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88. De tels contrats formaient entre les divers suzerains et vassaux, entre ceux-ci et les vavassaux des groupes d'associations, d'assurances mutuelles d'inférieur à supérieur, de confédérations militaires dignes de remarque. Cette foi, cette loyauté, le premier devoir de l'un envers l'autre ; cette cérémonie dans laquelle le vassal, à genoux, nu-tête, sans manteau, ceinture, épée ni éperons, posant ses deux mains jointes dans les mains du seigneur, se vouait à lui comme son homme de bouche et de mains, c'està-dire de loyal conseil et de bon service; ce seigneur qui le recevait, et en signe de confiement réciproque, au nom de la foi et de la loyauté mutuellement promises, le baisait en la bouche : tout cela ne laissait pas que d'avoir son côté touchant et digne (1).

A la semonce du seigneur, le vassal devait arriver au conseil pour y délibérer, aux plaids pour y juger; et lorsqu'il s'agissait de l'host, il devait arriver à la chevauchée, en armes et en chevaux (2): d'où, à chaque vassal, pour le moins, le titre de chevalier. La société était divisée et subdivisée en une multitude de confédérations, mais c'était la confédération des nobles.

89. Quant aux immeubles qui n'avaient pas fait l'objet, quant aux personnes qui n'avaient pas été parties d'un contrat de fief, quel sort avaient-elles? Ces immeubles libres de tout droit de domaine direct, les alleux; ces personnes étrangères aux engagements du contrat féodal, les vilains, manants, roturiers (ruptuarii) ou serfs attachés à la glèbe, étaient en dehors de la confédération. Mais le régime féodal ne les avait pas moins atteints.

90. En effet, un des résultats caractéristiques de ce régime, considéré non pas dans le simple contrat de fief, mais dans son ensemble, fut l'appropriation patrimoniale de la puissance publique au profit de certaines personnes, sur une certaine étendue de territoire et sur les habitants, avec application du système des inféodations aux différents droits contenus dans cette puissance. Les ducs, comtes, vicomtes et autres officiers délégués par rois de la première et de la seconde race pour exercer la puissance

les

(1) Et en ce confiement, en nom de foy et de vray seigneur, doit le seigneur baiser l'homme en la bouche. » (Somme rural, liv. 1, tit. 82, § 2, p. 478.) On peut voir dans Beaumanoir l'idée qu'on se faisait en ces temps de la foi et loyauté: Foi et loiaté est de si france nature, qu'ele doit estre gardée, et especialement à celi à qui ele est pramise.» (Ch. 61, § 29, t. II, p. 385.)

(2) Item quiconque tient fief, soit fief à pur ou moyen, ou arrière fief, sçachez qu'il est tenu de servir son seigneur toutes fois que semons en est par son seigneur en deux choses, c'est à sçavoir en ses plais pour justice faire et tenir..... Item si le Seigneur ou Prince a mestier de son homme pour son honneur garder, pour son corps et pour sa terre défendre: sçachez que mander peut son homme de fief, qui est tenu de venir en armes et en chevaux, selon que le fief le doit, et en ce le seigneur servir par le terme de quinze jours.» (Somme rural, tit. 83, §§ 4 et 5, p. 485 et 486.) — Cette double obligation de servir le seigneur au plaids et à l'host (in curte et in campo) est exprimée dans la formule même de l'hommage; ces paroles: Votre homme de bouche et de mains, la contiennent d'une manière naïve et énergique. Dans le service de la Cour féodale est compris celui de conseil et celui de justice.

publique, ou ceux à qui l'immunité en avait été accordée dans un certain espace de territoire, avaient fait de cette puissance une sorte de propriété, dont l'objet était purement immatériel, soit qu'ils reconnussent la tenir en fief de la royauté, soit qu'ils prètendissent l'avoir en propre et comme un droit direct de souveraineté.

Cette prétention de puissance et de souveraineté directes, rattachée par quelques-uns aux origines diverses d'occupation, d'établissement ou de partage des Etats, par d'autres à une indépendance conquise au milieu des vicissitudes qui frappèrent la race des Mérovingiens et celle des Carlovingiens, se trouva une réalité de fait lorsque ce fut un de ces seigneurs, Hugues Capet, qui fut décoré par les autres, en 987, du titre de roi, et qui commença la dynastie des Capétiens. A l'exception de ses propres vassaux ou vavassaux, les autres seigneurs ne tenaient véritablement rien en fief de Hugues Capet; il fallut plus d'un siècle pour que les descendants de ce comte parussent substitués, par le bénéfice de la couronne qu'ils avaient reçue, au lieu et place de la race précédente, dans un titre général et imaginaire de concessions féodales primordiales, et que, contrairement aux faits, les fictions du droit et les légistes y aidant, il fut admis en axiome que le roi était le souverain fieffeux de tout le royaume, et que tous droits de puissance ou de juridiction étaient tenus de lui en fief ou en arrièrefief (1).

91. Ces droits de puissance et de juridiction tombés ainsi dans le patrimoine immatériel de certains seigneurs, et pouvant devenir à leur tour l'objet de concessions féodales, étaient donnés en fiel par celui qui en était investi, tantôt comme annexe d'une inféodation domaniale, tantôt même séparément comme chose incorporelle; divisės soit quant à l'étendue et à la nature des droits concédés, soit quant au territoire, soit quant aux hommes qui y seraient soumis. De telle sorte qu'on voyait des fiefs domaniaux pourvus de ces droits, lorsque ces droits y avaient été joints par l'acte de concession; d'autres qui n'en étaient pas pourvus; et qu'à considérer la nature diverse de ces deux objets d'inféodation, il était vrai de dire: «Autre chose est le fief, autre chose est la justice (2), » en entendant ici par fief celui qui consistait en domaines fonciers. Le seigneur investi de droits de puissance et de juridiction se nommait seigneur justicier ; on voit comment, parmi les seigneurs féodaux, les uns étaient justiciers et les autres ne l'étaient point.

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(1) Toute laie juridictions du roiaume est tenue du Roy en fief ou en arrièrefief. (BRAUMANOIR, ch. 11, § 12, t. I, p. 163.) Voy. ci-dessus, p. 21, note 1. (2) Cette règle était formulée dans plusieurs coutumes. (V. le Grand Coustumier de France, p. 531.) — LOVSEL, dans ses Institutes coutumières, la donne en ces termes : Fief, ressort et justice n'ont rien de commun ensemble. (Liv. n, tit. 2, règle 44.) Il faut lire tout ce qu'a écrit là-dessus notre regrettable Championnière dans son bel ouvrage De la propriété des eaux courantes.

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92. C'était à cette puissance justicière, devenue seigneuriale et contenue dans les limites, non pas d'un domaine foncier, mais d'un territoire, qu'étaient soumis, indépendamment de tout contrat de fief, les biens et les personnes restés en dehors de ce contrat (1). Ces personnes n'étaient pas des vassaux, mais des sujets; la confédération féodale et militaire n'était pas faite avec eux; les promesses réciproques de foi et de loyauté ne les regardaient pas; libres, ils étaient des hommes de poote, c'est-à-dire soumis à la puissance; serfs, la glėbe les retenait. Le seigneur investi de la puissance ou seigneur justicier avait sur eux, indépendamment de tout droit de domaine, des droits de police, de commandement, de charges, de tribut, de juridiction, suivant la part qui lui avait été altribuée dans ces droits.

93. Les alleux, devenus de plus en plus rares, formaient la faible part, une part finalement presque imperceptible dans les immeubles de la France; mais les hommes de poote étaient la majeure partie de la population.

94. On imagina pour eux des espèces de concessions féodales à charge, non pas de services nobiliers, comme ceux de plaids et de la chevauchée, mais de services subalternes et souvent humiliants, de payement de dimes, de redevances ou de cens de telle sorte que le fief, pour s'étendre, se faisait roturier; à côté des vassaux gentilshommes et chevaliers, les véritables vassaux du véritable contrat féodal, il y eût des vassaux manants, vilains et roturiers. 95. Les communes ne furent autre chose que des sortes de confédérations bourgeoises, formées au milieu des confédérations nobilières et enchâssées dans ce système, avec affranchissement plus ou moins large de la puissance féodale et de la puissance justicière des seigneurs.

96. Tel fut, dans son ensemble, l'aspect que prirent, sous l'empire de ce qu'on nomme le régime féodal, la constitution des personnes et celle de la propriété.

97. C'est dans le dixième, dans le onzième siècles que le régime féodal se montre déjà formé; dans le douzième et dans le treizième, il apparaît en toute sa vigueur; dans le quatorzième et dans ceux qui le suivent, il commence à être attaqué sur plusieurs points et à décliner.

98. Les diverses règles relatives à la constitution du fief, aux droits et aux obligations qui en découlent pour chaque partie, aux successions, aux aliénations, aux causes de déchéance, en un mot à tous les rapports du seigneur au vassal, se formèrent graduellement, par la pratique, en une sorte de droit à part. Vers le milieu

(1) · Franc aleu est un heritage tellement franc qu'il ne doit point de fonds de terre, ne d'iceluy n'est aucun Seigneur foncier..... mais quant est à Justice, il est bien subject à la Justice ou jurisdiction d'aucun. (Le Grand Coustumier de Charles VI, liv. n, ch. 33 in fine, p. 222.)

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du douzième siècle, ces matières furent comprises dans le grand mouvement d'excitation qui se produisit en Italie et de là dans les autres pays pour les études juridiques. Tandis que les uns portaient leurs travaux sur le droit romain, et d'autres sur le droit canonique, plusieurs les portèrent sur le droit féodal. Pour ce dernier droit, de même que pour le premier et pour le second, un texte parut, livré bientôt à l'enseignement des universités et aux gloses des commentateurs. Ce fut une compilation méthodique de peu d'étendue, offrant le résumé de la jurisprudence féodale en Lombardie. Cette compilation suivit de très-près (1158 à 1168) celle que Gratien avait donnée pour le droit canon; quelques constitutions des empereurs d'Allemagne vinrent s'y joindre, et elle fut insérée, dans le treizième siècle, sous le titre de Consuetudines feudorum, à la suite du Corps de droit romain, où on la trouve encore avec les additions et les modifications qu'elle a reçues depuis. De telle sorte que, sur ce premier élément, le droit romain, venaient se modeler et se grouper ces deux autres, le droit canonique, le droit féodal, triple source du nouveau droit européen tandis que le droit barbare s'effaçait comme un germe transitoire destiné à disparaître en se transformant.

99. Mais ce livre sur les coutumes des fiefs, consacré spécialement au contrat et à ses effets, ne suffit pas pour donner une idée de l'influence exercée par le régime féodal sur tout l'ensemble de la législation, et en particulier sur le droit pénal. Il faut donc compléter ce monument par d'autres monuments de la même époque. Deux conquètes mémorables, celle de l'Angleterre par Guillaume le Bâtard avec ses Normands (1066), et celle de Jérusalem par Godefroi de Bouillon avec les croisés (1099), nous fournissent ces monuments. L'une nous offre les lois de Guillaume le Conquérant, les Leis et les Custumes, rédigées en français-normand, avec une traduction latine, et suivies de quelques autres chartes (1066 à 1087); l'autre nous donne les Assises de Jérusalem, tant celles de la haute Cour que celles de la Cour des bourgeois, rédigées aussi en français du temps (1). Dans ces textes, qui sont comme les codes de chacune de ces conquêtes, nous croyons pouvoir signaler les deux vestiges les plus précieux à joindre aux Consuetudines feudorum, pour l'étude du droit en usage dans la société féodale. En effet, chacun des deux conquérants, avec l'armée de chevaliers, de seigneurs et de vassaux qui les ont suivis, a importé tout formé dans le pays conquis le régime féodal et ses coutumes, que les nécessités attachées à l'improvisation d'un royaume subitement créé ont fait rédiger par écrit. Toutefois, il y

(1) Les lois de Guillaume le Conquérant se trouvent dans les recueils des lois barbares de Canciani (t. IV, p. 349), de Walter; et il faut voir les Assises de Jérusalem, tant celles de la haute Cour que celles de la Cour des bourgeois, dans la belle et savante édition qu'en a donnée M. Beugnot en 1842, 2 vol. in-fol.

a eu entre le régime féodal ainsi installé en Angleterre ou dans la Terre-Sainte et celui en vigueur sur le continent européen cette différence capitale que, dans l'un et dans l'autre de ces nouveaux royaumes, la suprématie du chef conquérant a été généralement reconnue, et que les textes législatifs que nous venons de citer nous montrent en saillie, dès cette époque, l'autorité royale, tandis que cette autorité était alors morcelée et presque annihilée sur le continent (1).

100. Enfin nous rattachons encore à l'étude du droit féodal les chartes, établissements, ou vieilles coutumes, les sommaires d'anciennes Assises ou décisions judiciaires qui appartiennent au dixième, au onzième, au douzième et au treizième siècles, tels que ceux de Normandie, dont il existe plusieurs textes (2), de Picardie, de Bourgogne, de Barcelone; et même ces documents remarquables qui ont surgi en France dans la dernière moitié du treizième siècle, à partir du règne de saint Louis le Conseil de Pierre de Fontaines (vers 1253), les Établissements de saint Lovys (1270), et les Coustumes et usages de Biauvoizins par Philippe de Beaumanoir (1283) (3). Bien que dans ces derniers documents on aperçoive déjà l'introduction plus marquée du droit romain et un commencement de progrès sensible pour l'autorité royale, cependant ce ne sont là que les premières atteintes portées à l'organisation et à la société féodales; mais cette société existe encore, et c'est encore le tableau de ces usages que nous rencontrons dans ces écrits (4).

(1) Ainsi, nous voyons Guillaume le Conquérant se faire prêter à lui-même, à Salisbury, en 1085, le serment de fidélité, non-seulement par les seigneurs ses vassaux, mais encore par ses arrière- vassaux, de manière à tout rattacher à lui. De même dans les Assises de Jérusalem tout nous montre que le roi est chief seignor dou pais, comme le dit formellement l'Abrégé du Livre des Assises de la Cour des bourgeois, première partie, ch. 2, 3 et 7. (Voir notre Histoire du droit constitutionnel en Europe, constitutions du moyen âge, p. 372.)

(2) Le Coutumier général de RICHEBOURG contient quelques-unes de ces anciennes coutumes, telles que celles d'Orchies, de Normandie, de Toulouse, de Bragerac. M. Marnier a donné, en 1839, une édition des établissements et coutumes, assises et arrêts de l'Échiquier de Normandie (1207 à 1245). 1 vol. in-8°; et, en 1840, une édition de l'Ancien Coutumier inédit de Picardie (1300 à 1323), 1 vol. in-8°. Enfin, M. Ch. Giraud a publié, en 1846, dans son Essai sur l'Histoire du Droit français au mayen dge, t. II, une collection intéressante de plusieurs anciennes coutumes ou staTuts locaux qui se réfèrent aux quatre siècles de l'ère féodale.

(3) M. Beugnot a donné, en 1842, une excellente édition des Coutumes de Beautoisis (2 vol. in-80); M. Marnier en a fait autant, en 1846, pour le Conseil de Pierre de Fontaines (1 vol. in-8°); en attendant que le même service soit rendu à la science pour les Établissements de saint Louis, on peut lire ces Établissements à la suite de l'Histoire de saint Louis par Joinville, édition de Du Cange.

(4) Les parties en relation plus spéciale avec le droit pénal, dans les monuments da droit féodal indiqués ci-dessus, sont les suivantes :

1. Dans les Consuetudines feudorum : le livre 11, tit. 27 et 53, et le livre v, tit. 10, sur la paix à garder et sur ceux qui la violent. Plus le livre 1, tit. 17 et 21; le livre n, tit. 23, 31, 37 et 98, sur la perte de fiefs.

2. Dans les Leis et les Gustumes de Guillaume le Conquérant, sur cinquante para

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