PAULINE. Que dis-tu, malheureux? qu'oses-tu souhaiter? POLYEUCTE. C'est en vain qu'on se met en défense: Il viendra, mais le temps ne m'en est pas connu. POLYEUCTE. Je vous aime, Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même. PAULINE. Au nom de cet amour, ne m'abandonnez pas. POLYEUCTE. Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas. PAULINE. C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire? POLYEUCTE. C'est peu d'aller au ciel, je vous y veux conduire. PAULINE. Imagination! POLYEUCTE. Célestes vérités! PAULINE. Étrange aveuglement! POLYEUCTE. Éternelles clartés! PAULINE. Tu préfères la mort à l'amour de Pauline! SCÈNE IV. POLYEUCTE, PAULINE, SÉVÈRE, GARDES. PAULINE. Mais quel dessein en ce lieu vous amène, Sévère? Aurait-on cru qu'un cœur si généreux Put venir jusqu'ici braver un malheureux? POLYEUCTE. Vous traitez mal, Pauline, un si rare mérite: A ma seule prière il rend cette visite. Je vous ai fait, Seigneur, une incivilité,3 Que vous pardonnerez à ma captivité. Possesseur d'un trésor dont je n'étais pas digne, Aux mains du plus vaillant et du plus honnête homme 2 V. page 3, note 4. 1 Pour lorsqu'on y pense le moins. 2 Voltaire critique les expressions rendre visite et incivilité, qui ne doivent pas être employées dans la tragédie. 4 En prose on dirait: souhaite. Qu'on me mène à la mort, je n'ai plus rien à dire. Allons, gardes, c'est fait. Un moment, Sévère conçoit l'espoir d'épouser Pauline, mais celle-ci s'empresse de le détromper. SCÈNE V. PAULINE. Mon Polyeucte touche à son heure dernière; Qu'il n'est point aux enfers d'horreurs que je n'endure, Que d'épouser un homme, après son triste sort, Je sais que c'est beaucoup que ce que je demande; C'est un trait de vertu qui n'appartient qu'à vous; Et si ce n'est assez de votre renommée, C'est beaucoup qu'une femme autrefois tant aimée, Adieu: résolvez seul ce que vous voulez faire; Pour vous priser encor je le veux ignorer. Sévère ému a parlé à Félix en faveur de Polyeucte. Mais le gouverneur ne voit dans cette démarche qu'une ruse pour le perdre auprès de l'empereur Décius et résiste à ses instances. Cependant, pour sauver son gendre, Félix l'engage à dissimuler pendant quelques jours. Polyeucte s'y refuse et résiste héroïquement au dernier assaut que lui livre la tendresse de Pauline. Sur l'ordre de Félix, les gardes le conduisent à la mort. A la gloire! s'écrie-t-il, en marchant au supplice. Pauline, qui l'a suivi, revient bientôt auprès de son père. Elle a été témoin du supplice de Polyeucte, et la grâce divine a dessillé ses yeux: elle est chrétienne, elle demande le martyre. ACTE V, SCÈNE V et VI. FÉLIX, PAULINE. PAULINE. Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée: De ce bienheureux sang tu me vois baptisée; 1 L'âme si peu saine est dit pour l'âme si peu généreuse. Je suis chrétienne enfin; n'est-ce point assez dit? Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire; Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras. Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir; Puisqu'il t'assure en terrel en m'élevant aux cieux. Sévère, au bruit de la mort de Polyeucte, vient reprocher à Félix de n'avoir pas cru à sa parole, et il le menace de la perte de ces dignités qu'il a voulu conserver en sacrifiant son gendre. Mais, pendant qu'il parle, un grand changement s'est opéré dans l'âme de Félix. Le courage avec lequel Polyeucte a subi le martyre l'avait déjà ébranlé; la conversion miraculeuse de sa fille a achevé de l'éclairer. Le vieil homme a disparu: Félix, devenu chrétien, parle ainsi à Sévère (Acte V, Scène VI): Ne me reprochez plus que par mes cruautés Je tâche à conserver mes tristes dignités: Sévère, profondément touché de cette nouvelle conversion, ne peut cacher son admiration pour une religion qui produit tant de miracles. Il pardonne à Félix et, au nom de l'empereur, le conserve dans toutes ses dignités. 1 Assurer se disait au 17° siècle pour rassurer, affermir. En terre est dit ici pour sur la terre. PASCAL. NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1 BLAISE PASCAL naquit en 1623 à Clermont-Ferrand, en Auvergne, où son père était président à la cour des aides.2 Il mourut en 1662 à l'âge de 39 ans. Dès son enfance, Pascal donna des marques d'un esprit extraordinaire. Il avait douze ans lorsqu'un jour il demanda à son père ce que c'était que la géométrie. Le père lui dit que c'est le moyen de faire des figures justes et de trouver les proportions qu'elles ont entre elles. Il lui promit de la lui apprendre dès qu'il saurait le grec et le latin; mais, en attendant, il lui défendit d'en parler davantage et cacha soigneusement tous les livres de sa bibliothèque relatifs à cette science. Cependant la curiosité de l'enfant étant excitée, il se mit à rêver, dans ses heures de loisir, à ce que son père lui avait dit. Souvent, seul dans une grande salle où il passait ses récréations, il prenait du charbon et traçait des figures sur le carreau, cherchant à faire un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, etc. Sans savoir les noms des figures qu'il dessinait, il se fit des axiomes, trouva la démonstration de théorèmes, et poussa ses recherches si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition d'Euclide.3 Dès ce moment son père ne mit plus d'obstacle à une vocation si décidée, et lui fit étudier les mathématiques. L'enfant fit des progrès si rapides qu'à l'âge de 16 ans il passait pour savant et put composer un traité sur les sections coniques, admiré par Descartes lui-même. Dès lors Pascal travailla avec un zèle infatigable. Il rendit de grands services aux sciences mathématiques et physiques et fit de nombreuses découvertes. Vers 1653, les suites d'un excès de travail forcèrent Pascal de s'interdire pendant quelque temps toute étude, toute contention d'esprit. Alors il vit le monde et commença à prendre goût à la société. Il songeait même à s'y attacher par les liens du mariage, lorsqu'un accident de voiture où il faillit perdre la vie changea tous ses projets. Élevé dans les principes d'une religion austère, Pascal regarda cet événement comme un avis que le ciel lui donnait de rompre tous les engagements humains et de ne vivre à l'avenir que pour Dieu. Il fut admis dans l'intimité d'hommes éminents en savoir et en piété, tels que les deux Arnauld, Nicole et d'autres, qui, dégoûtés du monde, vivaient dans le recueillement et l'étude à Port-Royal des Champs. A propos d'une censure que la Sorbonne se proposait de faire d'un livre du docteur Arnauld, Pascal publia, en 1656, sous la forme de lettres et sous un pseudonyme, le célèbre ouvrage qui lui assigne à tout jamais une place marquée dans l'histoire de la littérature française. On appelle cet ouvrage Lettres provinciales ou simplement Provinciales, 1 Extrait de la Vie de Blaise Pascal, écrite par sa sœur, madame Perier, et du Discours de l'abbé Bossut: Sur la vie et les ouvrages de Pascal. 2 La cour des aides était le tribunal qui jugeait en dernier ressort toutes les affaires relatives aux contributions et aux impôts. 3 Que la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits. expression fort impropre, mais que l'usage a consacrée. Il porte réellement le titre de Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis. Dans ces lettres, Pascal combat surtout la morale relâchée des casuistes,1 tantôt avec une verve comique, tantôt avec une élévation de style dont on n'avait pas encore vu d'exemple. Les Provinciales font époque dans l'histoire de la langue; elles ont, pour ainsi dire, créé la prose française moderne. Le succès de cet ouvrage fut immense. Un second ouvrage plus important, que Pascal préparait sur la religion, qu'il voulait défendre contre les incrédules, n'a pas été achevé. Les fragments détachés qu'il en laissa furent réunis après sa mort et publiés, en 1670, sous le titre de Pensées de Pascal sur la religion et sur d'autres sujets. I. LETTRES PROVINCIALES. FRAGMENT DE LA SEPTIÈME LETTRE. De la méthode de diriger les intentions, selon les casuistes. Il me parla des maximes de ces casuistes touchant les gentilshommes à peu près en ces termes:2 Vous savez, me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition est ce point d'honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne; de sorte qu'il faudrait les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos pères3 n'eussent un peu relâché de la sévérité de la religion pour s'accommoder à la faiblesse des hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l'Évangile par leur devoir en Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu'on pût maintenir et réparer son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience, afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l'honneur. Mais autant que ce dessein était utile, autant l'exécution en était pénible; car je crois que vous voyez assez la grandeur et la difficulté de cette entreprise. Elle m'étonne, lui dis-je assez froidement. Elle vous étonne? me dit-il: je le crois, elle en étonnerait bien d'autres. Ignorez-vous que, d'une part, la loi de l'Évangile ordonne de ne point rendre le mal pour le mal, et d'en laisser la vengeance à Dieu?« et que, de l'autre, les lois du monde défendent de souffrir les injures sans en tirer raison soi-même, et souvent par la mort de ses ennemis? Avez-vous jamais rien vu qui paraisse plus contraire? Et cependant, quand je vous dis que nos pères ont accordé ces choses, vous me dites simplement que cela vous étonne. Je ne m'expliquais pas assez, 1 On appelait casuistes des théologiens dont les études avaient pour objet de résoudre des cas de conscience, c'est-à-dire de décider si telle action est bonne ou mauvaise, si elle constitue un péché mortel ou non, etc.2 Pascal feint de se faire instruire par un casuiste. 3 Pères (patres), qui s'emploie souvent dans un sens absolu des anciens pères de l'Église, se dit aussi de tous les ecclésiastiques et désigne ici les casuistes; voyez les deux notes précédentes. |