Images de page
PDF
ePub

lable; poursuite d'office; finalement huis clos de l'audience elle-même, et absence de plaidoiries: voilà les éléments de transformation. Ils ne se sont pas produits tous à la fois, mais bien l'un amenant l'autre à mesure qu'on avançait dans la voie de l'inqui

sition.

125. Déjà nous avons vu comment le droit canonique et les juridictions ecclésiastiques avaient pris l'initiative sur ces divers points (ci-dessus, no 68 et suiv.). Le droit et les juridictions laïques suivirent l'exemple.

Ainsi, les ordonnances de nos rois, dans leurs efforts graduels pour restreindre et finalement pour interdire les guerres privées et les gages de bataille, ont été conçues dans l'esprit des constitutions ecclésiastiques déjà par nous indiquées (no 69); mais à cet esprit venait se joindre un autre motif : l'intérêt de la royauté dans sa lutte contre le régime féodal. Quoique les gages de bataille fussent la forme de prédilection de la féodalité, les restrictions qui en furent faites par ordonnances apparaissent dès l'ère féodale, surtout au règne de saint Louis; mais c'est dans le quatorzième siècle, durant lequel la féodalité est battue en brèche par la couronne, sous Philippe le Bel et sous Charles V, que ces restrictions deviennent plus fermes, plus générales, et arrivent enfin à une interdiction absolue (1).

II y a eu dans les efforts des papes, et plus tard dans ceux de nos rois, contre le jugement par la bataille, cette similitude de progression: premièrement que les papes ont commencé par faire leurs prohibitions dans les possessions et dans les juridictions ecclésiastiques, et de même nos rois dans leur domaine, avant d'en venir à une interdiction générale; secondement qu'il a fallu aux papes un long temps et des décrets réitérés pour faire observer leurs prohibitions même par le clergé, et pour en faire pénétrer l'esprit jusque dans les puissances temporelles de même qu'il a fallu à nos rois un long temps et des ordonnances réitérées pour venir à bout d'un usage fortement enraciné dans les mœurs, que la noblesse réclamait souvent comme un droit, dont les communes se faisaient au contraire fréquemment exempter par articles formels de leurs chartes (2); à un tel point que même après l'interdiction. générale de cette coutume par les ordonnances on a vu encore chez nous des combats judiciaires concédés, comme mesure exceptionnelle, par arrêt de parlement et par autorité royale, au quinzième et au seizième siècles (3).

(1) Ordonnances de saint Louis, de 1245, 1260, et Etablissements. Ord. de Philippe le Bel, de nov. 1296, janv. 1303, surtout celle de 1306, mai 1307, juil. 1314. -Ord. de Louis le Hutin, mai 1315. Ord. de Jean II, de mars 1356 (art. 33), 1361, 1363, juillet 1367. - Ord. de Charles V, du 18 mai 1380.

(2) Voir les exemples et les chartes cités par M. Caucuy dans son traité Du duel, tom. Ier, p. 85.

(3) Combats par arrêt du parlement, de 1385, de 1386; le dernier, concédé par

126. L'interdiction des épreuves et des gages de bataille amena dans les juridictions laïques, au dire même de l'ancienne coutume de Normandie (ci-dessus, n° 68, p. 29), l'usage de l'enquête déjà employée par les juges de l'Eglise. Saint Louis, dans ses Etablissements, nous montre d'une manière patente cette origne ecclésiastique; car après avoir dit : « Nous deffendons les batailles par tout nostre domaine en toutes querelles..., et en lieu des batailles, nous mettons prueves des tesmoins ou de chartres (chap. 2), » il organise immédiatement (chap. 3) cette preuve de témoins par enquête, et s'en réfère positivement à ce sujet au droit canonique : « Selon droict écrit en décrétales, De testibus..., etc. Par où nous voyons que c'était le droit de l'Eglise qui servait de type au saint roi dans cette matière (1). Les textes canoniques auxquels saint Louis se référait nous sont connus (ci-dessus, n° 70, p. 30). Datés de la fin du douzième et des premières années du treizième siècles (1186, 1208, 1210), ils avaient régularisé des pratiques ecclésiastiques antérieures; or, moins de vingt ans après, en 1224, avant même l'avènement de saint Louis, nous trouvons la preuve de semblables pratiques dans la Cort le Roy (2). Saint Louis ne fit done que régler et ordonner pour ses domaines ce qui déjà était en usage dans sa Cort. Dès le milieu du treizième siècle, c'està-dire durant l'ère féodale, et avant l'entière disparition des gages de bataille, cette propagation des enquêtes écrites dans les juridictions laiques était opérée, ainsi que nous le démontrent les monuments de cette époque: le registre des Olim, le Conseil de Pierre de Fontaines (ch. 6, § 7), les ordonnances de saint Louis (1254, 1260), et les détails précis donnés par Beaumanoir (ch. 39, § 78, et ch. 40). Ces enquêtes, quoique faites secrètement, étaient publiées solennellement au jour des assises, et débattues entre l'accusé et l'accusateur. Il est vrai que souvent aussi, suivant les cas et les localités, les témoins étaient entendus aux assises mêmes, par les juges de l'accusation : l'usage de l'enquête écrite et secrète n'était pas exclusif, mais il était dès lors introduit; la pratique et les ordonnances postérieures n'ont eu qu'à le développer et à le généraliser.

127. Quant à la procédure inquisitoriale dans son ensemble, telle que nous l'avons vue se constituer en droit canonique (cidessus, n° 71, p. 30), on peut en suivre de même l'introduction

Henri II, en 1547, entre la Chasteigneraye et Jarnac. Celui-ci, comme le remarque fort judicieusement M. Cauchy, a plutôt le caractère d'un duel pour outrages d'honneur que d'un combat de procédure judiciaire.

(1) Le livre des Décrétales, au moment où les Etablissements (de 1270) s'y référaient ainsi, était publié depuis trente-cinq ans.

Le même chapitre des Etablissements nous montre encore que la pensée du rédacteur se reportait sur les cours ecclésiastiques, par opposition aux cours laïques, lorsqu'il ajoutait « car nous ne contons nulles prueves qui ayent esté receus en Court laie, en jusques à ores, fors la bataille.

(2) Jugement de 1224, rapporté par MARTÈNE, Amplissima collectio, t. 1, col. 1196.

H

et la propagation dans les usages des juridictions séculières. Les
derniers monuments du treizième siècle, qui appartiennent encore
à l'ère féodale, les Etablissements de saint Louis, le livre de Beau-
manoir, puis les ordonnances de Philippe le Bel et de ses succes-
seurs Philippe V, Philippe VI et Jean II, nous parlent déjà de
dénonciation, d'information secrète préalable, d'enquêtes ou de
poursuites d'office (1). Et dans ce nouveau droit qui s'établit, de
même que dans le droit canonique, cette procédure, sans accusé
ni accusateur, n'est considérée que comme une procédure extra-
ordinaire, à laquelle on ne recourt qu'à défaut de l'autre, et qui
ne doit pas entrainer des condamnations aussi graves. Des indica-
tions précieuses à ce sujet se rencontrent dans le document des
anciennes constitutions du Châtelet que nous estimons se rappor-
ter au quatorzième siècle. Nul ne doit pouvoir se mettre en
enquête, selon ce document, car il pourrait y avoir « péril moult
grand, personne ne pouvant se flatter d'être aimé de tous; tout
au plus ce pouvoir peut-il être octroyé au juge pour être exercé
par lui et par ses loyaux jurés. Encore, une fois cette enquête ter-
minée, faut-il demander à l'inculpé s'il consent à être jugé suivant
ce que le juge en a appris; et s'il n'y consent pas, la condam-
nation contre lui, à cause de cette forme exceptionnelle et irrégu-
lière, ne pourra être qu'une condamnation inférieure: « Et soiez
bien certains que il ne te puet condampner à mort, mes il vous
porroit bien banir (2). » C'est la confirmation détaillée de ce que
nous voyons déjà dans des documents antérieurs : dans les Eta-
blissements de saint Louis pour son domaine, et dans les Coutumes
de Beaumanoir (3). Cette procédure par inquisition, encore si timi-

(1) Etablissements de saint Louis, livre I, ch. 16. Coutumes de BEAUMANOIR, ch. 40, §§ 14 et 15. — Ordonnances de Philippe le Bel, de 1303; de Philippe V, de juin 1319; de Philippe VI, de juin 1538 (art. 21 et 22), et de déc. 1344 (art. 7); de Jean II, janv. 1354.

(2) Je rapporterai ici le texte de ce document, parce qu'il a été généralement peu remarqué. ARTICLE 59, ci parole d'Enqueste. Nulz ne se doit que il puisse mettre en enqueste, quar il i puet avoir peril moult grand, quar nulz ne puet estre de tous amez, mes on puet otroier au Juge que il en apregne de s'office, et s'en puet mettre sus le Juge, quar il selone Dieu et sus l'ame en enquiere, et face enquerre par ses loiaux Jurés, et iceste chose puet estre faite quand nulz n'est ensuiź (poursuivi par un accusateur); et quand li Juges en aura apris par ceux qui li aura envoiez, li Juges puet lors demander à celi se il veut oir droit selone ce que il a apris. Et soiez bien certains qué il ne te pnét condampner à mort, mez il vous porroit bien banir, et que l'on li ait fait entendent, partant vous en devez-vous partir, et pourtant nulz ne vous en sieut (quoique nul ne vous poursuive), c'est assavoir qui se face partie en contre vous..

(3) Les Etablissements de saint Louis, chap. 16, comment l'en doit justicier homme qui est sousperonneur et se il le treuve par enqueste, que il soit coupable de aucun fet où il ait paine de sane, il ne le doit mie condamner à mort, quand nus ne l'accuse, De quand il n'a esté pris en nul présent fet, ne en nule recognoissance. Més se il ne se voloit mettre en l'enquesté, lors puet la Justice bien fere et doit forbannir hors de son pooir, selone ce que li semblera couspables par le fait, et comme il le trouvera par l'enqueste qu'il en aura faite de par son office.

[ocr errors]

Dispositions analogues dans les coutumes du Beauvoisis, par BEAUMANOIR, ch. 40,

dement, si exceptionnellement employée à l'époque où se réfèrent les documents que nous venons de citer, se fortific, se généralise dans la suite des ordonnances postérieures, et finit par être la seule procédure suivie en matière criminelle et cependant la flétrissure de son origine, c'est-à-dire le titre de procédure à l'extraordinaire lui reste toujours.

128. On attribue communément à la procédure inquisitoriale l'introduction en Europe, et en France pour ce qui nous touche, de l'emploi de la torture comme moyen d'instruction. La proposition ainsi formulée serait inexacte et puisée à un esprit de système que démentent les documents. C'est sous le régime accusatoire que la torture a été inventée et employée aux temps anciens; elle a été maintenue et usitée sous le même régime chez les peuples modernes. Nous la trouvons à l'époque barbare, qui ne connait que la procédure accusatoire: notamment dans le nord de la France, appliquée, par les lois des Francs-Saliens et des Bourguignons, contre les esclaves, les colons et les étrangers, et dans le midi, par la loi des Visigoths, contre toute personne, sans distinction (1). Nous la retrouvons à l'époque féodale, dont la procédure est également en forme accusatoire, dans les Assises de Jérusalem, qui ne font que rapporter les coutumes de la féodalité; et le genre de question qui s'y trouve mentionné, la question par l'eau, nous montre que la pratique de ces temps y avait mis quelque chose du sien (2). Le Code d'Alphonse le Sage, Las siete partidas (en 1250), qui organise avec grand soin le système accusatoire dans la procédure criminelle, contient tout un titre, longuement détaillé, sur la torture et sur les règles à y observer (3). En Angleterre, où la procédure inquisitoriale n'a pas été établie, l'emploi de la torture se rencontre également. Des ordonnances de saint Louis, de Louis X, de Philippe V, toutes rendues pour la restreindre ou pour en exempter certaines personnes, nous montrent qu'elle était

parole des enquesteurs et des auditeurs et de examiner tesmoins, et des aprises, et des enquestes, §§ 14, 15 et suiv. Beaumanoir nomme aprise l'enqueste faite d'office par le juge: c'est à dire que li Juges, de s'office, doit apenre (apprendre) et encerquier du fet ce qu'il en pot savoir.»

6

Dans les Décrétales, que le rédacteur des Etablissements de saint Louis avait sous les yeux et auxquelles il se réfère fréquemment, on voit de même que la peine contre les crimes prouvés seulement par la voie de l'inquisition doit être mitigée. (Décrét., liv. v, tit. 1, chap. 21, pr., Innocent III, an 1213.)

[ocr errors]

(1) Loi des Francs-Saliens: Manuscrit de Paris, ch. 67, § 1 et suiv.· Lex emendata, ch. 42, § 1 et suiv. Loi des Bourguignons: tit. 7, § 1; tit. 39, § 1; tit. 77, Loi des Visigoths, liv. vi, tit. 1, § 2.

§§ 1 et 2.

1

.

(2) Assises de la Cour des bourgeois, ch. 265 : « ... Mais bien juge la raison que celui (l'accusé) det estre mis à gehine (à torture), et det estre abevré (abreuvé) qu'il recounneisse la vérité.......» La torture peut se renouveler durant trois jours: Mais ce (si) il riens ne recounneissat por destresse c'on li aie faite, par treis jors..., etc. (3) Las siete partidas del rey don Alfonso el Sabio. Part. vii, tit. 1, De los acusaciones; et tit. xxx, De los tormentos. Voir aussi tit. 1, loi 26.

en usage du temps de ces rois (1), temps où la procédure inquisitoire était encore dans son enfance, mal assise, et suivie exceptionnellement. Il résulte de ces documents, dont il serait facile de multiplier le nombre en recourant à d'autres législations étrangères, que la torture a été pratiquée par toute l'Europe, et particulièrement en France, bien avant l'établissement de la procédure d'inquisition, et que par conséquent ce n'est pas à cette procédure qn'il en faut attribuer l'introduction. Mais ce qu'il y a de vrai, c'est que la torture, peu en harmonie au fond avec le système accusatoire et restreinte dès lors dans d'étroites limites par la nature même de ce système, découlait comme de source des principes et du caractère du régime inquisitorial; que si ce régime ne l'avait pas trouvée existante, il l'aurait inventée; qu'il s'en est emparé comme d'une nécessité, et qu'il a donné à cette cruauté, dans les affaires criminelles, une place et une extension qu'elle n'avait jamais eues.

129. Le propre de la procédure inquisitoriale, c'est le secret : puisqu'il s'agit de se mettre à la recherche, à la découverte, sur une dénonciation, sur un bruit public, sur des soupçons, sans qu'il y ait d'adversaire patent, d'accusateur ni même d'accusé, l'obscurité est nécessaire à une marche pareille, et le succès demande le mystère. Aussi, dès l'instant qu'il est question, dans les ordonnances ou dans les autres documents, d'enquêtes écrites, d'information préalable, de poursuites d'office, on voit textuelle

ment

que tous ces actes se font en secret. L'audience ne fut atteinte que la dernière par ce principe nouveau: l'instruction faite par Ja voie exceptionnelle de l'inquisition était secrète; mais les plaidoiries et le jugement restaient publics (2). Ayrault dit avoir lu l'énonciation de cette publicité dans les procès criminels faits plus de six vingts ans auparavant, c'est-à-dire vers 1492, par son bisaieul maternel, Jean Belin, lieutenant général d'Anjou; et il invoque, en témoignage de la publicité dont on usait en France, les vestiges laissés « aux portes des églises, des châteaux, halles et places publiques, où les siéges des juges y restent encore (3). » A Naples, l'alliance de la forme inquisitoriale et secrète, avec la publicité de la plaidoirie et du jugement, mais seulement sur la procédure écrite et hors de la présence de l'inculpé, s'est même conservée jusqu'à la fin du dix-huitième siècle (4). En France, le procédé inquisitorial finit par produire toutes ses conséquences; il supprima toute plaidoirie et toute publicité. Déjà ce régime appa

(1) Ordonnances de saint Louis de 1254 (art. 24); de Louis X, mai, juillet et avril 1315 (art. 19); de Philippe V, 1319 (art. 22).

(2) Ordonn. de saint Louis, de décembre 1254, et de Louis X, du 1er avril 1315 (art. 9).

(3) AVRAULT, liv. m, § 71 et 59.

(4) Voir les détails que nous avons donnés là-dessus dans la Revue de législation de mars 1845, p. 326.

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »