins efficaces, ne restent pas sans effet. Il y a donc entre les sourds-muets de grandes inégalités intellectuelles, sans compter la diversité des actions, dont la criminalité peut avoir été plus ou moins facilement appréciée par eux; d'où la conclusion, pour notre science rationnelle, que le surdi-mutisme fait naître, à peu près comme certaine période de la minorité, une question de doute, et qu'il y aurait pour la loi pénale quelque chose d'analogue à faire. Le sourd-muet a-t-il agi ou non avec discernement? Question à poser toujours. S'il n'y a pas eu discernement il doit être acquitté, sauf la possibilité d'ordonner à son égard certaines mesures d'éducation et de correction bienfaisante. S'il y a eu discernement il est punissable, mais avec un abaissement et une modification de pénalité appropriés à son état. Sans doute à l'égard de quelques-uns il sera possible de soutenir que l'éducation les a mis au niveau des facultés et par conséquent de la culpabilité communes; mais pour une telle prévision exceptionnelle, à laquelle la latitude entre le minimum et le maximum fournira d'ailleurs le moyen de pourvoir en partie, les soumettre tous sans modification à la loi pénale ordinaire, ne serait-ce pas faire céder le cas le plus fréquent au plus rare, et le plus juste au plus rigoureux?

328. Puisqu'il s'agit dans toutes ces hypothèses de culpabilité, le moment auquel il faut se reporter pour l'appréciation des facultés morales de l'agent est celui même de l'acte incriminé (ci-dessus no 284). Quant aux altérations mentales survenues postérieurement, étrangères à la question de culpabilité ce serait sur les des condamnations, qu'elles exerceraient leur influence, ainsi que nous aurons à l'expliquer plus tard.

329. L'ordre commun et régulier des choses n'étant pas que T'homme soit frappé d'altération mentale, ces altérations ne se pré sument pas. A l'inverse de ce qui a lieu en matière d'àge, l'obligation de la preuve est donc ici à la charge de la défense; jusqu'à cette preuve, l'accusation reste dans la loi commune (ci-dessus

n° 287).

330. Quelquefois on rencontre des altérations qui sont comme intermittentes et qui laissent à celui qui en est atteint certains intervalles de lucidité. Dans l'acte accompli durant l'un de ces inter

valles

y a-t-il eu plénitude des facultés morales; le mal latent ou

assoupi n'a-t-il exercé aucune influence secrète? Qui oserait l'affirmer? La médecine judiciaire est impuissante à donner sur ce point une solution générale; elle demande à examiner chaque cas particulier; elle compare le caractère des intervalles lucides avec celui des accès, la durée des uns avec celle des autres; elle exige pour admettre la possibilité d'une inculpation des intervalles lucides de plusieurs mois, beaucoup plus longs que les accès; la difficulté est donc une difficulté de fait. Quant au droit, nous dirons qu'il se borne à renverser ici l'obligation de la preuve. Une fois l'altération mentale établie, la présomption tourne au profit de l'inculpé. C'est à l'accusation à prouver qu'il y avait chez l'agent, au moment de l'acte, intervalle lucide et pleine jouissance des facultés morales.

331. Les conséquences juridiques des aliénations mentales, en tant que l'imputabilité s'en trouve détruite, parce qu'il y avait au moment de l'acte absence complète soit de la raison morale, soit de la liberté, sont au nombre de ces vérités de justice qui n'ont pas besoin d'être écrites dans la loi. Même à défaut de texte quelconque, ici comme à l'égard de l'âge (ci-dessus no 298), le juge convaincu d'une telle absence doit déclarer l'accusé non coupable. Cela entre forcément dans son pouvoir comme dans son devoir. Mais il n'en est pas de même quant aux altérations partielles des facultés, qui ne font qu'atténuer la culpabilité sans la détruire. Comme il ne s'agit en cas pareil que d'une diminution de peine, on sent que les pouvoirs du juge sont enfermés à cet égard dans les limites tracées par la loi, et qu'il est besoin d'un texte qui autorise dans une proportion suffisante cette diminution.

332. Indépendamment et en dehors de la question pénale, même dans les cas où l'imputabilité n'existe pas, il va sans dire que s'il s'agit d'aliénations mentales d'un caractère dangereux, l'autorité a le droit d'ordonner ou de prendre les mesures nécessaires pour prévenir ces dangers.

333. Les facultés morales de l'homme ne sont pas altérées seulement par des affections maladives: l'ignorance, les vices d'èducation, l'effet continu ou instantané des passions exercent sur la raison, sur la liberté, sur la sensibilité de pernicieuses influences. Ces facultés existent; c'est l'usage qui s'en trouve énervé, égaré ou perverti par des causes contre lesquelles l'homme a la possibilité et par conséquent le devoir de lutter. L'imputabilité n'en est donc pas détruite, l'homme reste punissable. Que la culpabilité puisse souvent s'en trouver atténuée, c'est ce qui ne saurait être nie; mais ce ne sont point là des causes d'atténuation à formuler par la loi, à moins qu'on ne veuille ouvrir un crédit législatif au mal. Condamnables en principe, variables d'individu à individu et de circonstances en circonstances, elles rentrent uniquement dans l'appréciation des nuances diverses de la culpabilité individuelle, et doivent rester comprises dans la latitude à laisser au juge à cet

effet (ci-dessus no 230). Il se produit ici, à l'égard des passions, quelque chose d'analogue à ce que nous avons dit au sujet de l'ivresse si d'une part le trouble moral dans lequel l'agent a été jeté est une cause d'atténuation de la culpabilité, d'autre part l'origine vicieuse de ce trouble, la passion, est une cause d'aggravation. Le juge chargé de mesurer la culpabilité individuelle doit tenir compte de ces deux éléments en sens contraires, et en opérer la balance. Plus la passion sera condamnable en elle-même, plus elle pèsera comme cause d'aggravation; s'il s'agissait au contraire d'un sentiment généreux et louable dans son principe, mais poussé jusqu'à la passion, jusqu'au délit, la nature de ce sentiment, loin d'aggraver la culpabilité, viendrait se joindre à la considération du trouble moral pour la diminuer; sans jamais toutefois pouvoir faire disparaître l'imputabilité. En cas de grand crime, ces nuances accessoires et constitutives de la culpabilité individuelle, quoique subsistant toujours, s'affaiblissent comparativement à l'élévation de la culpabilité absolue.

2o Suivant la législation positive et la jurisprudence.

334. A défaut de dispositions législatives dans les ordonnances, notre ancienne jurisprudence était encore assise ici sur le droit romain, sur la jurisprudence criminelle générale, et sur les usages francais.

335. Le droit romain lui-même n'offrait pas de doctrine complète et généralement formulée; cependant un grand nombre de textes empruntés soit aux matières civiles, soit aux actions pénales privées, ou véritablement relatifs à la punition de certains crimes, mettaient hors de doute le principe que l'insensé (nommé en droit romain furiosus) devait être à l'abri de peine. Mais les motifs tirés de quelques-uns de ces textes: Fati infelicitas excusat (1), »« Satis furore ipso punitur; sufficit furore ipso eum puniri (2), » que les criminalistes ont répétés depuis à satiété et sur lesquels ils ont appuyé diverses conséquences qu'ils en ont déduites, ne doivent être considérés que comme une phraséologie peu rationnelle. Nous savons, en effet, que ce n'est point en considération du malheur de sa destinée, ni parce que sa folie serait pour lui une peine suffisante, que l'insensé n'est pas punissable; c'est parce qu'il n'offre pas en sa personne les éléments voulus pour l'imputabilité. Au lieu de ces phrases sans fondement, on aurait pu s'arrêter, dans le droit romain, à cet autre motif donné par Ulpien et bien plus près de la vérité : « Quæ enim

(1) DIG., 48, 8, Ad legem Corneliam de sicariis, 12, Fr. Modestin,

(2) DIG., 48, 9, Ad legem Pompeiam de parricidiis, 9, § 2, Fr. Modestin.-1, 18, De officio præsidis, 14, Fr. Macer., et 13, § 1, Fr. Ulp.

in eo culpa sit, cum suæ mentis non sit (1)? » - « Namque hi pati injuriam solent, non facere; cum enim injuria ex affectu facientis consistat (2). »

336. La folie, dans cette ancienne jurisprudence, apparaît moins comme une cause exclusive de l'imputabilité que comme une cause d'exemption, d'allégement ou de tempérament (3); å tel point que, d'après la pratique du parlement de Paris, les premiers juges étaient astreints à prononcer contre l'insensé convaincu la peine ordinaire du crime, le parlement se réservant à lui seul le pouvoir de modérer cette peine ou d'en exempter sur l'appel (4). Et même pour certains crimes, savoir, pour celui de lèse-majesté et pour ceux dans lesquels nos lois voulaient que le procès fût fait au cadavre, il était reçu sans hésitation que la folie n'excusait pas (5).

337. Les lois de la Constituante, le Code penal de 1791 notamment, et plus tard celui de brumaire an IV, sont restés sans disposition spéciale à cet égard. La question de l'acquittement pour cause de démence ne s'en est pas moins présentée et n'en a pas moins dû être résolue en vertu des seuls principes de raison. En matière de police municipale ou de police correctionnelle elle s'est trouvée au pouvoir du tribunal, chargé de décider en définitive si l'inculpé était ou non coupable (6). Quant aux cours d'assises, les questions, suivant la procédure d'alors, se trouvant subdivisées, et le jury ayant à décider en premier lieu si le fait était constant, en second lieu si l'accusé était convaincu d'en être l'auteur, ce n'était que dans la troisième série de questions, celles relatives à l'intention, que pouvait venir la considération de la démence (7): laquelle, s'il était déclaré par le jury que l'accusé avait commis le fait en état de démence, sans volonté ou sans intention coupable, aurait dù indubitablement entraîner l'acquittement (8). 338. Le Code pénal de 1810 a le premier, chez nous, statué formellement sur ce point. Suivant l'article 64: «Il n'y a ni crime » ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps » de l'action. »

339. Ces expressions : « Il n'y a ni crime ni délit, » sont à

(1) Dig., 9, 2, Ad legem Aquiliam, 5, § 2, Fr. Ulp.

(2) DIG., 47, 10, De injuriis et fumosis libellis, 3, § 1, Fr. Ulp.

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(3) Le Grand Coustumier de France: Et toutesfois les meffaicts aggrauent ou allegent les peines en sept manieres: La première pour cause de la personne, si comme.... quand aucun excès est faict par vne personne folle ou yure.» (Liv. 4, ch. 6, p. 536.) (4) MUYART DE VOUGLANS, Les lois criminelles, liv. 1, tit. 5, ch. 1, § 2, no 9. (5) Ibid., no 3; et ROUSSEAUD DE LA COMBE, Matières criminelles, 1re part., sect. 5, in fine, p. 54.

(6) Loi du 19-22 juillet 1791, sur la police municipale et sur la police correctionnelle, tit. 1er, art. 39, et tit. 2, art. 58. Code de brumaire an iv, art. 188.

(7) Loi du 16-29 septembre 1791, concernant la police de sûreté, la justice criminelle et l'établissement des jurés, tit. 7, art. 20 et 21. Code de brum, an IV, art. 374, 389, 390, 393.

(8) Loi du 16-29 septembre 1791, tit. 8, art. 2. — Code de brum, an iv, art. 425.

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