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§ 3. De l'ordre de la loi et du commandement de l'autorité légitime.
1° Suivant la science rationnelle.

466. Si l'acte, rentrant par le préjudice occasionné dans la définition d'un crime ou d'un délit, était ordonné par la loi, et si l'agent l'a exécuté dans toutes les conditions légalement prescrites, cet agent ne saurait être punissable. Accompli intentionnellement, en état de raison et de liberté, l'acte lui est imputable, mais imputable comme une action légale, qu'il avait le droit, le plus souvent même le devoir de faire; il n'y a lieu ni à pénalité, ni à dommages-intérêts.

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467. On sent que nous sortons ici, en partie, du domaine de la science purement rationnelle pour entrer dans celui de la loi positive; car c'est sur l'hypothèse d'une loi positive et obligatoire qu'est assise notre proposition. Mais une fois l'hypothèse admise, et en se plaçant dans les données nécessaires de l'état social organisé, la proposition est fondée en raison. Il est vrai qu'on peut voir, comme on a vu déjà, dans l'histoire des peuples, des lois mauvaises ordonnant des actes en eux-mêmes condamnables, criminels même aux yeux de la justice absolue. La raison pure, qui réprouve ces lois, en réprouve aussi la sanction; elle peut signaler, suivant les cas, un mérite moral, mêlé de courage et de dévouement, à y refuser obéissance; et si pour ce refus une peine est appliquée, trouvant la loi injuste, elle trouve injuste la peine. Que si, au contraire, ces sortes de lois sont exécutées, la raison peut signaler dans cette exécution faite par quelqu'un en état d'en connaitre la criminalité un démérite moral, digne quelquefois de châtiment aux yeux de la justice absolue. Mais ce qu'elle refuse dans tous les cas, c'est que la loi sociale puisse frapper elle-même l'acte qu'elle a elle-même ordonné. Cette loi sociale, qui n'a jamais le droit d'établir aucune peine sans le concours des deux éléments du juste et de l'utile, précisément à cause de la nécessité de ce concours n'a pas pour mission, nous le savons, de punir ici-bas tous les actes en soi punissables; il faut que l'intérêt social s'y rencontre (no 205). Or, ici, l'intérêt social, loin de demander un châtiment public, exige qu'il n'y en ait pas, sous peine de détruire dans le gouvernement des hommes toute sécurité en la loi. Ainsi un des éléments nécessaires pour fonder la pénalité sociale manque, ou, pour mieux dire, agit en sens contraire. Si la démonstration est faite pour les lois vicieuses, dont les ordres sont condamnables en eux-mêmes, à plus forte raison pour celles qui n'ont pas ce caractère.

468. On cite communément en exemple de semblables situations l'exécution des condamnations capitales, le feu ou une charge commandés sur une foule, suivant le prescrit de la loi, dans de malheureuses luttes civiles. A part même ces cas extrêmes, il en est qui se présentent quotidiennement. Tels sont ceux d'exécution de toute condamnation pénale ou de toute voie de contrainte

légalement prescrite. L'officier public qui arrête, conformément à la loi, un prévenu, un condamné à l'emprisonnement pour dettes, un condamné à toute peine privative de liberté, le geôlier qui l'écroue et le retient captif, l'agent de l'autorité qui fait exécuter une saisie, opérer de force une démolition ordonnées par justice, ne sont point coupables de crime ni de délit contre la liberté individuelle ou contre la propriété.

469. Mais pour que l'acte soit légitime, c'est-à-dire conforme à la loi, il faut que l'agent l'ait exécuté dans toutes les conditions légalement prescrites, ce qui comprend non-seulement les conditions de fond, mais encore les conditions de forme, et par conséquent l'ordre du supérieur hiérarchique, si l'agent est placé sous une autorité, sous un chef, dont il doive attendre le commandement. Il est clair, par exemple, que le geôlier, l'agent de la force publique ne pourraient pas légalement, lorsqu'un homme a été condamné à l'emprisonnement, s'emparer de lui et l'emprisonner de leur propre chef avant l'ordre donné suivant les formes nécessaires, par l'autorité chargée de faire exécuter la condamnation. 470. Quelquefois la situation parait se compliquer de caractères différents. Il peut en arriver ainsi particulièrement dans l'hypothèse de luttes civiles, de rébellion armée, de résistance violente à l'autorité; dans celles de calamités majeures, telles qu'épidémie, inondation, incendie, dans lesquelles l'autorité peut avoir à ordonner des mesures urgentes, à faire couper des arbres, détruire des édifices, sauter des ponts est-ce nécessité absolue, défense légitime ou ordre de la loi? Malgré la complication apparente, comme les conditions qui constituent ces trois cas et les principes qui les régissent ne sont pas les mêmes, comme il est évident, par exemple, que dans la nécessité absolue, dans la légitime défense contre un péril imminent, il n'est plus question de formalités préalables à accomplir, d'ordre supérieur à attendre: il est indispensable de discerner dans laquelle de ces trois situations l'agent s'est trouvé placé véritablement, afin de faire en conséquence une juste appréciation de la légalité ou de l'illégalité de ses actes.

471. L'ordre du supérieur hiérarchique doit-il être suffisant, à lui seul, pour couvrir l'agent subordonné qui a exécuté cet ordre, et le mettre à l'abri de toute responsabilité pénale, bien que l'acte, loin d'être ordonné par la loi, y soit contraire et constitue en luimême un crime ou un délit? Cette question se lie à celle de l'obéissance passive, soit dans l'ordre militaire, soit dans l'ordre

civil.

472. Mais l'obéissance n'est due au supérieur, tout le monde en conviendra, que dans la sphère de ses pouvoirs; hors de ces pouvoirs il ne reste qu'un homme privé, sans attribution ni droit de commandement. (C Le chef en donnant tel ordre est-il dans la sphère ou hors de la sphère de ses pouvoirs?» Voilà donc une première question que le subordonné à, je ne dirai pas le droit

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seulement, mais le devoir d'examiner et de résoudre. La théorie de l'obéissance passive est détruite par cela seul.

473. Même dans la sphère des pouvoirs du chef, si l'ordre constitue évidemment un crime ou un délit, par exemple si l'officier commandant un poste, pendant que la foule se promène tranquillement un jour de fête, ordonne de faire feu sur elle; si au moment où le chef de l'Etat passe devant les soldats sous les armes, il commande de faire feu sur lui: ceux qui auraient obéi seraientils admis à se couvrir de la garantie d'un tel ordre? A moins d'être fou ou criminel, peut-on le donner ou peut-on y obtempérer? N'y aurait-il pas double responsabilité : responsabilité de celui qui aurait commandé, responsabilité de ceux qui auraient obéi? 474. Nous avons outré l'exemple; supposez, au contraire, le cas douteux, le crime ou le délit peu évidents en soi, peu appréciables surtout aux yeux du subordonné, celui-ci devra être acquitté, mais pourquoi? Non pas comme étant garanti, en droit, par l'ordre qu'il a reçu; mais comme n'ayant pas connu en fait la criminalité de l'acte qu'il a exécuté.

475. Et de quel côté sera la présomption? Du côté évidemment de la non-culpabilité du subordonné, qui est généralement moins éclairé, qui ne connait pas le détail des faits, des circonstances ou des motifs dont le chef n'a pas à lui rendre compte, et pour qui avant tout l'ordre du chef, suivant ce qui a lieu le plus souvent, est réputé légal, le cas contraire n'étant qu'un cas très-rare et tout à fait exceptionnel.

476. Les raisonnements qui précèdent nous conduisent donc à cette conclusion: l'ordre donné par le supérieur hiérarchique, dans un acte illicite en soi, ne suffit pas pour couvrir le subordonné qui a exécuté cet ordre; mais la présomption générale est en faveur de ce subordonné, lequel ne devrait être déclaré coupable qu'autant qu'il serait démontré qu'il a agi connaissant bien la criminalité de l'acte et s'y associant.

477. Cette présomption a bien plus de force encore si, au lieu de constituer un délit commun, l'acte n'est passible de peine que comme abus, excès ou violation de devoirs dans l'ordre des fonctions elles-mêmes. En renfermant l'hypothèse dans ce cercle exclusif, c'est-à-dire en supposant qu'il ne s'agisse que de délits purement professionnels, dans lesquels aucune autre violation de droit ne se trouve comprise, il sera vrai pour la plupart des cas que le supérieur hiérarchique en donnant l'ordre aura assumé sur lui seul la responsabilité de l'appréciation qu'il aura faite du devoir de la fonction. Et cependant, même dans cette hypothèse, nous nous refuserions à poser en règle absolue, comme l'ont fait quelques codes allemands (1), que l'inférieur sera toujours à l'abri

(1) Code pénal de Bavière, art. 122; de Hanovre, art. 85.

d toute pénalité, parce qu'il pourrait s'offrir telle conjoncture ans laquelle, la violation étant évidente et de grave conséquence, e devoir de l'inférieur aurait été de refuser d'obéir et de prévenir immédiatement l'autorité supérieure (1).

20 Suivant la législation positive et la jurisprudence.

478. L'ancienne jurisprudence européenne puisait dans le droit romain, relativement aux actes ordonnés par la loi ou commandés par quelque autorité, divers textes qui sont bien loin de résoudre les difficultés délicates d'un tel sujet, et qui se référaient, du reste, plutôt à des droits privés et à des actions entre particuliers qu'au véritable droit pénal public (2).

479. Elle avait aussi des textes de droit canon, et notamment, au sujet de l'homicide ordonné par la loi, cette phrase figurée, mais expressive « Cum homo juste occiditur, lex eum occidit, non tu (3)

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480. C'était d'ailleurs sur cette hypothèse d'un homicide, que, dans ces questions comme dans celles traitées plus haut (n° 436), se portait spécialement l'attention des criminalistes. L'homicide commandé ou autorisé par la loi était qualifié par nos anciens auteurs d'homicide licite, le seul qui fût « permis sans punition et sans qu'il fût besoin de lettres de rémission, ni de grâce et pardon. Mais les conditions qui devaient le rendre ainsi licite étaient bien loin d'être déterminées avec précision et netteté (4).

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481. Le Code pénal de 1791, toujours à propos de l'homicide seulement, exigea cette double condition : que l'homicide fùt or

donné par la loi, et qu'il fût commandé par une autorité légitime; il le qualifia alors d'homicide légal, disposant qu'il n'y aurait lieu

(1) Supposez qu'un chef de comptabilité donne l'ordre à un inférieur de gratter les écritures d'un registre, de surcharger ou de modifier les chiffres: ici un délit ou crime commun, le faux, la concussion, la fraude aux deniers publics ou privés, peut se rencontrer dans l'acte. Supposez qu'un geôlier en chef donne à un subordonné l'ordre d'ouvrir une porte, une fenêtre, et de faire évader un détenu : ici la violation du devoir peut être évidente et de grave conséquence. Nous n'admettrions pas comme règle absolue la non-culpabilité de l'inférieur qui aurait obéi, et, tout en le protégeant de la présomption que nous avons établie, nous croyons qu'il est des cas dans lesquels on pourrait le trouver coupable. Aussi le Commentaire officiel du Code de Bavière ajoutet-il à la règle de l'article 122 cette condition : « 4° Qu'en exécutant cet ordre, l'inférieur ne viole pas lui-même un devoir de ses fonctions. Ce qui est véritablement renverser l'article. (Voir la traduction de M. VATEL, pag. 105 et 106.) (2) DIG, 2, 1, De juridictione, 7, § 4, Fr. Ulp. 9, 2, Ad legem Aquiliam, 37, pr. Fr. Javolen. 39, 3, De aqua, et aquæ pluvia arcendæ, 4, pr. F. Ulp. 47, 10, De injuriis et famosis libellis, 13, § 2, Fr. Ulp.~50, 1, De regulis juris, 167, § 1,

et 169, Fr. Paul.

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(3) Corpus juris canonici, decreti 2a pars, causa 23, quæstio 5, cap. 41, pr. et § 1. (4) ROUSSEAUD DE LA COMBE, Traité des matières criminelles, 1re part, ch. 2, sect. 7, distinct. 1. MUVART DE VOUGLANS, Les lois criminelles, liv. 3, tit. 3, ch. 1, § 2.

à prononcer aucune peine ni aucune condamnation civile
482. Le Code pénal de 1810 a repris cette disposition, en l'
tendant, comme pour le cas de légitime défense, aux blessures
ou coups (no 455), et en la formulant en ces termes : Art. 327.
« Il n'y a ni crime ni délit, lorsque l'homicide, les blessures et les
» coups étaient ordonnés par la loi et commandés par l'autorité
» légitime. »>

483. Nous appliquerons ici les observations déjà faites ci-dessus, no 439 et 455. La disposition du Code est restreinte à tort à une spécialité, elle aurait dû prendre place dans la partie générale, et s'étendre à tous les faits ordonnés par la loi et commandés par l'autorité légitime. A défaut de texte, c'est donc au principe de raison supérieur qu'il faut recourir pour ceux de ces faits qui ne rentrent pas dans le cas d'homicide, de blessures ou de coups, et dont nous avons donné divers exemples ci-dessus, no 468.

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484. Les deux conditions réunies « ordonnés par la loi et commandés par l'autorité légitime,» sont nécessaires. La commission du Corps législatif proposait de les disjoindre, en remplaçant la copulative et par la disjonctive ou, de telle sorte qu'une seule de ces conditions aurait suffi; mais le conseil d'Etat maintint la rédaction, qui venait du Code pénal de 1791. — Le mot ordonné, si on le prenait au pied de la lettre, serait trop restreint; il est des cas où la loi n'ordonne pas impérativement l'acte, mais l'autorise seulement. Cela suffit pour que l'acte cesse d'être punissable, sinon d'après le texte, au moins d'après le principe rationnel.

485. La seconde condition, le commandement de l'autorité, rentre indirectement dans la première, c'est-à-dire dans les prescriptions de la loi; car, nous l'avons déjà dit, no 469, si la loi a exigé certaines formes, et si dans ces formes se trouve l'intervention ou le commandement de telle autorité spéciale, il est clair que l'acte ne sera pas conforme à la loi, et par conséquent ne sera pas légitime quand il aura eu lieu sans l'observation des formes voulues. Ou bien si un agent subordonné, placé sous le commandement d'un supérieur hiérarchique, a pris sur lui de faire un acte pour lequel il devait attendre ce commandement. Mais si l'on suppose un agent qui, quoique dans un gradė inférieur, se trouve investi lui-même du commandement dans la conjoncture dont il s'agit, par exemple un sous-officier chef de poste; ou même chargé d'agir isolément, par exemple un gendarme isolé dans l'exercice de ses fonctions: il faut bien reconnaître que, pourvu qu'il ne sorte pas de la limite de ses pouvoirs, c'est à lui à apprẻ

(1) Code pénal du 25 septembre-6 octobre 1791, 2o part., tit. 2, sect. 1, art. 3: « Dans le cas d'homicide légal, il n'existe point de crime, et il n'y a lieu à prononcer aucune peine ni aucune condamnation civile. Art. 4. L'homicide est commis légalement lorsqu'il est ordonné par la loi et commandé par une autorité légitime,

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