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LA FEMME DESGANARELLE, regardant par la fenêtre. Ah! qu'est-ce que je voi?

Mon mari dans ses bras... Mais je m'en vais descendre;
Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre.
SGANARELLE.

Il faut se dépêcher de l'aller secourir;
Certes, elle aurait tort de se laisser mourir.
Aller en l'autre monde est très-grande sottise,
Tant que dans celui-ci l'on peut être de mise.
(I la porte chez elle avec un homme que la suivante

amène.)

SCÈNE V.

LA FEMME DE SGANARELLE.

Il s'est subitement éloigné de ces lieux,
Et sa fuite a trompé mon désir curieux :
Mais de sa trahison je ne suis plus en doute,
Et le peu que j'ai vu me la découvre toute.
Je ne m'étonne plus de l'étrange froideur
Dont je le vois répondre à ma pudique ardeur :
Il réserve, l'ingrat, ses caresses à d'autres,
Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres.
Voilà de nos maris le procédé commun;
Ce qui leur est permis leur devient importun.
Dans les commencements ce sont toutes merveilles;
Ils témoignent pour nous des ardeurs nonpareilles ;
Mais les traîtres bientôt se lassent de nos feux,
Et portent autre part ce qu'ils doivent chez eux.
Ah! que j'ai de dépit que la loi n'autorise
A changer de mari comme on fait de chemise!
Cela serait commode; et j'en sais telle ici
Qui, comme moi, ma foi, le voudrait bien aussi.
(En ramassant le portrait que Célie avait laissé tomber.)
Mais quel est ce bijou que le sort me présente?
L'émail en est fort beau, la gravure charmante.
Ouvrons.

SCÈNE VI.

SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE.

SGANARELLE, se croyant seul.

On la croyait morte, et ce n'était rien. Il n'en faut plus qu'autant, elle se porte bien. Mais j'aperçois ma femme.

LA FEMME DE Sganarelle, se croyant seule. O ciel! c'est miniature!

Et voilà d'un bel homme une vive peinture! SGANARELLE, à part, et regardant par-dessus l'épaule de sa femme.

Que considère-t-elle avec attention?

Ce portrait, mon honneur, ne nous dit rien de bon. D'un fort vilain soupçon je me sens l'âme émue.

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LA FEMME DE SGANARELLE poursuit.
Avouons qu'on doit être ravie

Quand d'un homme ainsi fait on se peut voir servie,
Et que s'il en contait avec attention,

Le penchant serait grand à la tentation.

Ah! que n'ai-je un mari d'une aussi bonne mine!
Au lieu de mon pelé, de mon rustre...

Sganarelle, lui arrachant le portrait.
Ah, mâtine!

Nous vous y surprenons en faute contre nous,
Et diffamant l'honneur de votre cher époux.
Donc, à votre calcul, ô ma trop digne femme, [me?
Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien mada-
Et, de par Belzébut, qui vous puisse emporter,
Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter?
Peut-on trouver en moi quelque chose à redire ?
Cette taille, ce port, que tout le monde admire,
Ce visage, si propre à donner de l'amour,
Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour;
Bref, en tout et partout, ma personne charmante
N'est donc pas un morceau dont vous soyez contente?
Et pour rassasier votre appétit gourmand,
Il faut joindre au mari le ragoût d'un galant?

LA FEMME DE SGANARElle.
J'entends à demi-mot où va la raillerie.
Tu crois par ce moyen...

SGANARELLE.

A d'autres, je vous prie: La chose est avérée, et je tiens dans mes mains Un bon certificat du mal dont je me plains.

LA FEMME DE SGANARELLE.

Mon courroux n'a déjà que trop de violence,
Sans le charger encor d'une nouvelle offense.
Écoute, ne crois pas retenir mon bijou,
Et songe un peu...

SGANARELLE.

Je songe à te rompre le cou. Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie, Tenir l'original!

LA FEMME DE SGANARELLE.

Pourquoi?

SGANARELLE.

Pour rien, ma mie.

Doux objet de mes vœux, j'ai grand tort de crier, Et mon front de vos dons vous doit remercier.

(Regardant le portrait de Lélic.)

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Depuis huit jours entiers, avec vos longues traites,
Nous sommes à piquer de chiennes de mazettes,
De qui le train maudit nous a tant secoués
Que je m'en sens, pour moi, tous les membres roués,
Sans préjudice encor d'un accident bien pire,
Qui m'afflige un endroit que je ne veux pas dire :
Cependant arrivé, vous sortez bien et beau,
Sans prendre de repos ni manger un morceau.
LÉLIE.

Ce grand empressement n'est point digne de blâme;
De l'hymen de Célie on alarme mon âme;
Tu sais que je l'adore; et je veux être instruit,
Avant tout autre soin, de ce funeste bruit.
Gros-René.

Oui, mais un bon repas vous serait nécessaire
Pour s'aller éclaircir, monsieur, de cette affaire;
Et votre cœur, sans doute, en deviendrait plus fort
Pour pouvoir résister aux attaques du sort :
J'en juge par moi-même; et la moindre disgrâce,
Lorsque je suis à jeun, me saisit, me terrasse;
Mais quand j'ai bien mangé, mon âme est ferme à tout
Et les plus grands revers n'en viendraient pas à bout.
Croyez-moi, bourrez-vous, et sans réserve aucune,
Contre les coups que peut vous porter la fortune;
Et pour fermer chez vous l'entrée à la douleur,
De vingt verres de vin entourez votre cœur.
LÉLIE.

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Nous savons, Dieu merci, le souci qui vous tient;
Ce portrait qui vous fâche est votre ressemblance;
Il était en des mains de votre connaissance;
Et ce n'est pas un fait qui soit secret pour nous
Que les douces ardeurs de la dame et de vous.
Je ne sais pas si j'ai, dans sa galanterie,
L'honneur d'être connu de votre seigneurie;
Mais faites-moi celui de cesser désormais
Un amour qu'un mari peut trouver fort mauvais;
Et songez que les nœuds du sacré mariage...
LÉLIE.

Quoi! celle, dites-vous, dont vous tenez ce gage...

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Ah! que viens-je d'entendre? On me l'avait bien dit, et que c'était de tous L'homme le plus mal fait qu'elle avait pour époux. Ah! quand mille serments de ta bouche infidèle Ne m'auraient pas promis une flamme éternelle, Le seul mépris d'un choix si bas et si honteux Devait bien soutenir l'intérêt de mes feux,

1 Marri est un vieux mot; il signifie fáché, chagrin. Le piquant jeu de mots auquel il donne lieu ici est devenu proverbe parmi tous les confrères de Sganarelle. (LEM.) Ce mot vient du latin barbare marritio, que Vossius interprète douleur, ressentiment d'un affront reçu.

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Par ce portrait enfin dont je suis alarmé
Mon déshonneur n'est pas tout à fait confirmé.
Tâchons donc par nos soins...

SCÈNE XIV.

SGANARELLE, LA FEMME de Sganarelle, sur la porte de sa maison, reconduisant Lélie; LÉLIE.

SGANARELLE, à part, les voyant.

Ah! que vois-je? Je meure! Il n'est plus question de portrait à cette heure; Voici, ma foi, la chose en propre original.

LA FEMME DE SGANARELLE.

C'est par trop vous hâter, monsieur; et votre mal,
Si vous sortez si tôt, pourra bien vous reprendre.
LÉLIE.
[rendre,

Non, non, je vous rends grâce, autant qu'on puisse
De l'obligeant secours que vous m'avez prêté.
SGANARELLE, à part.

La masque encore après lui fait civilité! (La femme de Sganarelle rentre dans sa maison.) SCÈNE XV.

SGANARELLE, LÉLIE.

SGANARELLE, à part.

Il m'aperçoit; voyons ce qu'il me pourra dire.
LÉLIE, à part.

Ah! mon âme s'émeut, et cet objet m'inspire...
Mais je dois condamner cet injuste transport,
Et n'imputer mes maux qu'aux rigueurs de mon sort.
Envions seulement le bonheur de sa flamme.
( en s'approchant de Sganarelle.)
Oh! trop heureux d'avoir une si belle femme!
SCÈNE XVI.

SGANARELLE; CÉLIE, à sa fenêtre, voyant
Lélie qui s'en va.

SGANARELLE, seul.

Ce n'est point s'expliquer en termes ambigus. Cet étrange propos me rend aussi confus Que s'il m'était venu des cornes à la tête.

(regardant le côté par où Lélie est sorti.) Allez, ce procédé n'est point du tout honnête. CÉLIE, à part, en entrant. Quoi! Lélie a paru tout à l'heure à mes yeux! Qui pourrait me cacher son retour en ces lieux? SGANARELLE, sans voir Célie.

Oh! trop heureux d'avoir une si belle femme! Malheureux bien plutôt de l'avoir cette infâme, Dont le coupable feu, trop bien vérifié,

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Ah! j'avais bien jugé que ce secret retour

1 Jocrisse, mot populaire qui renferme toute la peinture d'un individu. Un jocrisse est en même temps sot, avare, laid, et poltron. C'est un homme qui ferme les yeux sur les désordres de sa femme, et s'abaisse aux plus petits détails du ménage. Nos étymologistes, dit le savant Court de Gébelin, n'ont pu découvrir l'origine de ce mot; il est vrai qu'elle n'était pas aisée à

trouver. C'est un dérivé ou diminutif de l'italien zugo, prononcé jog, et qui a exactement la même signification que jocrisse. Monde primitif, tome V, page 576.

› Ce n'est pas pour des prunes. Proverbialement, ce n'est pas pour peu de chose.

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