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soldats, et vous tous, citoyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs de la France que ceux qui vont se rendre auprès de moi! Quant à ceux qui resteraient dans l'Orangerie, que la force les expulse. Ces brigands ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants du poignard." Après cette furieuse provocation adressée aux troupes par un président conspirateur, qui, selon l'usage, calomniait ceux qu'il voulait proscrire, Bonaparte prit la parole. „Soldats, dit-il, je vous ai menés à la victoire, puis-je compter sur vous? Oui! oui! vive le général! Soldats, on avait lieu de croire que le Conseil des Cinq-Cents sauverait la patrie, il se livre, au contraire, à des déchirements; des agitateurs cherchent à le soulever contre moi! Soldats, puis-je compter sur vous? Oui! oui! vive Bonaparte! — Eh bien! je vais les mettre à la raison." Il donna aussitôt à quelques officiers supérieurs qui l'entouraient l'ordre de faire évacuer la salle des Cinq-Cents.

Le Conseil, depuis le départ de Lucien, était en proie à une anxiété extrême, et à la plus grande irrésolution. Quelques membres proposaient de sortir en masse, et d'aller à Paris chercher un abri au milieu du peuple. D'autres voulaient que la représentation nationale n'abandonnât point son poste, et qu'elle y bravât les outrages de la force. Sur ces entrefaites, une troupe de grenadiers entre dans la salle, y pénètre lentement, et l'officier qui la commandait notifie au Conseil l'ordre de se disperser. Le député Prudhon rappelle l'officier et ses soldats au respect des élus du peuple; le général Jourdan leur fait envisager aussi l'énormité d'un pareil attentat. Cette troupe reste un moment indécise, mais un renfort entre en colonne serrée. Le général Leclerc s'écrie: „Au nom du général Bonaparte, le Corps législatif est dissous; que les bons citoyens se retirent. Grenadiers, en avant!" - Des cris d'indignation s'élèvent de tous les bancs de la salle, mais ils sont étouffés par le bruit des tambours. Les grenadiers s'avancent dans toute la largeur de l'Orangerie, avec lenteur et en présentant la bafonnette. Ils chassent ainsi devant eux les législateurs, qui font entendre encore en sortant le cri de Vive la république! A cinq heures et demi, le 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), il n'y eut plus de représentation.1

1 Notre auteur ne dit pas que les représentants, tout en criant Vive la république! sautaient par les fenêtres de l'Orangerie, ce qui, du reste, ne présentait aucune espèce de danger, ces fenêtres donnant presque de plain pied sur une terrasse.

THIERS.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

LOUIS-ADOLPHE THIERS naquit à Marseille, en 1797, d'une famille de commerçants en draps, ruinée par la révolution. Parent d'André et de Joseph Chénier2 par sa mère, il dut à la famille de celle-ci d'entrer, avec une bourse, au lycée de Marseille. Après avoir fait des études brillantes, il alla à l'âge de dix-huit ans faire son droit à Aix, où il se lia avec Mignets d'une amitié inaltérable. Reçu avocat en 1820, Thiers s'aperçut bientôt qu'il était moins fait pour la carrière du barreau que pour celle des lettres, et se voua exclusivement à l'étude de l'histoire et de la philosophie. Après avoir remporté le prix à l'Académie d'Aix, qui avait proposé pour sujet l'Eloge de Vauvenargues, Thiers vint chercher fortune à Paris, où son ami Mignet l'avait déjà précédé. Pauvres et sans protecteurs, logés dans une petite chambre au quatrième étage, les deux amis travaillaient jour et nuit à se frayer une voie. Thiers parvint enfin à entrer à la rédaction du Constitutionnel, où le style vif et ferme de ses articles politiques et littéraires le fit bientôt remarquer. En même temps il eut des succès dans les salons de l'opposition, et il poursuivit ses études historiques.

En 1823 parurent les deux premiers volumes de son Histoire de la Révolution française, dont il ne termina le dixième et dernier volume qu'en 1827. Cet ouvrage, remarquable par la clarté du style et l'intérêt dramatique du récit, excita surtout les sympathies de la jeunesse libérale de la Restauration, mais il ne commença à devenir populaire en France qu'après les événements de 1830, et lorsqu'il eut été retouché plusieurs fois par l'auteur. La critique cependant lui reprocha avec justice une sorte de fatalisme historique. En effet, l'auteur de l'Histoire de la Révolution se fait tour à tour l'homme du parti le plus fort et l'apologiste de quiconque triomphe, et il montre une indulgence excessive pour les vices, la corruption et les crimes des acteurs du grand drame de la révolution.

Thiers prit, comme journaliste, une part très active aux combats que le libéralisme livra aux différents ministères de la Restauration, notamment au ministère Polignac. En 1829 il fonda, avec Mignet et Armand Carrel, le National, le journal qui a travaillé le plus ouvertement à renverser les Bourbons. Après les journées de Juillet, Thiers, qui n'était d'abord que pour la résistance légale aux ordonnances, fut un des fondateurs de la royauté de la maison d'Orléans. Aussi fut-il nommé conseiller d'État et secrétaire général au ministère des finances. Depuis cette époque, Thiers fut, pendant tout le règne de Louis Philippe (1830-1848), un des personnages politiques les plus marquants. Tantôt ministre (il eut successivement le portefeuille de l'intérieur, celui des travaux publics

1 En partie d'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.
2 Voyez page 435. 3 Voyez page 549. 4 Vauvenargues, v. page 364.

et le département des affaires étrangères), deux fois avec la présidence du conseil, tantôt chef de parti dans l'opposition, toujours orateur brillant et influent à la chambre des députés, il prit une part active à toutes les affaires et attacha son nom aux lois et aux mesures les plus importantes. Son dernier ministère, qui ne dura que huit mois (de mars à octobre 1840), fut signalé par l'ordonnance qui prescrivit le commencement des fortifications de Paris et la résolution de faire transférer en France les cendres de Napoléon Ier. En 1834, Thiers était entré à l'Académie française.

Quoique sincèrement attaché à la monarchie autant qu'à la dynastie de Juillet, il contribua par son opposition à la chute du gouvernement et à la révolution de Février. Après la proclamation de la république en février 1848, Thiers envoya son adhésion au gouvernement provisoire et se présenta aux élections pour la Constituante. Il échoua aux élections générales, mais bientôt après il fut élu par quatre départements, prit place, dans la nouvelle assemblée, dans les rangs du parti conservateur, et mit au service du gouvernement républicain son bon sens pratique et sa grande science des affaires.

Membre de l'Académie des sciences morales et politiques, Thiers fut un des plus empressés à répondre à l'appel que le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, fit à ce corps savant pour combattre le socialisme, et il publia sous le titre: du Droit de propriété (1848) une brochure remarquable par le raisonnement et par la lucidité du style.

Après avoir voté pour la présidence du prince Louis-Napoléon, dont il avait d'abord combattu la candidature, Thiers, réélu à l'Assemblée législative, prit part à tous les débats importants et put se flatter un moment de jouer de nouveau un rôle considérable sous le second Empire qui commençait à poindre. Mais son attente fut trompée: lors du coup d'État du 2 décembre 1851, il fut arrêté et conduit hors du territoire français. Une fois le gouvernement impérial solidement établi, il reçut l'autorisation de rentrer à Paris.

Depuis longtemps Thiers avait commencé un grand travail historique destiné à compléter son Histoire de la Révolution. C'est l'Histoire du Consulat et de l'Empire, dont il publia les deux premiers volumes en 1845, et qui ne fut achevé qu'en 1862. Entre ce grand ouvrage et son Histoire de la Révolution il y a toute la différence de la jeunesse à la maturité. Le premier est sorti de la plume d'un journaliste ambitieux qui aspire à un grand avenir; le second est l'œuvre d'un homme d'État auquel il a été donné d'exercer une grande influence sur les destinées de son pays. L'auteur de l'Histoire du Consulat et de l'Empire a eu à sa disposition le plus riche trésor de documents authentiques, de papiers originaux qu'un historien puisse rassembler, et, sauf quelques longueurs auxquelles la multitude des matériaux l'a entraîne, il a su les trier avec habileté et donner un brillant tableau d'une des époques les plus remarquables de l'histoire moderne. Mais il ne faut pas chercher dans son ouvrage une appréciation impartiale des faits, ni même une sérieuse critique historique. Thiers est imbu de tous les préjugés de sa nation, et par son Histoire du Consulat et de l'Empire il a été le plus puissant propagateur de ce qu'on a si bien appelé la légende napoléonienne,“ dont l'influence a été funeste. (Comparez Lanfrey, page 743.)

Le style du second ouvrage historique de Thiers se distingue par une grande clarté et une extrême simplicité.

Après s'être, pendant onze années, occupé exclusivement de ses travaux littéraires, Thiers entra, en 1863, dans l'arène politique comme membre de l'opposition dans le Corps législatif. En 1870 il combattit, dans cette assemblée, la déclaration de la guerre contre l'Allemagne, mais surtout parce que la France ne lui semblait pas suffisamment préparée pour cette grande lutte. Après la chute de l'Empire, Thiers se chargea d'une mission diplomatique pour disposer les puissances neutres en faveur de la nouvelle république française. Au mois de février 1871, il fut élu par vingt-six départements à la fois, membre de l'Assemblée nationale qui, après s'être constituée à Bordeaux, le nomma chef du pouvoir exécutif, titre qui fut plus tard changé en celui de président de la république. Après avoir vaincu l'insurrection socialiste qui avait institué à Paris une commune, Thiers s'efforça de rendre la tranquillité au pays épuisé par la guerre étrangère et la guerre civile, et d'obtenir la libération du territoire par le payement anticipé de l'indemnité due à l'Allemagne. Il touchait au but, lorsqu'il fut renversé du pouvoir, au mois de mai 1873, par une coalition parlementaire des partis monarchiques.

Thiers est mort en 1877, à Saint-Germain près de Paris.

HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE. NAPOLÉON APPREND LA CAPITULATION DE PARIS. (Volume XVII, livre LIII.)

Parti le 28 mars de Saint-Dizier,1 Napoléon avait couché avec l'armée à Doulevent, était reparti le 29, avait passé l'Aube à Dolancourt, et était venu coucher à Troyes,2 laissant en arrière l'armée qui ne pouvait pas franchir les distances aussi vite que lui. En route il avait reçu un message de M. de la Valette,3 qui lui signalait le danger imminent de la capitale, la masse d'ennemis qui la menaçaient au dehors, l'activité des intrigues qui la menaçaient au dedans, et sur ce message il avait encore accéléré sa marche. Le 30, au matin, il avait poussé jusqu'à Villeneuve-l'Archevêque, et là, cessant de marcher militairement, voulant apporter au moins à Paris le secours de sa présence, il avait pris la poste, et tantôt à cheval, tantôt dans un misérable chariot, il s'était avec M. de Caulaincourt et Berthiers dirigé sur Paris. Il avait envoyé en avant, comme on l'a vu, le général Dejean, pour annoncer son arrivée et presser instamment les maréchaux de prolonger la résistance. Vers minuit, ayant couru toute la journée, soit à cheval, soit en voiture, il était enfin parvenu à Fromenteau, impatient de savoir ce qui se passait. Déjà on apercevait une nombreuse cavalerie précédée de quelques officiers. Sans hésiter,

1 Saint-Dizier, sur la Marne, en Champagne, frontière de la Lorraine. 2 Troyes, ville de 47000 habitants, ancienne résidence des comtes de Champagne.

Le comte de la Valette était alors directeur des postes.

• Caulaincourt, duc de Vicence (1773–1827), grand-écuyer de l'Empire. Berthier, voyez page 548, note 3.

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Napoléon appela ces officiers à lui. Qui est là? demanda-t-il. Général Belliard,1« répondit le principal d'entre eux. C'était en effet le général Belliard, qui, en exécution de la capitulation de Paris, se rendait à Fontainebleau, afin d'y chercher un emplacement convenable pour les troupes des deux maréchaux. Napoléon se précipitant alors à bas de sa voiture, saisit par le bras le général Belliard, le conduit sur le côté de la route, et là, multipliant ses questions, il lui donne à peine le temps d'y répondre, tant elles sont pressées. >Où est l'armée? demande-t-il tout de suite. Sire, elle me suit. Où est l'ennemi? Aux portes de Paris. - Et qui occupe Paris? - Personne: il est évacué! Comment évacué! . . . et mon fils, ma femme, mon gouvernement, où sont-ils? Sur la Loire. Sur la Loire?.... Qui a pu prendre une résolution pareille? Mais, Sire, on dit que c'est par vos ordres. Mes ordres ne portaient pas telle chose.... Mais Joseph,2 Clarke,3 Marmont, Mortier,5 que sont-ils devenus! qu'ont-ils fait? Nous n'avons vu, Sire, ni Joseph, ni Clarke, de toute la journée. Quant à Marmont et à Mortier, ils se sont conduits en braves gens. Les troupes ont été admirables. La garde nationale elle-même, partout où elle a été au feu, rivalisait avec les soldats. On a défendu héroïquement les hauteurs de Belleville, ainsi que leur revers vers la Villette. On a même défendu Montmartre, où il y avait à peine quelques pièces de canon, et l'ennemi croyant qu'il y en avait davantage, a poussé une colonne le long du chemin de la Révolte pour tourner Montmartre, s'exposant ainsi à être précipité dans la Seine. Ah! Sire, si nous avions eu une réserve de dix mille hommes, si vous aviez été là, nous jetions les alliés dans la Seine, et nous sauvions Paris, et nous vengions l'honneur de nos armes!... Sans doute, si j'avais été là, mais je ne puis être partout!.... Et Clarke, Joseph, où étaient-ils? Mes deux cents bouches à feu de Vincennes, qu'en a-t-on fait? et mes braves Parisiens, pourquoi ne s'est-on pas servi d'eux? - Nous ne savons rien, Sire. Nous étions seuls et nous avons fait de notre mieux. L'ennemi a perdu douze mille hommes au moins. Je devais m'y attendre! s'écria alors Napoléon. Joseph m'a perdu l'Espagne, et il me perd la France. . . . . Et Clarke! J'aurais bien dû en croire ce pauvre Rovigo, qui me disait que Clarke était un lâche, un traître, et de plus un homme incapable. Mais c'est assez se plaindre, il faut réparer le mal, il en est temps encore. Caulaincourt! ma voitures .... Ces mots dits, Napoléon se met à marcher dans la direction de Paris, en commandant à tout le monde de le suivre, comme s'il pouvait

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1 Belliard (1769-1832), général de cavalerie, chef de l'état-major général. 2 Joseph Bonaparte, voyez page 476, note 4.

Clarke, duc de Feltre (1769-1818), ministre de la guerre depuis 1807, nommé, en 1816, maréchal de France par le roi Louis XVIII.

Marmont (1774-1852), duc de Raguse, maréchal de l'Empire, passa en 1814 au service des Bourbons; mais il perdit leur cause à Paris, dans les journées de Juillet 1830.

Mortier, duc de Trévise (1768-1835), maréchal de l'Empire. Il fut une des victimes de l'horrible attentat de Fieschi, qui essaya de faire périr le roi Louis-Philippe au moyen d'une machine infernale.

En 1814 le château de Vincennes n'avait d'importance que comme arsenal et comme prison d'État.

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