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INTRODUCTION.

HISTOIRE ABRÉGÉE DE LA LANGUE ET DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISES JUSQU'A CORNEILLE. 1. ORIGINE ET FORMATION DE LA LANGUE FRANÇAISE.1 Le français, comme les autres langues romanes, vient de la langue latine vulgaire. C'est une loi de l'histoire que toute langue, au moment où elle arrive à l'art et à la poésie, se scinde en langue populaire, et en langue littéraire ou langue écrite. Une prononciation négligée, une tendance marquée à simplifier et à confondre les formes grammaticales, enfin l'emploi de nombreuses expressions que les écrivains ont soin d'éviter, tels sont partout les traits caractéristiques du langage populaire. Du reste l'existence d'une langue latine vulgaire (lingua rustica) est prouvée par des citations tirées des écrivains classiques eux-mêmes.2

La scission dont nous parlons paraît avoir eu lieu pour le latin à l'époque de la deuxième guerre punique. Après l'assujettissement de la Grèce, la différence qui séparait le latin populaire du latin classique devint plus sensible encore par l'introduction dans la langue écrite d'un grand nombre de mots grecs, qui n'entrèrent pas dans la langue du peuple. Peu à peu chacun des deux idiomes eut ses formes grammaticales et son vocabulaire distincts.3

Après la conquête de la Gaule par César, quand ce pays eut reçu une administration, des garnisons, des colonies romaines, la langue latine prévalut bientôt sur les langues celtiques parlées par les Gaulois. Mais ce fut le latin vulgaire que les soldats et les colons romains importèrent en Gaule. Trois siècles après la conquête, le celtique semble avoir disparu du pays, excepté de l'Armorique et de quelques autres points isolés.

Il est parfaitement démontré aujourd'hui que la langue française n'a conservé qu'un nombre très restreint de mots que l'on puisse ramener à une origine gauloise. Encore la plupart de ces mots n'ont-ils passé dans le français que par l'intermédiaire du latin.3 L'action des idiomes celtiques peut avoir été plus grande sur la prononciation et sur la forme qu'elle imprime aux mots, mais ils

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Abrégé d'après BRACHET, Grammaire historique de la langue française, avec le contrôle des ouvrages suivants: DIEZ, Grammatik der roman. Sprachen, BURGUY, Grammaire de la langue d'oïl, LITTRÉ, Histoire de la langue française, MAX MÜLLER, Über deutsche Schattierungen romanischer Wörter.

2 Voyez SCHUCHARDT, Der Vokalismus des Vulgärlateins.

3 Exemples: Les mots classiques equus, pugna, verberare, hebdomas étaient remplacés dans la langue vulgaire par caballus, batalia, batuere, septimana, qui ont donné naissance aux mots français cheval, bataille, battre, semaine. Appelé plus tard la Bretagne.

5 Exemples de mots latins cités par les écrivains romains comme empruntés au celtique: beccus, leuca, betula, alauda, qui ont donné bec, lieue, bouleau, alouette (diminutif du vieux français aloue). Exemples de mots français pris directement au celtique: bagage, balai, cruche, pot, sornette.

Exemple: les mots latins qui commencent avec une s suivie d'une autre consonne (st, sc, sp), prennent invariablement un e au commence

n'ont exercé aucune influence sur l'ensemble de la langue française. Ce fait est d'autant plus remarquable, que la nation française est incontestablement de race celtique, et que les traits caractéristiques qui distinguaient les Gaulois du temps des Romains, s'appliquent encore aux Français de nos jours.1

En même temps que, dans la Gaule, le peuple oubliait le celtique pour le latin vulgaire, les hautes classes, poussées par l'ambition, adoptaient le latin littéraire et s'exerçaient à l'éloquence romaine afin de parvenir aux fonctions politiques. Elles réussirent si bien que bientôt les écoles de Bordeaux, d'Autun, de Lyon, de Vienne furent célèbres dans tout l'empire, et que la Gaule vaincue envoya à son vainqueur des grammairiens, des orateurs et des poètes. Ainsi le latin vulgaire et le latin littéraire régnaient en Gaule parallèlement, l'un parmi le peuple des villes et des campagnes, l'autre dans l'aristocratie et parmi les gens lettrés.

Le celtique venait à peine de disparaître, remplacé par la langue latine, désormais maîtresse de la Gaule, que celle-ci eut à soutenir une lutte nouvelle contre les Germains, qui, dès le troisième siècle de notre ère, envahirent les provinces romaines. On sait qu'au quatrième et au cinquième siècle, la Gaule fut en grande partie occupée par les Francs, les Visigoths, les Burgondes, et que la domination du premier de ces peuples finit par l'emporter. Cette invasion out d'abord pour effet de détruire presque entièrement la culture littéraire dans la Gaule et de restreindre beaucoup le domaine du latin classique au profit de la langue latine vulgaire. Celle-ci, parlée dès lors par l'immense majorité des habitants, au milieu desquels les Germains peu nombreux étaient comme perdus, fut nécessairement victorieuse dans sa lutte contre les idiomes barbares des vainqueurs. Les Allemands oublièrent assez vite leur langue et apprirent celle des vaincus, non sans y introduire un grand nombre de mots germaniques. En effet le français est de toutes les langues romanes celle qui a fait le plus d'emprunts aux idiomes allemands. Ces emprunts consistent surtout en termes de guerre et en mots qui désignaient les institutions politiques et judiciaires importées en Gaule par les Germains. Mais l'influence des langues germaniques sur la ment des mots français correspondants, s'ils appartiennent à la formation populaire et organique (v. p. 768, n. 5). Ainsi échelle, épine, esprit viennent de scala, spina, spiritus. Au contraire spirituel, scandale, scander sont de formation savante et par conséquent n'ont pas pris l'e.

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1 Sunt in consiliis capiendis mobiles et novis plerumque rebus student. CAESAR, de Bello gallico IV, 5. Pleraque Gallia duas res industriosissime persequitur: rem militarem et argute loqui. CATO, Orig. II. 2 Exemples: guerre (werra), halte (halt), haubert (halsberc), heaume (helm), boulevard (bollwerk), heraut (herold), sénéchal (siniscalk), maréchal (marahscalk, i. e. Mährenschalk, Pferdeknecht), fief (fihu, fehu), ban (du gothique bandujan marquer). Un certain nombre de mots, surtout de termes de marine ont été importés en France au 9e siècle et au 10e par les Normands, p. e. esquif (skif), mất (mast), bac (bak), havre (hafen); il en est de même des noms des points cardinaux: nord, est, sud, ouest. Il faut distinguer de ces mots germaniques, qui entrèrent dans la langue française à l'époque de sa formation, les mots allemands qui furent importés après le 15e siècle à la suite des guerres, tels que lansquenet, sabre, rosse, schlague, brandevin, trinquer, etc.

langue des Gallo-Romains ne se borna pas à l'introduction de mots barbares dans le vocabulaire. Les Allemands ont modifié la forme d'un certain nombre de mots latins, ils ont changé la signification de beaucoup d'autres en les adoptant' et en ont remplacé quelques-uns par des combinaisons barbares, formées à l'analogie de leur propre langue.

Il est plus difficile de dire jusqu'à quel point l'élément germanique a favorisé et développé les tendances analytiques de la langue moderne, puisque ces tendances, qui consistent surtout à remplacer les désinences des cas par l'emploi des prépositions et à introduire dans la conjugaison l'emploi des verbes auxiliaires, sont déjà fortement accusées dans le latin vulgaire.

Quoi qu'il en soit, s'il est incontestable que l'action de la langue allemande a été plus grande sur la formation du français que celle du celtique, il n'est pas moins vrai que la tradition latine n'a jamais cessé de dominer et que l'immixtion de l'élément étranger a laissé la syntaxe à peu près intacte.

Les raisons par lesquelles les savants français du seizième siècle3 ont voulu prouver que leur langue dérive, en grande partie, du grec ou de l'hébreu, ne soutiennent plus aujourd'hui un examen sérieux. Le grec parlé par les habitants de Marseille n'a pas eu la moindre influence sur la formation du français et n'a pas fourni un seul mot à son vocabulaire. Cette colonie phocéenne fut de bonne heure absorbée par les Romains, et les éléments grecs qu'elle a pu introduire dans le celtique ont dû périr avec cette langue. Les quelques mots d'origine grecque que contient le vieux français, ou bien ne viennent pas directement du grec, mais du latin, qui les lui avait empruntés," ou

1 Voyez MAX MÜLLER, Über deutsche Schattierungen romanischer Wörter. Exemples: Haut dérive du latin altus, hurler (dans le vieux français huller) de ululare, mais l'aspiration de ces deux mots est provenue de gens qui, dans leur langue, disaient hoch et heulen. Le mot latin ignis a disparu du français, parce qu'il était sans rapport avec l'allemand. Les Germains le remplacèrent par focus, qui se rapprochait de feuer et de funkeln et qui, en français, est devenu feu. [Plus tard ignis a reparu dans la langue savante sous la forme de igné (de feu) et ignition.] 2 Exemples: entretenir (intertenere) unterhalten, avenir (à venir) Zufunft, contrée (contrata de la prép. contra) Gegend (de gegen), malade (male aptus) unpäßlich.

3 Guichard, Thomassin, Perion, dont le dernier cite César pour prouver que les Druides parlaient grec et finit par démontrer que c'est de leur langue que dérive le français moderne; au 17e siècle Ménage (Origines de la langue française). Mais c'est à tort qu'on a accusé Henri Estienne (Henricus Stephanus 1528-1598) d'avoir fait dériver le français du grec. Voyez sur ce point MAX MÜLLER, Science of Language I, 4.

Voyez DIEZ (Gramm. d. rom. Spr. I, 56), qui fait remarquer à cette occasion que la ressemblance qui existe entre plusieurs mots français et des mots grecs d'une signification analogue, est tout à fait fortuite. Ainsi on a voulu dériver paresse de πάρεσις, écouter de ακούειν, diner de Feinvεiv, tuer de 9útur, etc. etc., étymologies de fantaisie, que depuis longtemps la science a mises à néant [Paresse vient de pigritia, écouter de auscultare, diner du bas latin disnare (deconare?), tuer de tutare (protéger, recouvrir pour protéger, puis étouffer, p. e. tuer le feu). Voyez DIEZ, Etymologisches Wörterbuch].

5 Ainsi parole, bourse, bocal ne viennent pas directement de naqaßoký, púgoa, pavzákov, mais du latin parabola, byrsa, baucalis.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 100 éd.

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ils ont été introduits dans le français par suite des relations que les peuples de l'Occident entretenaient avec l'empire byzantin.1 Les mots français qui viennent de l'hébreu ont été, pour la plupart, transportés dans le latin du moyen âge par la traduction de la Bible, et ont passé plus tard du latin dans le français. Quant aux mots d'origine arabe, quelques-uns ont été importés par les voyageurs ou les croisés, d'autres ont passé de l'arabe dans le latin scientifique, qui les a lui-même transmis au français.3

Il résulte de ce que nous venons d'exposer que l'on aurait tort de regarder le français comme le résultat de la fusion de plusieurs langues différentes. Les traces du celtique qu'on y rencontre sont très faibles, les éléments grecs et orientaux sont purement accidentels: le français est, malgré l'influence que les idiomes germaniques ont exercée sur sa formation, une langue essentiellement latine. Elle est le produit du lent développement de la langue vulgaire des Romains transportée en Gaule et soumise à des conditions spéciales. Mais cette langue une fois écrite a été de la part des écrivains l'objet d'un travail incessant qui a consisté à emprunter au latin classique un nombre considérable de mots sans y apporter d'autre changement que celui de la terminaison. Le vocabulaire français, en tant qu'il dérive du latin, est donc le résultat de deux formations successives. La première est une formation organique et populaire qui prend pour point de départ le mot parlé; elle obéit, pour le changement, la transposition ou la suppression des lettres, à des lois certaines, et elle présente comme caractère principal la persistance de l'accent tonique à la place qu'il occupe en latin. La seconde est une formation savante, qui conserve autant que possible la forme du mot écrit, mais qui tient rarement compte de l'accent tonique, ne procédant pas comme la formation populaire d'après la prononciation. 5

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Il est impossible de déterminer avec précision à quelle époque la nouvelle langue devint usuelle. S'il faut en croire le témoignage du

1 Il va sans dire qu'il ne peut être question ici des nombreux termes grecs dont la science moderne a enrichi le vocabulaire français.

2 De ce nombre sont cherubin (cherubim), séraphin (seraphim), pâque (pascha), gêne, dans l'ancien français gehenne (de gehenna, lieu de supplice, enfer, qui vient de l'hébreu gehinnom, nom d'une vallée), proprement torture, question. Le verbe gêner est un curieux exemple de l'affaiblissement que le temps et l'usage peuvent opérer dans la signification d'un mot. 3 Un exemple de la première catégorie est assassin de haschischim, secte fanatique de la Palestine au treizième siècle (buveurs de haschisch, boisson enivrante extraite du chanvre indien); alchimie, almanach, algèbre, chiffre, zéro sont des mots de la seconde catégorie.

Voici les principales de ces lois: 1) La suppression de la voyelle brève non accentuée, p. e.: viridis, vert, sanitatem, santé; 2) la diphthongaison de beaucoup de voyelles accentuées, p. e.: me, moi, rex, roi, flor, fleur; 3) la chute de la consonne médiane et la contraction des voyelles, p. e.: maturus, mûr, regina, reine; 4) la chute des terminaisons, p. e.: sanitatem, santé, bonum, bon, etc.

Exemples: Les mots latins débitum, exámen, frágilis, móbilis, órganum, pórticus, donnent en français, d'après la formation populaire et organique: détte, essaim, frêle, meúble, órgue, pórche. La formation savante a fait des mêmes mots latins: debit, examén, fragile, mobile, orgáne, portique.

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