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LA MACÉDOINE.

PREMIÈRE PARTIE

La Macédoine et le différend serbo-bulgare

I.

La Macédoine depuis la constitution de l'Etat bulgare jusqu'à la conquête ottomane.

1. Le pays que l'on désigne sous le nom de Macédoine a les frontières suivantes: à l'est, la Mesta et le massif du Rhodope; au sud, la mer Egée, la presqu'ile Chalcydique, la Bistritza depuis son embouchure jusqu'à son cours supérieur et le mont Gramos; à l'ouest, une ligne qui part du mont Gramos, laisse le lac d'Ochrida et Debra à l'est et atteint la crête du Char; au nord, la grande chaine de montagnes qui s'étend du Char jusqu'au Rila.

Dans ces limites, la Macédoine a une superficie de 65.000 kilomètres carrés et une population qui, en 1912, comptait environ 2.250.000 habitants.

2. Jusqu'à la grande migration des peuples, la population de la Macédoine, qui appartenait, comme il est notoire, à la grande famille thraco-illyrienne, subit, après sa période de splendeur sous Philippe et Alexandre, la domination romaine et fit plus tard partie de l'empire d'Orient. Lorsque les Slaves, succédant à d'autres tribus barbares, dévalèrent du Danube vers la mer Egée, cette province était, ainsi que la plus grande partie de la péninsule balkanique, effroyablement dévastée et presque dépeuplée, comme l'attestent tous les chroniqueurs de l'époque. 3. La Macédoine, ainsi que la Thrace et la Mésie, furent occupées par les tribus slaves issues du grand bloc de la Russie méridionale et du bas-Danube. Un peu plus tard, les Slaves détachés du grand noyau des Carpathes et qui portaient le nom de Serbes, s'établirent dans la partie occidentale de la péninsule balkanique.

Le premier qui établit cette distinction fut le célèbre savant tchèque Šafarik. D'autres savants tchèques, Jireček et Niederle, ont donné à cette théorie encore plus de rigueur et de précision. Délimitant le domaine géographique occupé par les Serbes, tous les deux affirment que ceux-ci n'ont point dépassé le mont Char et la Morava. On trouve la même thèse chez l'historien serbe Stanojevitch qui, désignant sous le nom de „Slaves libres" les tribus du bas-Danube et sous le nom de Slaves Avares" ceux des Carpathes, écrit: „Au milieu du VII-e siècle, les Slaves libres du bas-Danube occupèrent en masses denses toute la partie orientale et le sud de la presqu'ile balkanique; les Slaves Avares, la région de l'ouest et du nord-ouest". (St. Stanojevitch, Histoire du peuple serbe, (en serbe), 2-e éd. Belgrade 1910 p. 32), (Vair annexes No 1, 2, 3).

4. L'immigration slave dans les Balkans se fit dans les cadres de l'empire byzantin et ne donna pas naissance à une formation politique nouvelle. Le premier Etat indépendant issu de l'invasion des barbares dans les Balkans fut le royaume bulgare, fondé en 769 par Asparouch dans la Dobroudja actuelle. Quand on suit sur une carte les agrandissements successifs de cette Bulgarie, on remarque aussitôt que son expansion était dirigée principalement vers le sud-ouest et l'ouest. Au IX-e siècle, sous le tsar Boris I-er, toute la Macédoine, sauf quelques points du littoral, faisait déjà partie de l'empire bulgare.

En Macédoine comme en Mésie et en Thrace, où la domination bulgare se consolida également, il se fit, par un phénomène point rare à cette époque et dont l'histoire française offre l'exemple le plus typique, une fusion complète entre les conquérants et la race soumise. De cette fusion naquit une nation nouvelle. slave de langue et bulgare de nom. (An. 4, 5).

5. Dans l'existence de cette nation nouvelle la Macédoine devait jouer un rôle tout particulièrement important. Ainsi, à la conversion des Bulgares au christianisme, au milieu du IX-e siècle (865), la Macédoine devint le foyer de leur civilisation naissante et de leurs lettres. De la Macédoine étaient originaires les frères Cyrille et Méthode, qui inventèrent l'alphabet slave et qui traduisirent en idiome slave les livres saints et la liturgie. „Cet idiome, dit M. Louis Leger, professeur au Collège de France, n'est point, comme on pourrait le croire, une langue-mère d'où dérivent les idiomes slaves modernes, c'est simplement une sœur aînée, c'est l'ancienne langue des Slaves bulgares, dans laquelle l'apôtre Cyrille traduisit les Ecritures au IX-e siècle" (Louis Leger, Le monde Slave, Paris, 1873, p. XVIII). Un autre savant français, M. E. Denis, professeur à la Sorbonne, appelle paléo-bulgare le dialecte parlé en Macédoine et dont les deux apôtres se servirent pour leur traduction.

Outre les deux apôtres Cyrille et Méthode, la Macédoine a donné au progrès moral des Bulgares et à l'essor de leur littérature la grande figure de St. Clément, évêque d'Ochrida sous Boris et Siméon (m. en 916). St. Clément fit de cette ville un centre de culture religieuse et littéraire et mérita le titre de grand flambeau des terres bulgares" qui lui est décerné par les hagiographes. (An. 6, 7, 8).

6. Non moins importante a été la part prise par la Macédoine dans la vie politique de la nation bulgare. Lorsque sous le faible tsar Pierre l'influence byzantine s'installa à la cour de Preslav, à la suite d'une tsarine venue de Constantinople, la Bulgarie macédonienne qui, selon l'expression de l'historien français A. Rambaud était plus guerrière, plus féodale, plus nationale de sentiment, plus antigrecque que celle dont Preslav-la Grande était la capitale", se détacha de l'empire et forma, sous la dynastie des Chichman, un Etat bulgare séparé. La Bulgarie orientale ayant été sur ces entrefaites subjuguée par l'empereur byzantin Jean Zimiscès (972), la liberté et l'indépendance bulgares se réfugièrent en Macédoine.

L'empire bulgare de Macédoine eut une existence courte, mais pleine d'éclat. Sous le règne de Samuel (980-1014), il prit une extraordinaire extension, mais le foyer de sa puissance fut toujours la Macédoine. „Le centre, le noyau, le cœur de la puissance du tsar Samuel, dit l'historien français M. Schlumberger, fut constamment, bien mieux que la Mésie orientale ou la Bulgarie propremeut dite, cette vieille terre de Macédoine ou Bulgarie Ochridienne (d'Ochrida) à l'ouest du Vardar, non point

certes le thème byzantin de ce nom, mais la vraie Macédoine antique des prédécesseurs d'Alexandre". (Gustave Schlumberger, L'Epopée Byzantine, I, p. 612).

La capitale de Samuel, qui se déplaça successivement de Vodena à Prespa et d'ici à Ochrida, ne fut jamais hors de la Macédoine.

Durant son règne de trente-quatre ans Samuel fit à Byzance une guerre presque sans trêve. Ce fut une lutte à mort entre la race bulgare et l'empire grec. Aussi l'historien français déjà cité, M. Schlumberger, appelle-t-il Samuel un héros national bulgare, „la plus noble personnification de la lutte pour l'indépendance nationale qu'aient vu ces sombres jours du X-e siècle".

En 1018 l'empire de Samuel succomba, lui aussi, sous les coups de Byzance. De l'Etat bulgare il ne resta plus qu'une seule institution nationale, le patriarcat d'Ochrida, dont Basile II, le vainqueur de Samuel, confirma par trois chrysobulles successifs l'autonomie et la juridiction sur les pays bulgares. Les Bulgares, dit l'historien français déjà mentionné, M. E. Denis, (Dans Lavisse et Rambaud, Histoire Générale, I, p. 734) les Bulgares conservèrent du moins leur indépendance religieuse. Ochrida, qui avait été la capitale de la Bulgarie occidentale, reste le centre de leur Eglise". (An. 9, 10).

7. Les Bulgares de Macédoine étaient trop belliqueux et avaient trop l'orgueil de leur race pour se résigner à la servitude. Au cours du XI-e siècle les chroniqueurs byzantins enregistrent deux insurrections de la population en Macédoine: l'une en 1040 qui eut pour centre Skopié (Uskub) et qui proclama Delian „tsar de Bulgarie", l'autre en 1073, qui se déroula dans les mêmes lieux et eut pour chef Georges Voïtech.

Après l'échec de ces deux tentatives, la domination byzantine se consolida, pour un certain temps, en Macédoine. Ainsi que Basile II en avait disposé, tout le pays resta sous l'autorité d'un vice-empereur qui portait le titre de „duc ou satrape de toute la Bulgarie" et qui eut pour capitale Skopié.

8. La révolution proclamée en 1186 à Tirnovo par Pierre et Assen fit ressusciter l'indépendance bulgare. L'empire fondé par eux, s'étendant rapidement dans les limites ethnographiques de la race bulgare, engloba bientôt toute la Macédoine, à l'exception d'une partie du littoral égéen. Sous Jean-Assen II (1216--1240), qui porta la puissance bulgare à son apogée, la suzeraineté bulgare s'étendit même sur Salonique.

9. La mort de Jean Assen II fut suivie d'une période sombre. Epuisée par ses luttes avec les Grecs et les croisés, ravagée sans cesse par les barbares venus d'au-delà du Danube les Tatares entre autres, disloquée par le féodalisme naissant, la Bulgarie déclina rapidement. De sa faiblesse profita le royaume de Serbie qui, sous la dynastie des Niémanides, s'était fortement constitué. En 1282 les Serbes purent prendre pied dans une partie de la Macédoine du Nord, notamment à Skopié. Puis leur poussée subit un arrêt. Enfin sous Douchan le Fort (1331-1355) ils s'emparèrent de tout le pays macédonien, ainsi que de l'Epire, de la Thessalie, de la Béotie et de l'Acarnanie.

Maître de la Macédoine, Douchan n'oublia pas qu'il régnait sur un pays étranger; bien au contraire il s'empressa d'ajouter à ses autres titres celui de tsar des Bulgares, titre qui n'était légitimé que par la possession de la Macédoine, puisque son pouvoir ne s'étendait sur aucune autre contrée bulgare.

Le vaste empire de Douchan, qui n'avait pour base que la conquête, ne survécut point à la mort de ce prince. La Macédoine fut la première à se détacher. Elle passa aux mains de plusieurs grands féodaux qui s'y taillèrent des principautés indépendantes: c'est ainsi qu'Ouglèche régna dans la Macédoine orientale, Déïan au nord de la province, et Valkachine (Voukachine) à Prilep (Perlépé). La nationalité de ces souverains fait toujours l'objet d'une controverse historique; mais ce qui reste un point établi, c'est qu'ils portaient des titres bulgares. Le fait est attesté par plus d'un contemporain. Ainsi, dans la chronique de l'Albanais Musachi, Valkachine est appelé re di Bulgaria. Un autre chroniqueur de l'époque, le Serbe Mihailo Constantinovitch, appelle Marco, fils de Valkachine, prince bulgare.

La domination serbe en Macédoine fut donc bien brève. Elle dura 73 ans à Skopié (Uscub), 25 ans à Vélès (Keuprulu), 21 ans à Prilep (Perlépé), 10 ans à Serrès. En dehors de quelques monuments d'architecture religieuse, elle ne laissa point de trace dans la province. (An. 11, 12, 13).

II.

La Conquête Ottomane.

10. Lors de l'apparition des Turcs dans les Balkans la Bulgarie était morcelée en plusieurs principautés. La conquête ottomane, qui s'étendit par des bonds prodigieux dans toute la péninsule, eut pour effet de réunir dans les limites d'un seul Etat étranger toute la nation bulgare. Quoique diminuée par les massacres et les conversions forcées, celle-ci conserva, avec son nom et ses traditions, tout son térritoire historique. En effet, les voyageurs de l'Europe chrétienne de même que les géographes turcs des siècles passés assignent invariablement aux Bulgares les limites suivantes: à l'ouest, la Morava, le mont Char et le Drin; au sud, la Bistritza et les plaines de la mer Egée; à l'est, la mer Noire et au nord, le Danube. Leurs témoignages sont particulièrement éloquents pour la Macédoine dont ils établissent d'une manière expresse le caractère bulgare. Les Turcs Hadji Khalfa et Evlia Tchélébi sont sous ce rapport tout aussi nets que, par exemple, l'ambassadeur vénitien Lorenzo Bernardo ou le Français du Fresne, qui fit partie, lui aussi, de plusieurs ambassades en Orient. (An. 14, 15, 16, 17).

11. C'est dans les actes de la Propaganda Fide que se trouvent les informations les plus précieuses sur l'étendue ethnographique de la Bulgarie. Les missions que le Saint Siège entretenait dans les Balkans ont effectivement noté avec soin les limites de toutes les races dans cette partie de l'Europe. Au sujet des terres bulgares et tout spécialement de la Macédoine leurs données sont aussi abondantes que précises. Skopié et Ochrida surtout, comme sièges d'archevêques catholiques, y figurent constamment comme villes situées dans l'ancien territoire bulgare et habitées toujours par une population bulgare. (An. 18, 19).

12. La conquête ottomane détruisit toutes les églises autonomes dans les Balkans et plaça leur territoire sous la juridiction du Patriarcat grec de Constantinople. Cependant, une exception fut faite en faveur du Patriarcat d'Ochrida qui, jusqu'à la moitié du XVII-e siècle, incarna les traditions du peuple bulgare et. en demeura le symbole vivant. En 1767 ce Patriarcat fut lui aussi aboli, grâce aux intrigues de l'hellénisme dont pointaient déjà les rêves pour l'assimilation de tous les chrétiens de rite orthodoxe dans un empire byzantin ressuscité. A partir de cette date toute la race bulgare fut soumise au joug spirituel des Grecs du Phanar.

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Les débuts de la renaissance bulgare et la

Macédoine.

13. Cinq ans exactement avant la suppression du Patriarcat d'Ochrida, la renaissance morale du peuple bulgare fut inaugurée par un moine bulgare du Mont Athos, Païssii, qui, en composant une histoire du peuple bulgare, fit revivre chez ses compatriotes les souvenirs du passé et exalta le sentiment de leur race. Cet initiateur de la renaissance bulgare était Macédonien; il etait né dans la région de Razlog.

Ce même Macédonien fut le premier Bulgare qui traça, dans un livre, les limites de sa patrie. La Macédoine y figure au même titre que la Bulgarie orientale. (An. 20).

14. L'histoire de Païssii ne fut imprimée que vers le milieu du XIX-e siècle, mais elle circula en manuscrit dans tous les pays bulgares, multipliée et répandue par des copistes zélés et enflammant partout la conscience nationale. C'est en Macédoine que la voix de Païssii suscita les premiers élans du réveil de la race, car la tradition bulgare y était plus vivante qu'ailleurs. C'est là notamment que prit naissance la nouvelle littérature bulgare. Ainsi, Hadji Ioakim de Kitchevo et Cyrille de Tétovo publièrent, l'un en 1814, l'autre en 1816, les premiers livres en langue bulgare moderne, basée sur les dialectes macédoniens. Néophyte Rilski, Macédonien de Bansko, composa la première grammaire de la langue bulgare et fit la première traduction en bulgare du Nouveau Testament (1840). Raïko Jinzifoff (1839-1877), de Vélès, fut un des premiers en date parmi les poètes lyriques dans la littérature bulgare des temps nouveaux. Les frères Miladinoff, de Strouga, publièrent le premier recueil de folklore bulgare. Pârlitcheff (1830---1892), d'Ochrida, traduisit le premier l'Illiade en bulgare. Il faut noter aussi que la première typographie bulgare fut installée à Salonique en 1838, par Hadji Théodossii, né à Doïran. (An. 21).

IV.

La Macédoine et les luttes bulgares pour une
Eglise nationale.

15. La Macédoine devança les autres pays bulgares non seulement dans la résurrection des lettres, mais aussi dans le mouvement pour l'affranchissement du joug spirituel grec et la restauration de l'Eglise nationale. C'est en 1829 que la ville de Skopié obtint de la Porte un firman pour la construction d'une église bulgare et qu'elle exigea du Patriarcat grec de Constantinople un évêque de nationalité bulgare. La ville de Tirnovo, ancienne capitale de la Bulgarie, ne fit une demande analogue que dix ans plus tard, en 1840.

16. L'agitation des Bulgares ne visait à ses débuts qu'à obtenir du Patriarcat grec des évêques de race bulgare. Le programme d'une Eglise bulgare indépendante fut formulé pour la première fois par l'évêque Nathanail, originaire du village Koutchevichta, près de Skopié. Dans son Autobiographie, qui est un document précieux pour l'histoire de la renaissance bulgare, ce prélat raconte la propagande active qu'il fit pour la cause bulgare à Kiev, à Moscou, à Pétrograde, à Varsovie, à Prague et jusque dans les pays serbes. En 1852 il fit imprimer à Prague, sous le pseudonyme de N. Bogdan, une Lettre amicale d'un Bulgare à un

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