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FIGARO. C'est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien maître. Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins,1 les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux gens de lettres, achevaient de déchiqueter et de sucer le peu de substance qui leur restait: fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d'argent, à la fin convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid; et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l'Estramadure, la Sierra-Moréna, l'Andalousie; accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, partout supérieur aux événements, loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là; aidant au bon temps, supportant le mauvais; me moquant des sots, bravant les méchants, riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde; vous mevoyez enfin établi dans Séville et prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira de m'ordonner.

LE COMTE. Qui t'a donné une philosophie aussi gaie?

FIGARO. L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer.

II. MONOLOGUE DE FIGARO.

(MARIAGE DE FIGARO, ACTE V, SCÈNE III.)

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Monsieur le comte, parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie! Noblesse, fortune, un rang, des places; tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus: du reste, homme assez ordinaire! tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent_ans gouverner toutes les Espagnes; et vous voulez jouter? . . (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée! Fils de je ne sais pas qui,2 volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête, et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie; et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire! Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre; me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé. . . . de je ne sais où, se plaint que j'offense dans mes vers la sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: Chiens de chrétiens! Ne pouvant

1 Stechmücke.

2 On dit plus souvent: de je ne sais qui. Omoplate se dit familièrement du plat de l'épaule. Proprement

avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant.-Mes joues se creusaient; mon terme était échu; je voyais de loin arriver l'affreux recors,1 la plume fichée dans sa perruque: en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sou, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net: aussitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un château fort,2 à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais.... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied). Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; et comme il faut dîner quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question: on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse: et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi! Le désespoir m'allait saisir; on pense à moi pour une place; mais par malheur j'y étais propre; il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler; je me fais banquier de pharaon: alors, bonnes gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un Dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais; puis laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. c'est l'os qui forme la partie postérieure de l'épaule et auquel se joint l'os du bras.

1 Les recors sont les gens que l'huissier mène avec lui pour servir de témoins et d'auxiliaires dans les exploits d'exécution. Il se dit quelquefois de l'huissier lui-même. 2 Allusion à la Bastille.

3 Trousse, étui où les barbiers mettent tout ce qui est nécessaire pour faire la barbe. Trousse se dit aussi d'une sorte de portefeuille, dans lequel les chirurgiens mettent les instruments dont ils se servent pour les opérations ordinaires.

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MIRABEAU.

HONORE-GABRIEL RIQUETTI, COMTE DE MIRABEAU, le plus grand orateur de l'Assemblée constituante, naquit à Bignon, près de Nevers, en 1749, et mourut à Paris, en 1791. Il eut une jeunesse très désordonnée; la rigueur avec laquelle le traitait son père, qui le fit emprisonner plusieurs fois, ne fit qu'aigrir son caractère indomptable. Revenu de ses égarements dans l'âge mûr, il s'occupa de politique, fut chargé, en 1787, d'une mission diplomatique secrète en Prusse, et se fit connaître par quelques écrits. La noblesse ayant refusé de l'élire député aux étatsgénéraux, en 1789, il se fit nommer par le tiers état de la ville d'Aix. Bientôt il domina tous les orateurs de l'assemblée nationale, éclipsa toutes les réputations et devint le centre autour duquel se groupa ce qu'il y avait d'hommes de talent dans le tiers état. Après s'être montré audacieux réformateur, Mirabeau se rapprocha de la royauté, gagné, à ce qu'on prétend, par l'or de la cour. Quoi qu'il en soit, en essayant d'arrêter le torrent révolutionnaire, le grand orateur, dont l'idéal était la royauté constitutionnelle, paraît avoir agi par conviction. Déjà sa popularité commençait à être ébranlée, lorsqu'il succomba tout à coup aux fatigues de sa vie orageuse.

Nous reproduisons un fragment du célèbre discours de Mirabeau sur la banqueroute. Par ce discours, l'orateur soutenait devant l'assemblée nationale le projet de Necker, son adversaire politique, qui voulait établir l'impôt énorme du quart de revenu pour aider le trésor public à payer ses dettes.

Mes amis, écoutez un mot, un seul mot: Deux siècles de déprédations et de brigandage1 ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir. Il faut le combler, ce gouffre effroyable; eh bien! voici la liste des propriétaires français; choisissez les plus riches afin de sacrifier moins de citoyens. Mais choisissez; car ne faut-il pas qu'un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l'ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume; frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes; précipitez-les dans l'abîme; il va se refermer . . . . Vous reculez d'horreur . . . . Hommes inconséquents! hommes pusillanimes! eh! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable, sans la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable, gratuitement criminel? car enfin cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien? Croyez-vous que les milliers, que les millions d'hommes qui perdront en un instant par l'explosion terrible ou par ses contrecoups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être

1 Le terme n'est guère parlementaire, mais il peint très bien les dilapidations des cours de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV. 2 Le déficit.

3 Allusion à l'action du chevalier romain Curtius qui, selon la tradition, se précipita dans l'abîme ouvert à Rome, lequel se referma aussitôt. C. Platz, Manuel de Littérature française. 10 éd.

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l'unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime?

Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes, qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d'autres, d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer ces mets dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse? Non, vous périrez; et, dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances. Voilà où nous marchons . . . . J'entends parler de patriotisme, d'invocations au patriotisme, d'élans du patriotisme. Ah! ne prostituez pas ces mots de patrie et de patriotisme. Il est donc bien magnanime, l'effort de donner une portion de son revenu pour sauver tout ce qu'on possède! Eh! messieurs, ce n'est là que de la simple arithmétique, et celui qui hésitera ne peut désarmer l'indignation que par le mépris qu'inspirera sa stupidité.

Oui, messieurs, c'est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale, c'est l'intérêt le plus grossier que j'invoque. Je ne vous dis plus comme autrefois: Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d'un peuple assemblé pour manquer à la foi publique? Je ne vous dis plus: Eh! quels titres avez-vous à la liberté? Quels moyens vous resteront pour la maintenir, si dès votre premier pas vous surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrompus, si le besoin de votre concours et de votre surveillance n'est pas le garant de votre constitution? Je vous dis: Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle, et les premiers intéressés au sacrifice que le gouvernement vous demande, c'est vous-mêmes.

Votez donc ce subside extraordinaire, et puisse-t-il être suffisant! votez-le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non éclairés, vous n'en avez point sur la nécessité et sur notre impuissance à le remplacer. Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que vous seriez comptables1 de tout délai. Gardez-vous de demander du temps: le malheur n'en accorde pas. Eh! messieurs, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés: Catilina est aux portes, et l'on délibère! et certainement, il n'y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome; mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là; elle menace de consumer tout, vos propriétés, votre honneur; et vous délibérez !

1 C'est-à-dire responsables.

ANDRÉ CHENIER ET JOSEPH CHENIER.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

ANDRÉ DE CHENIER naquit en 1762, à Constantinople, où son père était consul de France, et mourut à Paris, sur l'échafaud, en 1794, trois jours avant la chute de Robespierre. Il avait d'abord embrassé avec enthousiasme les principes de la révolution; mais révolté par ses excès, il avait osé les blâmer hautement dans des lettres qu'il fit insérer dans le Journal de Paris. Les poésies lyriques d'André Chénier, qui n'ont été publiées qu'en 1819, se distinguent par un retour direct à l'imitation antique dans toute sa naïveté, par une délicatesse exquise de sentiments et une grande finesse d'expression.

Son frère, MARIE-JOSEPH DE CHÉNIER, naquit en 1764, également à Constantinople et mourut à Paris, en 1811. Il cultiva plusieurs genres, mais surtout le théâtre. Enthousiaste des idées républicaines, il leur dut le plus souvent ses inspirations poétiques. Il fit représenter successivement les tragédies de Charles IX, Henri VIII, la Mort de Calas, Gracchus, Fénelon, Timoléon qui eurent pour la plupart un succès prodigieux, dû en grande partie à leur conformité avec les idées démocratiques du temps. Marie-Joseph de Chénier fit partie de toutes les assemblées politiques qui se succédèrent depuis 1792 jusqu'en 1802; il devint, lors du rétablissement des écoles, inspecteur général des études, mais il fut destitué sous l'Empire. On l'a faussement accusé de n'avoir rien fait pour soustraire son frère à l'échafaud,, accusation qu'il a repoussée avec une grande éloquence dans l'Epître sur la Calomnie, que nous reproduisons.

LA JEUNE CAPTIVE, PAR ANDRÉ CHÉNIER.

L'épi naissant mûrit de la faux respecté,
Sans crainte du pressoir, le pampre, tout l'été,
Boit les doux présents de l'aurore,?

Et moi, comme lui belle et jeune comme lui,
Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,3

Je ne veux point mourir encore.

1 Cette ode si mélancolique fut faite pour mademoiselle de Coigny, retenue en prison en même temps que Chénier, mais mise en liberté après la chute de Robespierre, le 9 thermidor (voyez page 550, note 3). 2 Les gouttes de rosée.

Dans le style soutenu ennui signifie chagrin, malheur, peine.

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