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l'évidence, a déserté la cause de son maître; mais il a puisé, dans son commerce familier avec le philosophe napolitain, une prédilection fâcheuse pour le symbolisme, et cette prédilection l'a trop souvent égaré. Je ne veux pas contester tout ce qu'il y a de nouveau, de légitime, dans son interprétation du moyen âge: cependant je crois que tous les bons esprits, tous les esprits sains, verront dans l'Histoire de France de M. Michelet une lecture dangereuse. Dans ce livre en effet la légende côtoie si souvent les récits authentiques, les traditions populaires, les chants de la veillée usurpent si souvent l'autorité de l'histoire, que le lecteur le plus attentif a grande peine à démêler la vérité. Si mon affirmation avait besoin de preuves, je me contenterais de citer le règne de Charles VI. A coup sûr, l'érudition ne manque pas dans ce récit; mais quel emploi l'auteur en a-t-il fait? Soyons de bonne foi, parlons sans amertume et sans faiblesse, ne nous laissons pas égarer par l'éclat du talent, par le charme de l'imagination: le règne de Charles VI, dans le livre de M. Michelet. est tout simplement une lecture qui donne le vertige. Les esprits les plus vigoureux craignent, en fermant le volume, de partager l'aliénation du malheureux monarque. Il y a telle fête racontée par M. Michelet qui remplace la pensée par des visions à l'égal de l'opium et du haschisch. Est-ce là l'émotion que doit se proposer l'historien? Pour ma part, je ne le crois pas.

Le récit de la révolution française a été pour M. Michelet une épreuve plus périlleuse encore que le moyen âge de la France. Animé d'intentions généreuses, mettant avec raison le droit au-dessus du succès, il n'a pas toujours su garder l'impartialité qui convient à l'historien. Dans son désir, très naturel, d'éclairer l'origine des événements, il a plus d'une fois appelé le roman à son aide. Les femmes ont pu lui en savoir bon gré, mais les hommes studieux ont accueilli avec dépit cet étrange abus de l'imagination. Quand l'auteur, imitant les sauvages qui veulent deviner la marche de leur ennemi, applique son oreille au sol du Champ de Mars pour entendre la grande voix de la révolution, qui de nous peut s'empêcher de sourire? Quand il compare la captivité, le procès et le supplice de Louis XVI à la passion du Christ, qui de nous ne prévoit que ce parallèle, dont la chaire catholique pourrait seule s'emparer, doit le conduire à fausser l'histoire? Une fois en effet que l'Évangile devient le guide et le modèle du récit, il est impossible que ce souvenir n'entraîne pas l'auteur à d'étranges puérilités.

Cependant, malgré ces reproches que je crois mérités, M. Michelet laissera une trace profonde dans l'histoire de notre littérature. S'il a égaré un trop grand nombre d'esprits, il n'est pas moins vrai qu'il a propagé, qu'il a popularisé le goût de l'histoire. En appliquant au récit des événements politiques le style de Notre-Dame de Paris, il a commis sans doute une lourde bévue; mais cette bévue même a été pour ses livres un puissant auxiliaire, et bien des intelligences, qui seraient demeurées inactives en face de la vérité nue, se sont émues à la voix d'un historien qui tient à la fois du poète et de l'hiérophante.

ALFRED DE MUSSET.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

LOUIS-CHARLES-ALFRED DE MUSSET naquit à Paris en 1810. Il fut au collège Henri IV le condisciple du jeune duc d'Orléans,? dont l'amitié ne lui manqua jamais depuis. Au sortir du collège il essaya diverses études, la médecine, le droit, la peinture; enfin il fut entraîné par le mouvement littéraire de 1830 vers la poésie. Deux recueils de poèmes qu'il publia successivement révélèrent un grand talent mais révoltèrent bien des lecteurs par leur immoralité. Célèbre à vingt-trois ans, il devint secrétaire de George Sand3 et fit avec elle le voyage d'Italie; mais il ne tarda pas à se brouiller avec l'illustre écrivain. Les poésies qu'il donna depuis, tout en prouvant que son beau talent se développait, trahirent en même temps une âme déchirée par le combat intérieur des passions et un dédain précoce de la vie. Nous en reproduisons deux sonnets, un petit fragment de la Nuit d'octobre et un autre plus étendu de la Soirée perdue. Alfred de Musset se fit aussi connaître comme prosateur, en publiant les Confessions d'un enfant du siècle (1836), roman qui paraît être sa propre histoire, et par des nouvelles dont la plupart parurent dans la Revue des Deux Mondes et qui se distinguent par une fine analyse des passions. Enfin il a pris rang parmi les auteurs dramatiques par des comédies-proverbes, pleines d'esprit et de délicatesse, des comédies et des drames, qu'il écrivit sans penser toujours à les faire représenter. Plus tard quelques-unes de ces pièces ont été portées sur la scène, et ont eu, pour la plupart, un très grand succès au Théâtre-Français, où on les joue encore souvent. Nous mentionnons: Il ne faut jurer de rien, On ne badine pas avec l'amour, un Caprice et Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, que nous reproduisons en partie pour faire connaître au lecteur la prose d'Alfred de Musset.

Depuis 1848, la misanthropie du poète semblait avoir augmenté, en même temps que sa verve diminuait. La révolution de Février lui ôta une place de bibliothécaire au ministère de l'intérieur, qu'il avait due à la protection du duc d'Orléans. Louis-Napoléon, devenu empereur, la lui rendit avec le titre de lecteur de l'Impératrice. Depuis longtemps le poète, qui sentait son talent s'éteindre, cherchait dans les excitations de la débauche l'inspiration qui lui manquait. Un dernier volume de vers qu'il fit paraître en 1850, décèle une lassitude prématurée. Cependant, en 1852, il fut élu membre de l'Académie française. Depuis ce temps c'est à peine si Alfred de Musset a donné quelques pages de prose. Il est mort en 1857, à l'âge de 47 ans.

1 D'après Vapereau, Dictionnaire des Contemporains.

2 Fils ainé du roi Louis Philippe. Il mourut en 1842, à la suite d'une chute de voiture, à l'âge de 32 ans. 3 Voyez page 637.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 10e éd.

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1. FRAGMENT DE LA NUIT D'OCTOBRE. (1837.)
Si l'effort est trop grand pour la faiblesse humaine
De pardonner les maux qui nous viennent d'autrui,
Épargne-toi du moins le tourment de la haine;
A défaut du pardon, laisse venir l'oubli.

Les morts dorment en paix dans le sein de la terre,
Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.

Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière;
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.

2. AU LECTEUR. (1840.)

Ce livre est toute ma jeunesse:
Je l'ai fait sans presque y songer.
Il y paraît, je le confesse,

Et j'aurais pu le corriger.

Mais quand l'homme change sans cesse,
Au passé pourquoi rien changer?
Va-t'en, pauvre oiseau passager:
Que Dieu te mène à ton adresse.

Qui que tu sois, qui me liras,
Lis-en le plus que tu pourras,
Et ne me condamne qu'en somme.

Mes premiers vers sont d'un enfant,
Les seconds d'un adolescent,
Les derniers à peine d'un homme.

3. TRISTESSE. (1840.)

J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaîté;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde;
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré!

4. UNE SOIRÉE PERDUE. (1840.)

J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre-Français,
Ou presque seul; l'auteur n'avait pas grand succès.
Ce n'était que Molière, et nous savons de reste1
Que ce grand maladroit, qui fit un jour Alceste,?
Ignora le bel art de chatouiller l'esprit

Et de servir à point un dénoûment bien cuit.
Grâce à Dieu, les auteurs ont changé de méthode,
Et nous aimons bien mieux quelque drame à la mode,
Où l'intrigue, enlacée et roulée en feston,
Tourne comme un rébus autour d'un mirliton.

J'écoutais cependant cette simple harmonie,
Et comme le bon sens fait parler le génie,
J'admirais quel amour pour l'âpre vérité
Eut cet homme si fier en sa naïveté,

Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle måle gaîté, si triste et si profonde,

Que, lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer!
Et je me demandais: »Est-ce assez d'admirer?
Est-ce assez de venir, un soir par aventure,
D'entendre au fond de l'âme un cri de la nature,
D'essuyer une larme, et de partir ainsi,

Quoi qu'on fasse d'ailleurs, sans en prendre souci?

Puis je songeais encore (ainsi va la pensée)
Que l'antique franchise, à ce point délaissée,
Avec notre finesse et notre esprit moqueur,

Ferait croire, après tout, que nous manquons de cœur;
Que c'était une triste et honteuse misère
Que cette solitude à l'entour de Molière,

Et qu'il est pourtant temps, comme dit la chanson,
De sortir de ce siècle ou d'en avoir raison;
Car à quoi comparer cette scène embourbée,
Et l'effroyable honte où la muse est tombée?
La lâcheté nous bride, et les sots vont disant
Que, sous ce vieux soleil, tout est fait à présent;
Comme si les travers de la famille humaine
Ne rajeunissaient pas chaque an, chaque semaine.
Notre siècle a ses mœurs, partant,3 sa vérité;
Celui qui l'ose dire est toujours écouté.

Ah! j'oserais parler, si je croyais bien dire.
J'oserais ramasser le fouet de la satire,

1 De reste (ne pas confondre avec du reste), locution adverbiale qui signifie: plus qu'il n'est nécessaire pour ce dont il s'agit.

2 Voyez l'analyse du Misanthrope de Molière, page 69 de ce Manuel. 3 Partant équivalait à par conséquent (folglich), qu'on lui préfère aujourd'hui.

Et l'habiller de noir, cet homme aux rubans verts,
Qui se fachait jadis pour quelques mauvais vers.
S'il rentrait aujourd'hui dans Paris, la grand'ville,1
Il y trouverait mieux pour émouvoir sa bile
Qu'une méchante femme et qu'un méchant sonnet;
Nous avons autre chose à mettre au cabinet."
O notre maître à tous! si ta tombe est fermée,
Laisse-moi dans ta cendre, un instant ranimée,
Trouver une étincelle, et je vais t'imiter!
J'en aurai fait assez si je puis le tenter.
Apprends-moi de quel ton, dans ta bouche hardie,
Parlait la vérité, ta seule passion,

Et, pour me faire entendre, à défaut du génie,
J'en aurai le courage et l'indignation!

5. II FAUT QU'UNE PORTE SOIT OUVERTE OU FERMÉE. Un petit salon. La marquise, assise sur un canapé, près de la cheminée, fait de la tapisserie. Le comte entre et salue.

LE COMTE. Je ne sais pas quand je me guérirai de ma maladresse, mais je suis d'une cruelle étourderie. Il m'est impossible de prendre sur moi de me rappeler votre jour, et toutes les fois que j'ai envie de vous voir, cela ne manque jamais d'être un mardi.

LA MARQUISE. Est-ce que vous avez quelque chose à me dire? LE COMTE. Non, mais, en le supposant, je ne le pourrai pas; car c'est un hasard que vous soyez seule, et vous allez avoir, d'ici à un quart d'heure, une cohue d'amis intimes qui me fera sauver, je vous en avertis.

LA MARQUISE. Il est vrai que c'est aujourd'hui mon jour, et je ne sais trop pourquoi j'en ai un. C'est une mode qui a pourtant sa raison. Nos mères laissaient leur porte ouverte; la bonne compagnie n'était pas nombreuse, et se bornait, pour chaque cercle, à une fournée d'ennuyeux qu'on avalait à la rigueur. Maintenant, dès qu'on reçoit, on reçoit tout Paris; et tout Paris, au temps où nous sommes, c'est bien réellement Paris tout entier, ville et faubourgs. Quand on est chez soi, on est dans la rue. Il fallait bien trouver un remède; de là vient que chacun a son jour. C'est le seul moyen de se voir le moins possible, et quand on dit: Je suis chez moi le mardi, il est clair que c'est comme si on disait: Le reste du temps, laissez-moi tranquille. LE COMTE. Je n'en ai que plus de tort de venir aujourd'hui, puisque vous me permettez de vous voir dans la semaine.

LA MARQUISE. Prenez votre parti et mettez-vous là. Si vous êtes de bonne humeur, vous parlerez, sinon chauffez-vous. Je ne compte pas sur grand monde aujourd'hui, vous regarderez défiler ma petite lanterne magique. Mais qu'avez-vous donc? vous me semblez.... LE COMTE. Quoi?

LA MARQUISE. Pour ma gloire, je ne veux pas le dire.

1 Voyez page 49, note 3, et page 74.

2 Voyez page 74, note 4.

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