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pas obligée de prendre l'humanité avec ses sentiments et ses in-
stincts, sa force et sa faiblesse au niveau commun? Qu'on remarque
que la question n'est point de savoir si la violence a pu donner le
droit de faire l'acte condamnable: ce droit incontestablement
n'existe pas. De ce que je suis menacé d'un péril de mort si je ne
vous tue, si je n'incendie votre maison, il ne résulte pas que j'aie
le droit pour y échapper de vous tuer, de vous incendier. La
question pour le droit criminel est de savoir si dans celui qui agit
sous l'empire d'une telle pression il y a les éléments nécessaires
pour l'imputabilité ou pour la culpabilité pénale. Malgré la rigueur
stoïcienne, la grande majorité des criminalistes s'accorde, même
en théorie, et dans le droit positif on n'y met aucun doute, à re-
connaître la non-imputabilité dans les cas de péril de mort, de
mutilations ou de tourments corporels; mais on reste divisé quant
au péril qui ne menace que les biens. Quant à nous, nous pen-
sons que
la vraie solution, dans les uns comme dans les autres
cas, dépend d'une comparaison à faire entre ces deux termes mis
en balance et qui forment l'alternative entre laquelle a flotte la
liberté de l'agent: d'une part le mal dont il était menacé, et d'au-
tre part le crime ou le délit qu'on a exigé de lui. Il pourra se
faire qu'une menace dans ses biens, si la perte était considérable
et le délit peu grave, ait assez influé sur sa liberté pour faire
disparaître toute culpabilité pénale; tandis que si pour éviter un
mal corporel peu considérable il s'est déterminé à commettre un
crime où un délit grave, la culpabilité pénale, quoique plus ou
moins atténuée, pourra subsister et motiver justement l'application
d'une peine. Mais cette balance n'est pas de nature à pouvoir être
déterminée à l'avance par la loi; c'est à la jurisprudence pratique
à la faire dans chaque cause, en se guidant dans ses résolutions
suivant le principe rationnel que nous venons d'exposer; c'est à
elle à voir s'il y a culpabilité pénale suffisante pour la répres-
sion, ou seulement culpabilité civile obligeant à réparer le préju-
dice, ou s'il n'y a, vu les circonstances, aucune culpabilité.

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358. Si la menace employée contre nous est celle d'un péril suspendu sur une personne qui nous est chère, notre liberté peut en avoir été opprimée comme dans le cas précédent; car ne ferions-nous pas bien souvent le sacrifice de nous-mêmes plus facilement encore que celui d'un être que nous aimons ou que nous devons défendre? La loi doit-elle ici marquer un degré de parenté ou même exiger une parenté quelconque? Non certainement, les questions de culpabilité ou de non-culpabilité pénale ne peuvent se résoudre par des présomptions générales comme certaines questions de droit civil. Il faut examiner en fait, et dans chaque cause, quelle a été l'influence de la menace sur la liberté de l'agent. On aura, dans le cas qui nous occupe, non-seulement à comparer la gravité du danger avec la gravité du délit, mais encore à apprécier le degré d'affection qui liait l'agent à la personne

en péril tels sont les trois éléments dont il devra être tenu compte.

359. Il va sans dire que dans tous ces cas il faut pour faire disparaître entièrement la culpabilité, que l'agent n'ait pas eu d'autre moyen de se soustraire au péril dont il était menacé que de commettre l'acte qu'on lui imposait; car s'il s'offrait à lui quelque autre recours, sa liberté n'a plus été opprimée dans l'alternative étroite qui exclut l'imputabilité. - D'où il suit aussi que le péril imminent doit être présent, immédiat; s'il n'est que futur, s'il ne s'agit que de menaces pour l'avenir, l'alternative urgente n'existe pas, et l'on a le temps d'aviser à d'autres moyens.

360. Ces conditions cependant ne peuvent se mesurer dans la pratique avec la rigueur scrupuleuse qu'y assigne la science. Le juge de la culpabilité doit tenir compte des circonstances, du trouble de l'esprit, de l'âge, du sexe et de la différence des forces physiques ou des caractères.

361. Quand la violence n'est pas jugée suffisante pour avoir fait disparaitre la culpabilité pénale, elle est du moins, incontestablement, une cause plus ou moins grande d'atténuation.

362. Dans les anciennes sociétés, l'énergie du pouvoir attribué au chef de famille a pu faire mettre en question si la crainte inspirée par ce pouvoir était, à elle seule, de nature à faire disparaître la responsabilité de la femme, des enfants, des esclaves ou des serfs agissant sous le commandement de celui à la puissance duquel ils étaient soumis. Aujourd'hui qu'il n'est plus question de telles puissances, le doute ne se présente même plus. La crainte que nous nommons crainte révérentielle, pour indiquer qu'elle n'est assise que sur le respect dû au chef de famille, laisse à chacun sa responsabilité, sauf au juge à tenir compte, suivant les diverses. personnes, des degrés divers de culpabilité.

363. Les deux hypothèses de contrainte matérielle ou de contrainte morale, au lieu d'être le fait d'un agent humain, peuvent provenir, avons-nous dit, des forces physiques qui se trouvent en jeu dans les phénomènes naturels. Un tremblement de terre, une subite inondation, un incendie, un naufrage, une maladie grave, peuvent me mettre, sans volonté ni négligence de ma part, dans l'impossibilité absolue de remplir au moment voulu un devoir qui m'était imposé sous la sanction d'une peine c'est la contrainte matérielle. Les mêmes évènements, ou des événements analogues, peuvent me réduire à l'alternative, ou de subir le mal plus ou moins considérable dont ces événements me menacent, ou de m'y soustraire à l'aide d'un fait nuisible au droit d'autrui, et qui dans toute autre situation constituerait un crime ou un délit : c'est la contrainte morale.

Il nous semble qu'on ne se fait pas en général une idée claire de cette situation, désignée assez communément sous le nom de nécessité absolue. Qu'importe que ce soient les forces supérieures

d'un autre homme, ou les forces irrésistibles de la nature qui oppriment la liberté de l'agent et le réduisent aux extrémités dont nous venons de parler par une force ou par l'autre, si l'oppression est la même ne doit-elle pas, quant à la responsabilité de l'agent, produire les mêmes effets? Nous considérons donc la situation en ce qui concerne cette responsabilité comme identique à la précédente et comme devant être régie par les mêmes principes : de telle sorte qu'il nous suffira de renvoyer, pour la solution, à ce que nous avons déjà dit aux no 356, 357 et suivants. - L'homme qui, dans un naufrage, n'ayant aucun autre recours, arrache la planche de salut dont un autre était déjà en possession, n'a certainement pas le droit de le faire; les trois matelots de 1844, qui, réfugiés sur un rocher aride au sein de la mer, et tombant d'inanition après de longs jours d'attente, tirent au sort lequel des trois sera sacrifié pour nourrir les autres, n'ont certes pas le droit de faire un semblable marché, et les deux que le sort favorise ont encore moins le droit de le mettre à exécution; mais les conditions de l'imputabilité existent-elles en eux, mais y a-t-il culpabilité pénale? C'est une autre question, et celle-là peut être résolue en leur faveur (ci-dess. n° 357).

364. Ici se présente la question de savoir si la misère, si le besoin de la faim peut être une cause suffisante pour faire disparaitre la culpabilité du vol, et notamment du vol d'aliments. Supposez l'homme en un lieu isolé, loin de tout autre recours, dans l'impossibilité d'une plus longue attente, s'emparant à toute extrémité de choses appartenant à autrui pour s'en servir d'aliments, vous n'hésiterez pas à répondre affirmativement, parce qu'ici vous tombez dans l'alternative étroite où la liberté est véritablement opprimée. Ce qui fait qu'on n'en pourra dire autant de la faim, de la misère au sein d'une ville, au milieu ou à la portée des autres hommes, c'est que plusieurs autres sortes de recours peuvent se présenter alors, et que les conditions voulues pour constituer l'alternative fatale qui opprime la liberté n'y sont pas remplies. Cela est vrai plus encore dans le vol d'objets étrangers aux besoins qu'il s'agit de satisfaire, puisque pour être ramenés à cet usage ils supposent un échange, et par suite des relations avec les autres hommes, qui excluent l'idée de cette alternative urgente et sans autre issue. De pareils faits bien établis pourront diminuer sans doute la culpabilité individuelle; mais, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles, on ne saurait poser en règle qu'ils doivent la faire disparaître (1).

(1) On cite dans cette question divers textes du droit canon, et notamment les deux suivants: Discipulos, cum per segetes transeundo vellerent spicas, et ederent, ipsius Christi vox innocentes vocat, quia coacti fame hoc fecerunt. (Decreti 3a pars, De consecratione, distinctio 5, c. 26.)-Si quis propter necessitatem famis, aut nuditatis furatus fuerit cibaria, vestem, vel pecus, poeniteat hebdomadas tres et si reddiderit, non cogatur jejunare. » (Decret. Grégor., liv. 5, tit. 18, De furtis, c. 3.) — La Cano

365. Le principe qu'il n'y a pas culpabilité lorsqu'il y a eu oppression complète de la liberté de l'agent est aussi au nombre de ces vérités de justice qui n'ont pas besoin d'être proclamées par la loi positive, et que le juge de la culpabilité doit observer même en l'absence de tout texte. Il faut appliquer ici les observations que nous avons faites ci-dessus (nos 298 et 331).

366. De même ce que nous avons dit de la présomption quant aux aliénations mentales (n° 329) s'applique aux divers cas que nous venons de parcourir la défense est tenue de prouver le fait de contrainte qu'elle invoque, puisque c'est un fait exceptionnel.

367. C'est une obligation, le péril passé, de prévenir l'autorité publique et la partie lésée, de l'extrémité à laquelle on a été réduit et du mal qu'on a été obligé de faire pour en sortir, surtout s'il s'agit d'un mal considérable, comme de blessures ou de mort. Le défaut de déclaration ne rendrait pas le fait imputable, mais il pourrait être érigé par la loi, dans les circonstances graves, en délit sui generis.

2o Suivant la législation positive et la jurisprudence.

368. Plusieurs des observations déjà faites par nous au sujet des aliénations mentales sont applicables au cas de contrainte. L'ancienne jurisprudence générale, à défaut de texte suffisant dans les ordonnances, construisait sa doctrine théorique sur ceux du droit romain, qu'elle empruntait indifféremment soit aux matières civiles, soit aux délits privés, fort peu au véritable droit pénal public (1).

369. Mais dans l'application pratique, un caractère particulier de cette ancienne jurisprudence, c'est que lorsqu'il s'agissait d'homicide, cet homicide eût-il été commis par nécessité ou cause raisonnable reconnue par la loi civile, c'est-à-dire par le droit romain, comme suffisante pour innocenter, toujours néanmoins il fallait que l'homicidiaire se retirât par-devant le souverain prince pour

LINE ou Code criminel de Charles-Quint, art. 166, disait : « Si quelqu'un, pressé par une véritable famine, que lui, sa femme et ses enfants pourroient souffrir, venoit à voler des nourritures, et que le vol fût considérable et connu, les juges, comme il vient d'être dit, consulteront sur ce qu'ils auront à statuer. Un tel voleur, quoique relâché sans punition, n'aura aucun recours contre l'accusateur pour raison de ses poursuites. » Aussi les codes récents de l'Allemagne ont-ils mis textuellement, pour la plupart, l'extrême misère ou le besoin pressant au nombre des circonstances qui diminuent la culpabilité. (Cod. pén. d'Autriche, Ire part., art. 39; Cod. pén. de Wurtemberg, art. 110, 20 et 30; Cod. pén. de Hanovre, art. 94, 2o et 3o.)

DIG.,

Cod., 2, 20, De

(1) DIG., 4, 2, Quod metus causa gestum erit, 6 Fr. Gaïus, et 9 Fr. Ulp. 4,6, Ex quibus causis majores in integrum restituuntur, 2 Fr. Callistrat., et 3 Fr. Ulp. ** COD., 2, 4, De transactionibus, 13, constit. Dioclet. et Max. his quæ vi metusve causa gesta sunt, 9, constit. Dioclet. et Max.Et quant à l'esclave agissant par ordre du maître, voir notamment DiG., 50, 17, De regulis juris, 157, pr. Fr. Ulp.

en obtenir grâce ou rémission; car le juge n'aurait pu se dispenser de prononcer la peine (1).

370. Sous les lois de la Constituante et sous le Code pénal de 1791, comme sous celui de brumaire an IV, qui ne s'en sont pas expliqués, la question de contrainte rentre, en matière de police municipale et de police correctionnelle dans les pouvoirs généraux du juge chargé de décider si l'inculpé est coupable ou non ; et devant le jury, suivant la procédure d'alors, dans les questions intentionnelles (ci-dess. n° 337).

371. Le Code pénal de 1810, dans l'article 64, après avoir dit qu'il n'y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action, ajoute: «ou lorsqu'il a été contraint » par une force à laquelle il n'a pu résister. »

372. Ces expressions: «il n'y a ni crime ni délit, » doivent se traduire ici par le prévenu n'est pas coupable, et la conséquence doit en être l'acquittement (ci-dess. n° 339).

373. Notre Code n'a point distingué si la contrainte provient de l'action d'un autre homme, ou des forces en jeu dans quelque phénomène naturel; si le mal imminent menace le corps ou seulement la fortune; s'il est suspendu sur nous-même ou sur quelque personne qui nous soit chère : le Code exige seulement que le prévenu ait été contraint par une force à laquelle il n'a pu résister. C'est là ce que doit apprécier dans chaque cause le juge de la culpabilité; et la latitude laissée par le texte législatif permet d'appliquer entièrement dans cette appréciation les principes rationnels qu'indique la science (ci-dess. nos 355 et suiv.).

374. On trouve bien au code civil des articles spéciaux sur les conditions de la violence de nature à faire annuler les obligations

a

(1) Telle était la disposition de l'ordonnance de François Ier, de 1539, art. 168: Nous defendons à tous Gardes des Sceaux de nos Chancelleries et Cours souveraines, de ne bailler aucunes graces ou remissions, fors celles de Justice, c'est à sçavoir aux homicidiaires qui auroient esté contraints faire les homicides pour le salut et defense de leurs personnes, et autres cas où il est dit par la loy que les delinquants se peuuent ou doiuent retirer par deuers le Souverain Prince pour en auoir grace. Voir la Pratique judiciaire d'IMBERT, liv. 3, ch. 17, p. 675, et la note page 676, qui résume ainsi cette pratique : « Un juge ne peut dissimuler, en l'accusation d'homicide, de condamner le convaincu, bien qu'il trouve que l'homicide ait esté commis par nécescité ou cause raisonnable, et que la loy civile l'ait pardonné car toujours il faut remission du Roy. Imbert, parlant de la légitime défense, ajoute que ces lettres de rémission lui semblent superflues parce que le droict commun, naturel et civil, permettant la defense à vn chacun, il n'est point mestier d'obtenir benefice du Prince. Sur quoi l'annotateur le reprend en ces termes : Imbert s'est fort mesconté (mécompté) en ce lieu;» parce que sans les lettres de grâce ou rémission, les pauvres parties pourroient être mises en grande involution de procès: tandis que par le moyen de ces lettres, toutes les procédures sont retranchées, les parties adverses n'insistant pas contre l'entérinement des lettres si elles contiennent vérité, de peur de se mettre inutilement en frais. — Il faut savoir, à cet égard, que les letires n'étaient concédées qu'en supposant vrais les faits sur lesquels elles étaient motivées; de telle sorte que la partie adverse, en prouvant la fausseté de ces fails, pouvait empêcher l'entérinement des lettres,

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