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gloire; la peur d'arrêter encore dans son cours une révolution déja trop longue; la peur de nous affaiblir par nos désordres, et d'appeler par là l'ennemi; la peur de ruiner la fortune publique; la de déshonorer la Liberté aux yeux de ceux qui la connaissent assez mal pour lui imputer nos fautes; et tant d'autres peurs, malheureusement trop fondées, soient les seules qui ne nous touchent point.

peur

Citoyens honnêtes et timides, les méchans veillent, et vous dormez! les méchans sont unis, et vous ne vous connaissez pas! Les méchans ont le courage de l'intérêt, le courage de l'envie, le courage de la haine; et les bons n'ont que l'innocence, et n'ont pas le courage de la vertu !

J'ai indiqué un bien petit nombre des sacrifices que chaque jour reçoit la Peur; je lui en ai peutêtre fait plus d'un moi-même; je ne lui ferai pas celui de dissimuler le nom de l'auteur qui vient de chanter cet hymne à sa louange.

PREMIER CHAPITRE

D'UN OUVRAGE

SUR LES CAUSES ET LES EFFETS

DE LA PERFECTION ET DE LA DÉCADENCE DES LETTRES.

Il n'y a de bonheur pour aucune espèce vivante qu'à suivre ce à quoi la Nature la destine. Les hommes, d'après la perfection de leur voix et de leurs organes, et leur inquiétude à chercher toujours quelque chose, à se dégoûter du présent, à s'étendre en tous sens, à s'élancer en de nouvelles idées, et à laisser des vestiges de leur existence, doivent sentir que la Nature ne les a point créés pour ne connaître que les soins et les appétits de la vie animale, comme les bêtes, mais pour agir d'esprit non moins que de corps, et pour vivre ensemble.

Nulle société ne pouvant durer sans l'équité et la justice, elle les a faits capables de moralité dans leurs actions: ils sont donc composés de raison et de passions. Les unes, mal dirigées, aveuglent et perdent l'autre; mais, quand les unes

sont réglées par des mœurs saines et de bonnes lois, et que l'autre reste libre et vraie, alors la raison nous fait juger ce qui est bon et utile; et les passions nous échauffent d'un amour avide pour ce qui est beau et illustre. Quelques-uns, plus grands que tous, n'ont que le pur enthousiasme de la vertu; d'autres y joignent le désir de la gloire. De ce désir, ou de celui d'être utile, naît l'émulation, source de mille biens dans toute société bien ordonnée, puisqu'alors elle aiguillonne chaque homme à se montrer parfait dans la vertu, et le meilleur entre les bons. Ce sentiment est bien loin de l'envie : car il est fondé sur la conscience de ses talens et de sa probité, et sur l'estime qu'on fait d'autrui; et l'envie est un aveu d'impuissance et d'infériorité.

Deux choses, étant plus que les autres le fruit du génie ou du courage, et ordinairement de tous deux, mènent plus souvent à la vraie gloire: ce sont les grandes actions qui soutiennent la chose publique, et les bons écrits qui l'éclairent. Bien faire est ce qui peut le plus rendre un homme grand; bien dire n'est pas non plus à dédaigner; et souvent un bon livre est lui-même une bonne action; et souvent un auteur sage et sublime, étant la cause lente de saines révolutions dans les mœurs et dans les idées, peut sembler avoir fait lui-même tout ce qu'il fait faire de bien. Mais,

dans les commencemens des républiques, la vertu étant encore un peu rude et agreste, et chacun ne veillant qu'à s'établir sûrement, à travailler à sa terre, à maintenir sa famille, à protéger le pays par le glaive, on ne songeait point aux lettres, on s'évertuait chez soi, on suait à l'armée; avec peu d'expérience on n'avait que peu à dire dans la place publique; on laissait de hauts faits à narrer, sans s'occuper de narrer ceux d'autrui; et, pour toutes lettres, on chantait et on se transmettait de bouche des poésies chaudes et populaires, toujours le premier fruit de l'imagination humaine, où les rhythmes harmonieux et les vives descriptions de guerres patriotiques, et de choses simples et primitives, exaltaient la pensée et enflammaient le courage. Puis, quand, les établissemens fixés, les fortunes assurées, les ennemis chassés, on goûta le loisir et l'abondance, les arts de la paix naquirent en foule. Le tems et les révolutions étrangères ou domestiques avaient éclairé sur plus d'objets: on chercha la célébrité par les monumens de l'esprit. On trouva juste de donner et d'obtenir l'immortalité pour récompense du mérite; on raconta d'autrui avec enthousiasme, ou de soi avec fidélité; et joignant, pour le bien public, celle-ci aux autres institutions salutaires, les poètes, par leurs peintures animées; les orateurs, par leurs raisonnemens pathé

tiques; les historiens, par le récit des grands exemples; les philosophes, par leurs discussions persuasives, firent aimer et connaître quelques secrets de la nature, les droits de l'homme, et les délices de la vertu. Certes, alors les lettres furent augustes et sacrées: car elles étaient citoyennes. Elles n'inspiraient que l'amour des lois, de la patrie, de l'égalité, de tout ce qui est bon et admirable; que l'horreur de l'injustice, de la tyrannie, de tout ce qui est haïssable et pernicieux; et l'art d'écrire ne consistait point à revêtir d'expressions éblouissantes et recherchées des pensées fausses ou frivoles, ou point de pensées du tout, mais à avoir la même force, la même simplicité dans le style que dans les mœurs, à parler comme on pensait, comme on vivait, comme on combattait. Alors aussi les lettres furent honorées, car elles méritaient de l'être. On se plut à révérer des hommes qu'on voyait travailler dans les travaux communs, et travailler encore quand les autres se reposaient; se distinguer de leurs citoyens par un talent de plus; veiller sur les dangers encore lointains; lire l'avenir dans le passé; employer leur étude, leur expérience, leur mémoire au salut public; aussi vaillans que les autres, et plus éclairés, servir la patrie par la main et par le conseil. Comme ils étaient respectables, ils furent aussi respectés;

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