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MOLIÈRE.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.

JEAN-BAPTISTE POQUELIN, qui a pris le nom de MOLIÈRE, naquit à Paris le 14 janvier 1622 et y mourut le 17 février 1673. Sa vie littéraire appartient tout entière au règne de Louis XIV. Le père du poète était tapissier valet de chambre du roi. Orphelin de mère à l'âge de dix ans, l'enfant fut souvent confié aux soins de son aïeul, qui, dit-on, aimait à conduire son petit-fils à la comédie. Le jeune Poquelin, quoique destiné à l'exercice de la profession paternelle, fut pourtant envoyé au collège de Clermont, dirigé par les jésuites, pour y faire ses humanités. Entraîné par son goût pour le théâtre, il entra, vers 1645, dans une association de jeunes gens de famille qui s'étaient réunis pour jouer la comédie. N'ayant pas réussi, ils quittèrent Paris pour courir la province et mener la vie de comédiens ambulants. Molière mena cette vie nomade treize ans environ, et elle fut pour lui comme un long noviciat, où il préludait par des esquisses bouffonnes à ses comédies, et perfectionnait son talent d'acteur, qui était remarquable dans le genre comique. Pendant cette période de sa vie, Molière composa, outre un grand nombre de farces, deux comédies en vers, l'Etourdi (1653) et le Dépit amoureux (1656), toutes les deux imitées de l'italien. Dans ces deux pièces on voit déjà briller de nombreux éclairs de génie comique, mais la versification en est pénible et le langage souvent incorrect.

Molière reparut à Paris en 1658. Sa troupe obtint la protection du frère du roi, prit le titre de troupe de Monsieur, et donna dans la salle du Petit Bourbon des représentations très suivies. C'est là que parut en 1659 la comédie des Précieuses ridicules, qui attaqua au vif les mœurs contemporaines. Par cette pièce Molière entra dans la voie de la véritable comédie, qui doit amuser et corriger par la peinture des travers, des défauts et des vices de l'humanité. En 1660, lorsqu'on commença de bâtir la colonnade du Louvre sur l'emplacement du Petit-Bourbon, la troupe de Molière prit, possession de la salle du Palais-Royal, qu'elle ne quitta plus.1 L'Ecole des Maris, imitée des Adelphes de Térence, les Fâcheux (1661) et l'Ecole des Femmes (1662), qui se succédèrent rapidement, placèrent Molière très haut dans l'estime du public.

En 1662, il épousa Armande Béjart, âgée de dix-sept ans; Molière en avait quarante. Cette union disproportionnée ne fut pas heureuse, et le poète, lorsqu'il peignit les mécomptes de la passion, les tourments de la jalousie et les manèges de la coquetterie, n'eut plus qu'à lire dans son propre cœur et qu'à regarder près de lui.

La protection de Louis XIV, qui lui faisait une pension ainsi que les succès lucratifs de ses pièces de théâtre, donnèrent à Molière un crédit et une aisance dont il usa généreusement pour encourager les jeunes auteurs. Il accueillit Racine à ses débuts, l'aida de ses conseils

En 1665 la troupe de Molière devint troupe du roi; en 1686, treize ans après la mort de Molière, réunie aux troupes du Marais et de l'hôtel de Bourgogne, elle forma le Théâtre-Français.

et s'empressa de faire jouer sa tragédie des Frères ennemis, dont il lui avait fourni le sujet. Sa petite maison d'Auteuil, où il allait se délasser de ses fatigues d'auteur, de comédien, de directeur, était le rendez-vous de nombreux amis, parmi lesquels on remarquait Boileau, La Fontaine et, pendant quelque temps, Racine. Molière était alors dans toute la force de son génie. En 1664, il donna les trois premiers actes de Tartuffe, satire profonde de l'hypocrisie. La pièce ne fut jouée qu'une seule fois; le roi, assailli de toutes parts, finit par céder et en interdit les représentations; mais Molière eut la permission de la lire en société, et il en usa largement. L'année suivante, il fit jouer Don Juan, pièce imitée de l'espagnol; en 1666, le Misanthrope, comédie d'un genre sévère, dont la perfection ne fut pas appréciée dès l'origine. En 1667, Molière acheva le Tartuffe, et, s'autorisant d'une permission verbale de Louis XIV, il osa le produire sur la scène; mais, le lendemain, les représentations en furent encore une fois défendues. Le poète donna ensuite Amphitryon, imité de Plaute, l'Avare et George Dandin (1668). Il faut ajouter aux grandes comédies de cette époque des pièces d'un genre plus léger telles que l'Amour médecin, le Médecin malgré lui, etc., que firent, naître la nécessité d'amuser une cour oisive et de donner du pain à une troupe de comédiens.

En 1669, la représentation publique du Tartuffe fut enfin autorisée. La même année vit paraître Monsieur de Pourceaugnac, farce composée pour les fêtes de la cour, et le Bourgeois gentilhomme, chefd'œuvre de la comédie bouffonne. Ces comédies furent encore suivies d'une série de pièces d'un ordre inférieur, telles que les Amants magnifiques, Psyché, qui dut son grand succès aux collaborateurs de Molière, Corneille et Quinault, et à la musique de Lulli; les Fourberies de Scapin, farce fort divertissante pour laquelle Molière mit à contribution le Pédant joué de Cyrano de Bergerac, etc.

En 1672, un an avant sa mort, Molière produisit encore un chefd'œuvre de haute comédie, les Femmes savantes, où il reprenait, en l'agrandissant, le sujet des Précieuses ridicules. Le génie du poète s'y montre encore dans toute sa force et dans toute sa pureté, et l'éclat de sa verve y est égal à celui qui brille dans ses plus belles créations. Mais la fin de cette brillante carrière littéraire approchait. En 1673 il put encore égayer le public aux dépens des médecins. Dans le Malade imaginaire, Molière mit en scène un personnage entièrement dévoué à la Faculté, livré aux médecins corps et âme et leur demandant la guérison de maladies qu'il n'a pas.

Depuis quelque temps des symptômes fâcheux et alarmants faisaient craindre une catastrophe aux amis de Molière. Ils l'engageaient à renoncer au métier d'acteur qui minait ses forces et lui fermait l'Académie. Molière résistait par dévouement pour ses camarades, que sa retraite aurait ruinés. A la quatrième représentation du Malade imaginaire, une hémorrhagie se déclara au moment où, au milieu de la cérémonie, Molière prononçait le mot juro. On fut obligé de l'emporter hors du théâtre, et il mourut quelques heures après, le 17 février 1673. Un siècle plus tard, l'Académie française plaça son buste dans la salle de ses séances avec la belle inscription:

» Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.«

En 1844, un monument lui fut élevé à Paris (la fontaine Molière, rue de Richelieu), en face de la maison où il est mort.

Nous ferons connaître au lecteur les six chefs-d'œuvre de Molière; ce sont dans l'ordre chronologique: LES PRÉCIEUSES RIDICULES, LE MISANTHROPE, TARTUFFE, L'AVARE, LE BOURGEOIS GENTILHOMME, LES FEMMES

SAVANTES.

I. LES PRECIEUSES RIDICULES.1

(1659.)

Dans la première moitié du 17e siècle, le nom de précieuses ne se prenait pas en mauvaise part. Les dames qui faisaient partie des réunions de l'hôtel de Rambouillet, à Paris, se donnaient ce nom elles-mêmes. Cette société se composait de personnes distinguées par la naissance ou l'esprit; le cardinal de Richelieu, le grand Condé la fréquentèrent quelque temps. Parmi les beaux esprits, on y remarquait surtout Voiture,2 Balzac, Ménage,3 Chapelain, l'abbé Cotin; parmi les femmes, la duchesse de Longueville, sœur du Grand Condé, la marquise de Lafayette,5 Mlle de Scudéri (v. p. 64, n. 1), Mme de Sévigné, la duchesse de Montausier, fille de Mme de Rambouillet. C'est entre 1636 et 1665 que les réunions de l'hôtel de Rambouillet et celles qui s'étaient formées d'après son modèle furent le plus en faveur. Ces sociétés ont rendu d'incontestables services aux lettres, en épurant et en enrichissant la langue, en dirigeant le goût et en répandant l'étude des littératures italienne et espagnole. Mais on ne saurait nier que l'influence exercée sur la langue française par l'hôtel de Rambouillet et ses succursales n'ait eu aussi son mauvais côté. Les précieuses ont souvent réformé ce qu'elles ne comprenaient pas. A la franche allure, à l'ampleur native du vieux français, elles ont substitué un esprit de circonspection étroite dont le français moderne a eu de la peine à se débarrasser.

Bientôt les précieuses de haut rang eurent des imitatrices ridicules. Ce sont celles-ci surtout que la comédie de Molière prétend frapper des traits de sa satire. Le poète se moque du jargon des mauvais romans à la mode, du galimatias sentimental qui régnait dans la conversation de la bonne société. Il est bien entendu qu'il charge un peu les couleurs pour égayer le public. Mais il avait frappé juste; dès lors, le nom de précieuse ne désigna plus qu'une femme affectée et ridicule. On l'étendit même à des choses, et l'on dit style précieux, ton précieux pour style, ton affecté. Cependant un grand nombre d'expressions créées par les précieuses sont aujourd'hui d'un usage général, p. e. du dernier beau, du dernier bourgeois, chasser sur nos terres, s'inscrire en faux, être en passe de, être des nôtres, sécheresse de conversation, n'être pas de refus, etc.

Le poète suppose que deux jeunes personnes qui donnent dans le travers du temps, viennent d'arriver à Paris. Gorgibus,7 père de l'une et oncle de l'autre, bon bourgeois de province, pressé de marier ces demoiselles, qui dépensent en frivolités son revenu péniblement acquis, leur a présenté deux bons partis dans la personne de deux jeunes gens de famille. Mais Cathos et Madelon les ont rebutés et renvoyés avec mépris. Ces messieurs

1 Nous suivons le texte de l'édition des Euvres de Molière de MM. Despois et Mesnard, laquelle fait partie de la collection des Grands Ecrivains de la France, publiée sous la direction de M. A. Regnier. 2 Voiture et Balzac v. l'Introduction p. XLVIII.

3 Ménage et Cotin, voyez plus bas la notice sur les Femmes savantes.
Chapelain (1595-1674), poète médiocre, auteur de la Pucelle.

5 La marquise de Lafayette, v. la notice sur La Rochefoucauld, p. 123.
Voyez page 134, l'article Mme de Sévigné. 7 Prononcez l's finale.
Diminutif de Catherine; prononcez: Catau.
9 Autrefois on écrivait Magdelon.

ont eu la maladresse de commencer par les demander en mariage. Nos deux précieuses, avant d'en venir à ce dénoûment, veulent avoir chacune leur petit roman, dans le genre de ceux de mademoiselle de Scudéri.' dont on raffolait alors. Les deux amants rebutés, pour se venger de l'affront qu'ils ont essuyé, imaginent d'affubler de beaux habits leurs valets Mascarille et Jodelet et les envoient faire leur cour aux deux demoiselles. Ces deux drôles connaissent à fond le jargon qu'il faut parler pour plaire aux précieuses.

SCÈNE VI.

CATHOS, MADELON, MAROTTE (SERVANTE).

MAROTTE. Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.2

MADELON. Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites: »Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d'être visibles.<<

MAROTTE. Dame! je n'entends point le latin, et je n'ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre.s

MADELON. L'impertinente! Le moyen de souffrir cela? Et qui estil, le maître de ce laquais?

MAROTTE. Il me l'a nommé le marquis de Mascarille.

MADELON. Ah! ma chère, un marquis! Oui, allez dire qu'on nous peut voir. C'est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous. CATHOS. Assurément, ma chère.

MADELON. Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu'en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.

MAROTTE. Par ma foi, je ne sais point quelle bête c'est là: il

faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.

CATHOS. Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardezvous bien d'en salir la glace par la communication de votre image. SCÈNE IX.

MASCARILLE, MADELON, CATHOS, ALMANZOR (DOMESTIQUE). MASCARILLE (après avoir salué). Mesdames, vous serez surprises sans doute de l'audace de ma visite; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissants, que je cours partout après lui.

MADELON. Si vous poursuivez le mérite, ce n'est pas sur nos terres que vous devez chasser.

CATHOS. Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l'y ayez amené.

MASCARILLE. Ah! je m'inscris en faux contre vos paroles.5 La

1 Les romans de Mlle de Scudéri, d'nne prolixité fatigante, écrits en style précieux et ridicule. n'en eurent pas moins un succès prodigieux. Les plus célèbres sont Artamène, ou le grand Cyrus, 10 vol., Clélie, 10 vol. Mlle de Scudéri est la sœur du méchant poète Scudéri, bien connu comme antagoniste de Corneille (v. page 1).

2 On dirait aujourd'hui: veut venir vous voir.

3 Le roman de Cyrus par Mlle de Scudéri.

On dirait aujourd'hui: On peut nous voir ou: Nous sommes visibles. 5 Faux est ici substantif. S'inscrire en faux contre ce qu'on dit veut dire ne pas reconnaître ce qu'on dit, protester, réclamer.

renommée accuse juste en contant ce que vous valez; et vous allez faire pic, repic et capot1 tout ce qu'il y a de galant dans Paris.

MADELON. Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges; et nous n'avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie.

CATHOS. Ma chère, il faudrait faire donner des sièges.
MADELON. Holà, Almanzor!

ALMANZOR. Madame!

MADELON. Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation. MASCARILLE. Mais au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi? (Almanzor sort.)

CATHOS. Que craignez-vous?

MASCARILLE. Quelque vol de mon cœur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici des yeux qui ont la mine d'être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More.2 Comment diable? d'abord qu'on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière? Ah! par ma foi, je m'en défie, et je m'en vais gagner au pied,3 ou je veux caution bourgeoise qu'ils ne me feront point de mal.

MADELON. Ma chère, c'est le caractère enjoué.
CATHOS. Je vois bien que c'est un Amilcar.5

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MADELON. Ne craignez rien: nos yeux n'ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud'homie. CATHOS. Mais de grâce, monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d'heure; contentez un peu l'envie qu'il a de vous embrasser.

MASCARILLE. Eh bien, mesdames, que dites-vous de Paris?

MADELON. Hélas! qu'en pourrions-nous dire? Il faudrait être l'antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie.

MASCARILLE. Pour moi, je tiens que, hors de Paris, il n'y a point de salut pour les honnêtes gens.7

CATHOS. C'est une vérité incontestable.

MASCARILLE. Il y fait un peu crotté; mais nous avons la chaise.8 MADELON. Il est vrai que la chaise est un retranchement merreilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.

MASCARILLE. Vous recevez beaucoup de visites? Quel bel esprit est des vôtres?

MADELON. Hélas! nous ne sommes pas encore connues; mais nous

1 Termes du jeu de piquet qui signifient battre complètement.

2 Traiter de Turc à More (Maure) signifie: traiter sans aucune pitié, comme les Turcs en Afrique traitaient les Maures leurs sujets.

3 Gagner au pied, archaïsme qui signifiait: s'enfuir.

• Caution bourgeoise signifiait du temps de Molière: caution d'un bourgeois et habitant de la ville, c'est-à-dire caution valable.

5 Amilcar dans le roman de Clélie (v. p. 64, n. 1) est un Carthaginois d'humeur galante et enjouée.

Prud'homie, archaïsme pour probité, sagesse acquise par une longue 7 Voyez page 77, note 3.

expérience.

* C'est-à-dire la chaise à porteurs qui, du temps de Louis XIV, remplaçait à Paris le fiacre et la voiture de remise.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e éd.

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