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La guerre était à présent virtuellement finie. Peu après, les belligérants reprenaient à Londres leurs négociations de paix. Mais, pendant que ces négociations se poursuivaient dans la capitale britannique, un grave conflit s'était engagé entre la Serbie et la Bulgaire au sujet de la Macédoine.

XI.

Le traité de 1912 et le conflit serbo-bulgare
pour la Macédoine.

78. L'histoire établira un jour si, en signant le traité de 1912, le gouvernement serbe avait l'intention de l'observer loyalement en ce qui concerne la Macédoine. En tout cas, s'il a jamais eu cette intention, il n'y a guère persisté. Il a été déjà rappelé plus haut que cinq mois et demi après la signature de ce traité, juste deux jours avant la mobilisation générale contre la Turquie, M. Pachitch avait, dans une circulaire envoyée aux légations et consulats serbes à l'étranger, attribué à la Serbie les trois villes de Kitchévo, Prilep et Ochrida qui, d'après l'accord précis de 1912, faisaient partie de la zone à laquelle la Serbie avait expressément renoncé. Durant les négociations à Londres, au mois de décembre 1912, le premier délégué serbe, M. St. Novakovitch, avait, en renouvelant le procédé ci-dessus mentionné de M. Pacbitch, remis à la Conférence des ambassadeurs, réunie au sujet de l'Albanie, un mémoire où, contrairement au traité de 1912, il revendiquait. lui aussi, Prilep pour la Serbie.

Si dans ces premières atteintes portées par les hautes sphères politiques serbes au traité de 1912 on peut observer quelque hésitation on du moins une tactique précautionneuse, c'est d'une façon dépourvue d'artifice que les autorités militaires serbes se mirent, à peine la guerre commencée, à désavouer ce traité. En effet, dès que les troupes serbes s'établirent en Macédoine, le haut commandement considéra les régions occupées comme déjà annexées à la Serbie.

Le haut commandement serbe n'ignorait point qu'une telle manière d'envisager les choses était de nature à amener un conflit avec la Bulgarie. Bien au contraire, il considérait ce conflit comme inévitable. Aussi son premier souci fut-il de se préparer pour une guerre avec la Bulgarie. Aussitôt le premier armistice avec la Turquie conclu (20) nov. 3 décembre), les troupes serbes recevaient l'ordre de se retrancher dans Ovtché-Polé et sur le massif d'Ossogovo. (An. 113).

79. Simultanément avec ces préparatifs de guerre dirigés contre la Bulgarie, fut entreprise par les autorités serbes d'occupation la destruction de la conscience bulgare en Macédoine.

Lorsque les Serbes avaient pénétré en Macédoine, ils avaient eu la surprise très pénible de constater combien peu de place y tenait le serbisme. Au lieu d'une population serbe, ils trouvaient des instituteurs serbes sans élèves et des prêtres serbes sans ouailles. Il y avait bien, à Skopié, un évêque nommé par le Patriarcat grec de Constantinople et Serbe de nationalité, mais l'isolement dans lequel se trouvait ce représentant du serbisme ne faisait que mieux ressortir le néant de l'oeuvre accomplie par la propagande serbe depuis 1889.

En face de cette plante chétive qu'était le serbisme, la vie nationale bulgare apparaissait comme une végétation forte et luxuriante. Les autorités militaires serbes s'acharnèrent à l'extirper. L'enquête qui, dans l'automne de 1913, fut faite dans les Balkans par la commission internationale nommée par la fondation Carnegie, a établi le détail des

procédés employés pour étouffer la conscience bulgare en Macédoine. I ne sera parlé ici, faute de place, que des résultats.

Dans la partie de la Macédoine occupée par les Serbes il y avait cinq évêques bulgar s, à Skopié, à Vélès, à Monastir, à Ochrida et à Débra: les autorités serbes chassèrent ces prélats de leurs diocèses. La population bulgare dans les mêmes régions possédait des écoles secondaires et primaires au nombre de 858 avec 45,033 élèves, garçons et filles: toutes ces écoles furent fermées par les autorités serbes. Toutes les bibliothèques bulgares furent détruites. Posséder un livre bulgare devint un délit. Tout ce qui rappelait le caractère bulgare de la Macédoine devait être aboli; on alla jusqu'à défendre aux Macédoniens de conserver leur nom à terminaison bulgare: tel qui toute sa vie s'était appelé Ivanoff devait, sous peine d'être puni, s'appeler désormais Ivanovitch.

80. Le parti pris de considérer le traité de 1912 comme inexistant, parti pris si brutalement affirmé en Macédoine, ne tarda pas à donner le ton à toutes les manifestations de la politique serbe. C'était, en effet, à celle-ci de chercher à légitimer la prise de possession de la Macédoine. Le premier pas de la politiqne serbe dans cet ordre d'idées fut un essai d'amoindrir et même de nier les succès de l'armée bulgare. On se rappelle l'admiration suscitée par les victoires bulgares dans l'opinion publique européenne. C'est sous l'effet de ces victoires que s'écroula la théorie des puissances sur le maintien du statu quo en Turquie. „La première victoire de Kirk-Klissé, écrivait M. Paul Doumer, (Archives diplomatiques, LII année; 3-e série, 1913, t. 126, p. 131) dans le rapport de la commission du Sénat (mars 1913). produit à Vienne une profonde impression et la presse reconnait que la formule du statu quo dans les Balkans, dont on pouvait s'accommoder aussi longtemps qu'on croyait à la résistance militaire de la Turquie, n'est plus soutenable. L'Europe doit s'habituer à l'idée de transformations profondes en Orient".

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Les militaires n'étaient pas moins impressionnés que les hommes politiques. Dans une étude remarquable publiée dans la Revue des Deux Mondes (Revue des Deux Mondes, 1-er mars 1913, p. 146), le commandant Patrice Mahon, mort glorieusement au cours de la guerre européenne, parlait avec enthousiasme de la grande étreinte de Lulé-Bourgas, fameuse demain dans l'histoire à l'égal des journées de Leipzig, de Gravelotte et de Moukden". M. Messimy, qui a étudié sur place la campagne de Thrace, écrivait dans la Rerue Bleue (No 19, 1913, p. 580) ?? · · . pour vaincre la résistance turque dans la bataille de six jours qui a décidé le sort de toute la guerre, le général Radko Dimitrieff a dû mettre en ligne jusqu'au dernier bataillon de ses réserves". . . Dans un remarquable ouvrage sur les Grandes Batailles de l'Histoire, le lieutenant-colonel Colin (L'Colonel Colin, Les Grandes Batailles de l'Histoire, de l'antiquité à 1913. (Bibliothèque de Philosophie scientifique), Paris, 1915, p. 253266) range également la bataille de Lulé-Bourgas au nombre des grandes dates de l'histoire militaire.

L'influence décisive de la campagne bulgare sur l'issue de la guerre était reconnue par l'opinion européenne avec non moins de netteté. Voici ce que, à ce sujet, ecrivait un éminent publiciste français, M. Francis Charmės:

„Si les Turcs étaient vainqueurs des Serbes, des Monténégrins et des Grecs, mais vaincus par les Bulgares, leurs victoires ne leur serviraient pas beaucoup plus que n'a servi aux Autrichiens celle qu'ils ont remportée sur les Italiens en 1866 pendant qu'ils étaient battus par les Prussiens. Sadowa n'a pas seulement compensé Custozza, il l'a supprimé.

En revanche, si les Turcs vaincus par les Grecs, les Monténégrins et les Serbes étaient vainqueurs des Bulgares, leurs défaites perdraient beaucoup de leur importance, leur victoire seule garderait toute son efficacité. Evidemment, c'est ce qu'ils ont pensé quand ils ont arrêté un plan de campagne qui peut se résumer en deux ou trois idées très simples et au total très justes: opposer le minimum de forces aux ennemis. secondaires, en condenser le maximum contre l'adversaire principal, enfin retarder le choc principal". (Revue des Deux Mondes, 1-er novembre 1912, p. 230). Dans l'étude plus haut mentionnée, M. Messimy ancien ministre de la guerre français, appréciait ainsi les opérations de Thrace:

Mais, tandis que la flotte grecque, maitresse de la mer, interdisait à ces dernières [les troupes ottomanes] tout renforcement et tout secours, en Thrace, au contraire, l'incessant afflux des contingents d'Asie-Mineure a permis à l'état-major ottoman de nourrir" constamment ses effectifs. Les forces qu'il peut mettre en ligne aujourd'hui à Tehataldja, à la fin de la campagne, malgré la perte de 100.000 prisonniers, d'autant de morts ou de blessés, sont à peu près égales à celles que, dès le début de la guerre, il pouvait opposer aux armées bulgares.

Celles-ci ont donc du, seules, combattre des effectifs doubles de cenx qu'ont trouvé devant elles les armées des trois autres pays alliés. Certains ecrivains prompts à l'enthousiasme out voulu attribuer uniquement à la Bulgarie le mérite de la victoire. Nier la part très importante qu'y ont prise la Grèce, la Serbie et le petit Montenegro. serait la plus criante des injustices. Mais quiconque considère impartialement les faits doit constater que c'est en Thrace que la lutte a été la plus prolongée et la plus dure, la victoire et le succès final le plus chèrement achetés. Tant pour cette cause que, par suite de la proximité de la capitale de l'empire ottoman, les opérations de Thrace sont considérées à bon droit comme les événements décisifs de la guerre qui s'achève“.

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81. Il est à remarquer que dans les premières semaines de la guerre avant que ne se fussent fait jour les préoccupations au sujet de la Macédoine la presse serbe n'était pas la moins prompte à reconnaitre l'éclat et la portée des victoires bulgares. Elle reconnaissait de même que l'armée bulgare avait opéré sur le théatre principal des opérations et qu'elle avait contre elle le gros des forces turques.

„En vertu de sa situation géographique, écrivait le 20 novembre un des principaux journaux de Belgrade, le Mali Journal, la Bulgarie devait entreprendre l'offensive la plus hardie par Andrinople vers Constantinople, centre de la force et de la civilisation turques. Sur ce théâtre des opérations les Turcs avaient concentré leurs forces principales (glavnou snagou svoïou) qui, au début de la guerre, atteignaient le chiffre de 180.000 combattants".

„Les opérations de l'armée bulgare sur le théâtre principal, continuait le journal serbe, se distinguent par une énergie qu'on n'avait pas vue en Europe dans la seconde moitié du XIX-e siècle. . . . De cette guerre l'armée bulgare sort avec une réputation encore plus brillante. Son oeuvre sera considérée comme un modèle pour les guerres futures".

Le Mali Journal observait dans le même article que durant l'armistice l'armée turque serait renforcée par des réserves considérables et que les troupes bulgares se trouveraient, en cas de reprise des hostilités, devant une tâche extrêmement difficile:

Il ne faut pas perdre de vue, déclarait ce journal, que par la suspension des hostilités, l'armée turque sera mise en position de recovóir

des renforts quotidiens de l'Asie-Mineure et pourrait acquérir sur les Bulgares la supériorité numérique, qui serait de nature à déterminer une volte-face dans toute la guerre: les Turcs pourraient alors passer avec succès à l'offensive, ce qui remettrait en question tous les résultats obtenus par les armées serbe et grecque".

Avec une impartialité égale la presse de Belgrade relevait la tache relativement plus facile échue à l'armée serbe. A propos de la bataille de Koumanovo, qui fut le plus grand succès de l'armée serbe au cours de la campagne de 1912, la Samoouprava, organe de M. Pachitch, écrivait, le 20 octobre, que les Turcs étaient au nombre de 40.000 (Touraka je bilo do 40000). La même évaluation se trouvait dans les autres journaux serbes.

Ces dispositions équitables se modifièrent brusquement le jour où les cercles dirigeants serbes décidèrent de considérer le traité de 1912 comme non obligatoire et de garder la Macédoine. Alors commença dans toute la presse serbe une campagne de dénigrement contre l'œuvre de guerre accomplie par l'armée bulgare.

Il fallut d'abord prouver que le théâtre principal des opérations n'était pas en Thrace, mais en Macédoine.

Les Turcs ont pensé de même, écrivait le 12 juin 1913 l'organe de M. Pachitch, la Samoouprava. Ils ont considéré la vallée du Vardar comme un théâtre d'opérations offensives, et la Thrace comme un théâtre d'opérations défensives. On voit cela d'après les fortifications. En Thrace, il y a des forteresses turques, dans la vallée du Vardar, il n'y en a pas“. C'est à cause des victoires serbes en Macédoine que les Turcs avaient demandé un armistice et non pas à cause de l'avance bulgare en Thrace:

„Pourquoi, s'écriait la Samoouprava, pourquoi les Turcs ont ils demandé l'armistice? Avaient-ils peur que les Bulgares ne passent par Tchataldja et entrent à Constantinople? Non! . . . Ils ont demandé l'armistice parce qu'ils avaient peur de nous, de l'armée serbe.

C'est à cause de la victoire serbe à Monastir que les Turcs ont demandé l'armistice".

L'organe des cercles militaires serbes, le Piémont, allait encore plus loin: il affirmait que même en Thrace les Bulgares n'auraient eu aucune victoire sans les Serbes:

„Si le contingent serbe n'était pas arrivé à leur aide, ils auraient été battus à Lulé-Bourgas“. (Piémont, 14/27 janvier 1913).

Il est inutile de rappeler qu'il n'y en avait aucun soldat serbe à Lulé-Bourgas.

Les Serbes, continuait ce journal, ont poussé leurs légions victorieuses jusqu'à trois mers, ils ont aidé aux Monténégrins à Plevlié et à Lech, aux Grecs à Florina et à Salonique, aux Bulgares à Andrinople, LuléBourgas, Tchataldja et Doïran".

Or, pas plus qu'à Lulé-Bourgas, il n'y avait eu de Serbes ni à Tehataldja ni à Doïran.

Cette campagne de presse serbe, dont le but n'était que trop visible, fut blâmée par les esprits prévoyants et les amis sincères des peuples balkaniques à l'étranger:

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Tous les théoriciens de l'art militaire, écrivait, par exemple, dans la Revue des Deux Mondes M. René Pinon (15 juin 1913), enseignent que le premier principe, à la guerre, qu'il s'agisse d'une armée ou de plusieurs armées alliées, est de chercher d'abord et de détruire le principal rassemblement des forces ennemies. C'est ce qu'ont fait les Bulgares; personne ne saurait leur en contester le mérite. Si nous rappelons cette vérité, ce

n'est nullement pour soutenir que les Bulgares ont seuls des droits sur les pays cédés par les Turcs, mais pour répondre à quelques journaux grecs ou serbes, qui prétendent que chacun doit garder ce qu'il occupe".

32. Conjointement avec la presse, la science serbe se mit en mouvement pour préparer le terrain à une violation des engagements assumés envers la Bulgarie. Les savants serbes qui, sous l'effet de l'accord bulgaro-serbe de 1912, avaient justifié le partage de la Macédoine entre la Serbie et la Bulgarie, s'empressèrent les premiers à se donner à euxmêmes un démenti.

Le cas le plus frappant est celui de M. Tsviyts, cas que la commission internationale Carnegie a été la première à relever dans son rapport. Au mois de novembre 1912, M. Tsviyts, une des plus éminentes personnalités scientifiques serbes, avait publié dans la revue anglaise Review of Reviews une étude où il traçait les limites des revendications serbes.

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La frontière sud de la Vieille-Serbie, disait-il, ou la limite qui divise les sphères des intérêts bulgares et serbes, part de la frontière bulgare, près de Kustendil, et passe par la ligne de partage des rivières Ptchinia et Kriva-Reka, de sorte que Kriva-Palanka et Kratovo restent dans la sphère bulgare, et Uscub avec Koumanovo, dans la sphère serbe. Ensuite la frontière traverse l'Ovtché-Pole, par la ligne de partage qui sépare la Brégalnitza de la Ptchinia et franchit le Vardar au nord de Vélès. De là elle passe par les pentes des montagnes Yapoupitza et par la ligne de partage ultérieure, atteint la montagne Baba jusqu'au lac d'Ochrida, de sorte que Prilep. Krouchévo et la ville d'Ochrida restent dans la sphère bulgare et que Strouga, Débra et Tétovo demeurent dans la sphère serbe".

L'athmosphère politique serbe ayant changé depuis que ces lignes avaient paru, M. Tsviyts ne les reproduisit plus dans la seconde édition de son étude. Dans le rapport de la commission Carnegie, (p. 26, en note) on trouve à ce propos l'observation suivante:

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L'article de M. Tsviyts a paru dans une traduction serbe, mais les revendications serbes, à ce moment, avaient déjà grandi, et la brochure de M. Tsviyts fut interdite. Il en a paru une seconde edition, adoptée par le „Bureau d'Informations", où le passage décrivant les frontières a été tout simplement omis".

83. Il faut supposer qu'au début de la campagne pour l'usurpation de la Macédoine, les cercles dirigeants de la politique serbe se sentaient quelque peu gênés par le souvenir du traité de 1912. Mais cette gêne ne se fit nullement sentir dans l'opinion publique. Dès que le moment lui parut opportun, celle-ci déclara sans ambages qu'un traité heurtant les intérêts serbes ne pouvait être considéré que comme nul et non avenu. Par les citations ci-dessous qui pourraient être multipliées on peut voir quelle fut à cette époque la doctrine serbe au sujet de la validité et du caractère obligatoire des traités.

indéfiniment

„Si les Bulgares, écrivait le 26 janvier v. st. la Srpska Zastava, organe du parti libéral, si les Bulgares réclament ces régions (la Macédoine) en vertu du traité, nous les réclamons en vertu de la nécessité. C'est précisément à cause de cela que notre thèse est juridiquement plus forte. Necessitas non habet legem (la nécessité ne connaît pas de loi) est une maxime connue dans le droit."

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Si le droit privé et le droit pénal, qui ont tous les caractères de la véritable science juridique, reconnaissent la violation des

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