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LE SPECTRE.

Don Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du ciel; et, s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.

SGANARELLE.

Entendez-vous, monsieur?

D. JUAN.

Qui ose tenir ces paroles? Je crois connoître cette voix,

SGANARELLE.

Ah! monsieur, c'est un spectre; je le reconnois au marcher.

D. JUAN.

Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c'est. (Le spectre change de figure, et représente le Temps avec sa faux à la main.)

SGANARELLE.

O ciel! voyez-vous, monsieur, ce changement de figure?

D. JUAN.

Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur; et je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit.

(Le spectre s'envole dans le temps que don Juan veut le frapper.)

SGANARELLE.

Ah! monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez

vous dans le repentir.

D. JUAN.

Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi.

SCÈNE VI.

LA STATUE DU COMMANDEUR, D. JUAN, SGANARELLE.

LA STATUE.

ARRÊTEZ, don Juan. Vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.

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Don Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste; et les grâces du ciel que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.

D. JUAN.

O ciel! que sens-je? Un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah! (Le tonnerre tombe, avec un grand bruit et de grands éclairs,

sur don Juan. La terre s'ouvre, et l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il est tombé, )

238 LE FESTIN DE PIERRE, ACTE V, SC. VII.

SCÈNE VII.

SGANARELLE.

VOILA, par sa mort, un chacun satisfait. Cicl offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n'y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d'années de service, n'ai point d'autre récompense que de voir à mes yeux l'impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde.

FIN DU FESTIN DE PIERRE.

SUR

LE FESTIN DE PIERRE.

:

Ce sujet ne fut pas du choix de Molière. Une comédie espagnole de Tirso de Molina, intitulée, EL COMBIDADO DE PIEdra, venoit d'être traduite en italien, et jouée à Paris avec beaucoup de succès: cette vogue passagère excita l'émulation des camarades de Molière : ils pensèrent que, si cette comédie pouvoit être arrangée pour leur théâtre, elle leur procureroit un gain considérable, et ne cessèrent de prier leur chef de se charger de ce travail. Le sujet répugnoit à Molière le merveilleux sur lequel le dénoûment est fondé lui paroissoit indigne d'un théâtre qu'il avoit épuré; et le caractère odieux de don Juan, dont les crimes sont du ressort de la justice, plutôt que de celui de la comédie, ne lui déplaisoit pas moins. Cependant il céda au vœu de sa troupe : la pièce fut jouée; mais le succès ne répondit pas à l'attente de ceux qui avoient spéculé sur cette entreprise. Soit que le goût des habitués de ce théâtre, formé par les chefs-d'œuvre de l'auteur, rejetât un genre qui leur étoit si contraire; soit que le parti qu'il avoit pris d'écrire en prose une pièce en cinq actes, quoique l'usage fût de les mettre en vers, parût une innovation condamnable, le parterre n'accueillit point LE FESTIN DE PIERRE; et les ennemis de Molière profitèrent de cette circonstance pour renouveler d'anciennes calomnies'.

I Voyez Vie de Molière.

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Il n'y a de commun entre la pièce de Tirso de Molina et LE FESTIN DE PIERRE de l'auteur françois que l'idée des princirôles : tous les détails du style, et tout le dialogue apparpaux tiennent à ce dernier : le personnage de M. Dimanche est de son invention.

Molière vit dans ce sujet l'occasion de faire des peintures de mœurs, et de porter un coup terrible aux hypocrites qui avoient empêché la représentation du TARTUFFE : il en profita; et ses tableaux, pleins de vérité, font le principal mérite de son ouvrage.

Le rôle de don Juan a plus d'un rapport avec les esprits forts de cette époque : ils n'avoient, comme on l'a vu dans le Discours préliminaire, aucune prétention à dogmatiser; leur doctrine ne s'appuyoit pas sur des sophismes captieux; et, faisant constamment l'application de leur système, ils se livroient sans raisonner à tous les excès qu'entraîne l'absence de la religion et de la morale. C'étoit une philosophie dont la théorie n'exigeoit pas beaucoup d'étude; et Molière l'a parfaitement développée dans cette pièce.

Sganarelle se distingue de tous les valets que Molière avoit jusqu'alors mis sur le théâtre : il ne favorise qu'à regret les vices de son maître; ces vices le révoltent; il ne perd jamais l'occasion de le prêcher. Son extrême ignorance le porte à s'embrouiller souvent dans ses sermons; et la peur d'être battu lui fait presque toujours tenir une conduite opposée à ses principes. Ce personnage original et naif soutient l'ouvrage : jamais il ne quitte don Juan; et ses scrupules, toujours vrais, empêchent qu'on ne soit entièrement révolté par la doctrine de son maître. C'est même un tableau très-moral que celui d'un grand seigneur, plein d'esprit et de valeur, mais dépravé, que son valet, entraîné par la vérité, ne peut s'empêcher de

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