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notion plus satisfaisante: soit que prenant le mot latin jus, on n'y voie qu'un sens matériel (quod jussum est); soit qu'on y cherche une origine toute spirituelle, et qu'avec Vico on le fasse dériver de Jovis, Jupiter, ou, avec saint Augustin, de la voix de Dieu qui parle et enseigne aux hommes (fatur et jubet, d'où fas et jus) ce qu'il leur est permis, ce qu'il leur est commandé ou défendu dé faire; soit, enfin, que, s'attachant à l'expression française droit, on y fasse remarquer l'idée d'une figure de géométrie, celle de la ligne droite, c'est-à-dire de la ligne la plus courte, de la ligne non arbitraire d'un point à un autre, et de la règle ou de l'instrument qui sert à tracer cette ligne.

Les sciences, comme la littérature, parlent souvent par images, par métaphores; mais sous ces métaphores il faut savoir ce qu'il y a réellement; il faut arriver, simplement et sans figure, à une notion exacte et précise. Or pour obtenir celle du droit, il est nécessaire de remonter à celle de loi. L'une marchera à la suite de l'autre.'

4. Si, dans le monde des objets matériels qui nous entourent, nous voyons un phénomène physique s'accomplir: une pierre tomber vers la terre, une bulle de savon s'élever dans l'air, une planche flotter à la surface de l'eau, et l'eau courir, en suivant sa pente, du ruisseau au fleuve et du fleuve à la mer; si, au contact de certaines nuées, l'éclair jaillit, puis le tonnerre roule; si le jour succède à la nuit, et la nuit au jour; ou que le cortège varié de chaque saison ait une fois passé graduellement devant nous : témoins de ces faits et de mille autres encore, nous arrêteronsnous au fait isolé, au phénomène déterminé qui s'est accompli sous nos yeux, ou bien notre esprit ne s'élancera-t-il pas au delà? Penserons-nous que chacun de ces phénomènes est un accident, un hasard, une éventualité; et que, les mêmes données se reproduisant, il ne se reproduira plus ou arrivera d'une tout autre manière? Telle certainement ne sera pas notre pensée. Le phénomène une fois observé, nous nous attendons au même retour si les mêmes conditions se réalisent. Nous portons en nous la conviction intime qu'il y a dans l'accomplissement de ce phénomène une série de forces en jeu, un enchaînement de causes et d'effets successifs, d'où, en définitive, une nécessité que tel résultat se produise; ou, en d'autres termes, ce que nous appelons une loi. Une loi, dans l'ordre physique, n'est autre chose en effet qu'une nécessité de mouvement ou de repos, de transformations ou de modifications; ou, pour tout réduire à des expressions plus générales, une nécessité d'action ou d'inaction des corps les uns à l'égard des autres. L'esprit de l'homme, en présence de tout phénomène, est travaillé du besoin de découvrir et de préciser quelle est la nécessité immédiate, c'est-à-dire la loi la plus proche sous l'empire de laquelle le fait a eu lieu; de remonter de celle-ci à celle qui la précède; et se poussant de plus en plus dans un enchaine

ment de nécessités ou lois successives dont l'une le conduit à l'autre, de marcher sans cesse de degré en degré vers l'idéal d'une loi générale, principe générateur de toutes les autres. Un des modes de raisonnement les plus naturels à l'homme, une des conclusions de logique les plus usitées, sans étude et pour ainsi dire par instinct, ne repose que sur la croyance innée à l'existence de ces lois; « cela s'est passé ainsi, donc cela se passera encore de même, ou l'induction: tel est, on peut le dire, le principal fondement de nos connaissances. Ne percevoir que le phénomène, en s'arrêtant à la sensation de l'effet produit, est d'une nature bornée, d'une organisation brute; s'inquiéter de la cause au moins la plus voisine et chercher à s'en rendre compte appartient aux esprits même les plus vulgaires; mais plus l'intelligence est élevée, plus elle embrasse en abstraction la série graduelle des lois; plus elle est possédée du besoin de parvenir à les connaître; plus elle tend à satisfaire ce besoin. La connaissance, ou, pour mieux dire, le souvenir des phénomènes, comme purs phénomènes, quelque nombreux qu'ils soient, n'est qu'un acte de mémoire, qu'une chose de fait; c'est la connaissance des lois qui seule constitue la science.

5. Qui dit loi dit nécessité, et qui dit nécessité dit contrainte : le moyen de contrainte d'où résultent les lois de l'ordre matériel git dans les forces mêmes de la création. Ni les objets qui y sont soumis ne peuvent s'y soustraire, ni l'homme par ses efforts ne les peut empêcher; les obstacles qu'il semble mettre à l'accomplissement de ces lois n'en provoquent, au contraire, que l'accomplissement même : c'est le paratonnerre qui garantit la maison parce qu'il sert au fluide électrique à aller se décharger dans la terre ; toute l'industrie, tout le pouvoir de l'homme se borne à fournir l'occasion à la loi de fonctionner; à disposer les choses de telle sorte que la loi dont il veut profiter entre en application et produise son effet. Le propre des lois physiques est d'être permanentes, invariables et inviolables.

6. A mesure qu'on passe de la matière inerte et non organisée aux êtres construits de manière à former chacun une individualité

distincte, pourvus d'organes remplissant certaines fonctions et dont le fonctionnement produit le phénomène qu'on appelle la vie, on trouve à côté des nécessités ou lois purement physiques, auxquelles restent toujours soumis les éléments matériels dont se composent ces êtres, un ensemble de nécessités d'actions ou d'inactions d'un ordre plus élevé. Il s'agit, en effet, ici des actions ou inactions qui constituent le fonctionnement même des divers organes, en rapport soit avec les corps intérieurs ou extérieurs, soit l'un avec l'autre. Ces nécessités d'actions ou d'inactions organiques, d'où résultent les mille phénomènes de la vie, naissance, accroissement, décadence progressive, finalement désorganisation et retour à la matière inerte, portent le nom de lois physiologiques. Le moyen

de contrainte pour ces sortes de nécessités ou de lois gît encore dans les forces mêmes de la création. Plus mystérieux, plus impénétrable à nos investigations, le principe spécial qui y préside n'en proexerce pas moins sa domination. Permanentes, et, dans leur digieuse variété, toujours semblables à elles-mêmes, les lois physiologiques sont également inviolables. Nous les subissons sans pouvoir nous y soustraire ni y soustraire les êtres qui nous environnent. Dans les obstacles même ou dans les destructions que nous semblons y apporter, nous ne faisons qu'en provoquer ou qu'en procurer l'accomplissement.

7. Si nous nous élevons toujours davantage, si nous nous prenons à considérer l'homme dans l'exercice de son activité : à côté de ces phénomènes d'action ou d'inaction dont il n'est pas le maître, qui ne sont que le résultat des nécessités ou lois soit physiques soit physiologiques auxquelles il est soumis sans pouvoir s'y soustraire, nous trouverons le principe d'une autre activité dont il dispose; une force qui est en lui, par laquelle il se sent la liberté de décider que telle action sera faite ou ne sera pas faite, avec la puissance de mettre en jeu ou de contraindre au repos les instruments de son corps, intérieurs ou extérieurs, nécessaires à l'exécution. C'est là véritablement l'activité de l'homme; car dans l'autre, à parler juste, il est moins agent que patient : « Non agit, sed agitur. Cette activité, il est appelé à l'exercer dans tout le cours et dans toutes les relations de sa vie; soit que vous le supposiez en rapport avec l'idée de Dieu, soit avec les autres êtres de toute nature, soit avec ses semblables, soit avec lui-même, toujours la question de l'action ou de l'inaction se présente dans ces divers rapports. Mais si les actions ou les inactions de cette sorte ne sont soumises en lui à aucune nécessité, à aucune contrainte physique, cela veut-il dire qu'il soit maitre de toute façon de s'y résoudre et de les exécuter dans un sens ou dans l'autre indifféremment? C'est ici que l'homme se sépare, sans transition, sans analogie aucune, de tous les autres êtres animés ici-bas. C'est ici qu'apparaît, dans son plus haut privilége, la supériorité de sa création. L'homme a en lui une faculté éminente, la raison, qui lui indique qu'il est des actes qu'il doit faire, d'autres dont il doit s'abstenir, et qui lui signale ces actes en toute occasion. Maître matériellement, il est asservi rationnellement; à côté de la liberté de fait dont il est doué, il y a pour lui des nécessités métaphysiques d'action ou d'inaction: ces nécessités sont ce qu'on nomme, en d'autres termes, les lois de la conduite de l'homme, ou bien, en prenant l'épithète dans son acception la plus large, les lois morales. Il s'agit de savoir où gît, pour ces sortes de nécessités, le moyen de contrainte?

8. Si nous étudions, sous ce point de vue, les diverses actions ou inactions de l'homme, dans toutes les relations qu'embrasse le cours de sa vie, nous reconnaîtrons qu'il en est pour lesquelles le

moyen de contrainte réside uniquement en nous; nul hors de nous, ici-bas, ne peut ni ne doit pouvoir nous les imposer; aucune force extérieure n'y trouve d'application; la nécessité métaphysique existe, mais le moyen de contrainte est tout métaphysique également; la raison, qui nous signale la nécessité, doit en même temps susciter en nous la force qui nous y fera obéir. Se montrer reconnaissant envers son bienfaiteur, miséricordieux et plein de pardon envers son ennemi, bienveillant à chacun; être modeste, réservé, sobre dans ses habitudes; ferme là où il faut de la fermeté, indulgent là où se doit placer l'indulgence, courageux dans le péril: toutes ces nécessités de conduite, et tant d'autres semblables, sont abandonnées à notre propre contrainte. Elles constituent les lois morales proprement dites, dans l'acception étroite

du mot.

9. Il est d'autres actions ou d'autres inactions, au contraire, qui peuvent être exigées de nous et pour lesquelles le moyen de contrainte est placé, non pas uniquement dans notre conscience, mais encore dans la volonté d'autrui; où la contrainte est, non pas intérieure seulement, mais extérieure. S'abstenir de toute attaque. contre la personne de son semblable; réparer tout préjudice occasionné par sa faute; exécuter toute convention valable; remplir les obligations de famille qu'imposent les qualités de père ou de mère ou de fils; et celles, plus larges encore, qui résultent de la sociabilité de l'homme, et qui existent entre l'individu d'une part et l'association collective de l'autre voilà autant d'exemples de ces sortes de nécessités d'action ou d'inaction. Non-seulement nous comprenons ici que le moyen de contrainte est extérieur, qu'il réside en la volonté d'autrui, mais nous désirons de plus qu'à l'appui de cette volonté vienne se joindre, au besoin, une force matérielle pour imposer physiquement et autant que possible l'action ou l'inaction qui est due; et s'il en est autrement, s'il arrive que la loi soit violée en fait, nous avons en nous un sentiment qui s'en trouve blessé, et nous en souffrons.

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10. Enfin, dans un grand nombre de cas, les sociétés humaines, chacune sur le territoire et pour les personnes à l'égard desquelles s'étend leur autorité, formulent textuellement les nécessités d'actions ou d'inactions qu'elles reconnaissent comme pouvant être exigées; et pour moyen de contrainte, elles mettent, au besoin, les pouvoirs publics et la force collective de l'association au service de ceux qui en réclameront l'observation. Ces sortes de lois sont dites alors lois positives, par opposition aux lois rationnelles, qui nous sont révélées par la seule autorité de la raison. savoir par qui et comment ces formules ou lois positives sont décrétées, par qui et comment est exercée, au besoin, la contrainte qui doit les faire exécuter, c'est ce qui dépend de la constitution de chaque société et de l'organisation qu'y ont reçue les pouvoirs publics.

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11. Ce sont ces dernières lois, rationnelles ou positives, dont l'étude constitue le domaine du jurisconsulte. C'est à ces lois que correspondent les expressions de jus en latin, et de droit en français. On a appelé juste ou droit ce qui, dans les actions ou inactions des hommes, est conforme à ces lois, et injuste ou tort ce qui n'y est pas conforme. Puis, par cette faculté d'abstraction et de généralisation qui tient tant de place dans les idées et dans les langues humaines, de même que de la qualité d'être blanc, d'être noir, d'être vrai, d'être beau, notre esprit a fait sortir les idées générales abstraites, le blanc, le noir, le vrai, le beau, de même de la qualité d'être juste ou droit il a tiré l'idée abstraite générale, le juste, le droit; et par des figures variées de langage, le même mot s'est tourné ensuite en plusieurs autres significations secondaires dans lesquelles il est encore employé.

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12. En résumé, si l'on cherche une définition de la loi, on dire que toute loi est une nécessité d'action ou d'inaction : pourra nécessité matérielle dans les lois physiques ou physiologiques; nécessité morale, ou, en d'autres termes, métaphysique dans les lois morales et dans celles d'où est tirée l'idée générale de droit. — Lorsque Montesquieu a défini les lois des rapports nécessaires, y a eu dans cette formule transposition d'idées. La loi, en effet, n'est pas un rapport, mais bien la nécessité d'action ou d'inaction qui existe dans les rapports des corps ou des êtres entre eux. Ce ne sont pas les rapports qui sont nécessaires, un très-grand nombre sont accidentels; mais dès qu'ils se produisent, la nécessité qui forme la loi y commande. - Le moyen de contrainte, dans les lois physiques et dans les lois physiologiques, est hors de nous et hors de toute autre créature: il gît dans les forces mêmes de la création. Dans les lois morales (stricto sensu), il est uniquement en nous. Tandis que dans les lois auxquelles se réfère l'idée de droit, le moyen de contrainte est à la fois en nous et dans la volonté d'autrui; avec l'emploi des pouvoirs et des forces collectives de la société pour opérer matériellement cette contrainte s'il s'agit de lois positives.

13. Quant au droit, puisqu'il n'est qu'une abstraction généralisée, qu'une conception métaphysique de notre intelligence, et qu'il est reconnu entre les esprits logiques que les abstractions, que les conceptions métaphysiques ne se définissent pas, du moins rigoureusement, il faut renoncer à en donner une définition irrẻprochable.

14. Cependant, si l'on observe ceci : 1° que les situations dans lesquelles la raison humaine reconnait l'existence d'une loi de conduite extérieurement obligatoire, et d'où elle abstrait en conséquence la conception du droit, présentent toujours un ou plusieurs hommes en rapport avec un ou plusieurs autres, l'un ayant le pouvoir moral, la faculté d'exiger quelque chose de l'autre; de telle celui-ci se soumette et satissorte que nous éprouvons le désir que

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