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SCÈNE VI.

SGANARELLE.

Dans quel ravissement est-ce que mon cœur nage,
Lorsque je vois en elle une fille si sage!

C'est un trésor d'honneur que j'ai dans ma maison.
Prendre un regard d'amour pour une trahison!
Recevoir un poulet1 comme une injure extrême.
Et le faire au galant reporter par moi-même!
Je voudrais bien savoir, en voyant tout ceci,
Si celle de mon frère en userait ainsi.
Ma foi, les filles sont ce que l'on les fait être.
Holà!

(Il frappe à la porte de Valère.) SCÈNE VII.

SGANARELLE, ERGASTE.

Qu'est-ce?

ERGASTE.

SGANARELLE.

Tenez, dites à votre maître Qu'il ne s'ingère pas d'oser écrire encor Des lettres qu'il envoie avec des boîtes d'or, Et qu'Isabelle en est puissamment irritée. Voyez, on ne l'a pas au moins décachetée; Il connaîtra l'état que l'on fait de ses feux, Et quel heureux succès il doit espérer d'eux.

SCÈNE VIII.

VALÈRE, ERGASTE.

VALÈRE.

Que vient de te donner cette farouche bête?

ERGASTE.

Cette lettre, monsieur, qu'avecque cette boîte
On prétend qu'ait reçue Isabelle de vous,

Et dont elle est, dit-il, en un fort grand courroux.
C'est sans vouloir l'ouvrir qu'elle vous la fait rendre.
Lisez vite, et voyons si je me puis méprendre.
VALÈRE lit.

« Cette lettre vous surprendra sans doute; et l'on « peut trouver bien hardi pour moi, et le dessein de « vous l'écrire, et la manière de vous la faire tenir; « mais je me vois dans un état à ne plus garder de « mesure. La juste horreur d'un mariage dont je « suis menacée dans six jours, me fait hasarder toutes choses; et dans la résolution de m'en affranchir

"

1 Poulet, billet amoureux, ainsi nommé parce qu'en le pliant on y faisait deux pointes qui représentaient les ailes d'un poulet. Ce mot était déjà en usage du temps de Henri IV, puisque Catherine, sœur de ce roi, disait à la Varenne, qui avait été son cuisinier avant d'être gouverneur d'Anjou : « Tu as bien plus gagné « à porter les poulets de mon frère qu'à piquer les miens. »

« par quelque voie que ce soit, j'ai cru que je devais

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plutôt vous choisir que le désespoir. Ne croyez pas

pourtant que vous soyez redevable de tout à ma « mauvaise destinée; ce n'est pas la contrainte où je << me trouve qui a fait naître les sentiments que j'ai « pour vous; mais c'est elle qui en précipite le témoignage, et qui me fait passer sur des formalités où la bienséance du sexe oblige. Il ne tiendra qu'à «< vous que je sois à vous bientôt, et j'attends seule<< ment que vous m'ayez marqué les intentions de « votre amour, pour vous faire savoir la résolution << que j'ai prise; mais, surtout, songez que le temps « presse, et que deux cœurs qui s'aiment doivent s'entendre à demi-mot. »

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ERGASTE.

Eh bien ! monsieur, le tour est-il d'original?
Pour une jeune fille elle n'en sait pas mal!
De ces ruses d'amour la croirait-on capable?
VALÈRE.

Ah! je la trouve là tout à fait adorable.
Ce trait de son esprit et de son amitié
Accroît pour elle encor mon amour de moitié,
Et joint aux sentiments que sa beauté m'inspire...

ERGASTE.

La dupe vient; songez à ce qu'il vous faut dire. SCÈNE IX.

SGANARELLE, VALÈRE, ERGASTE.

SGANARELLE, se croyant seul.

Oh! trois et quatre fois béni soit cet édit
Par qui des vêtements le luxe est interdit1!
Les peines des maris ne seront plus si grandes,
Et les femmes auront un frein à leurs demandes.
Oh! que je sais au roi bon gré de ces décris ?!
Et que, pour le repos de ces mêmes maris,
Je voudrais bien qu'on fit de la coquetterie
Comme de la guipure 3 et de la broderie!
J'ai voulu l'acheter, l'édit, expressément,
Afin que d'Isabelle il soit lu hautement,
Et ce sera tantôt, n'étant plus occupée,
Le divertissement de notre après-soupée.
(apercevant Valère.)
Envoirez-vous encor, monsieur aux blonds cheveux,
Avec des boîtes d'or des billets amoureux ?

C'est une chose digne de remarque que Louis XIV, qui introduisit la magnificence dans les habits et dans les équipages, ait fait seize édits contre le luxe. Celui dont parle Sganarelle est du 27 novembre 1660. Il avait pour objet de défendre les broderies, canetilles, paillettes, etc.

2 On appelait les décris, les ordonnances faites pour défendre de fabriquer, vendre ou porter certaines étoffes.

3 Guipure, broderie en relief, recouverte en fil d'or ou en clinquant.

Vous pensiez bien trouver quelque jeune coquette,
Friande de l'intrigue, et tendre à la fleurette?
Vous voyez de quel air on reçoit vos joyaux?
Croyez-moi, c'est tirer votre poudre aux moineaux.
Elle est sage, elle m'aime, et votre amour l'outrage;
Prenez visée ailleurs, et troussez-moi bagage.
VALÈRE.

Oui, oui, votre mérite, à qui chacun se rend,
Est à mes vœux, monsieur, un obstacle trop grand;
Et c'est folie à moi, dans mon ardeur fidèle,
De prétendre avec vous à l'amour d'Isabelle.

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Qu'il m'est dur que vous plaigniez si fort Un homme que je hais à l'égal de la mort; Et que si vous m'aimiez autant que vous le dites, Vous sentiriez l'affront que me font ses poursuites.

10

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Je vous croyais plus sage, à ne vous rien celer.
Vous venez m'amuser de vos belles paroles,
Et conservez sous main des espérances folles.
Voyez-vous, j'ai voulu doucement vous traiter;
Mais vous m'obligerez à la fin d'éclater.
N'avez-vous point de honte, étant ce que vous êtes,
De faire en votre esprit les projets que vous faites?
De prétendre enlever une fille d'honneur,

Et troubler un hymen qui fait tout son bonheur?

VALÈRE.

Qui vous a dit, monsieur, cette étrange nouvelle?

SGANARELLE.

Ne dissimulons point, je la tiens d'Isabelle,
Qui vous mande par moi, pour la dernière fois,
Qu'elle vous a fait voir assez quel est son choix;
Que son cœur, tout à moi, d'un tel projet s'offense;
Qu'elle mourrait plutôt qu'en souffrir l'insolence;
Et que vous causerez de terribles éclats,

Si vous ne mettez fin à tout cet embarras.

VALÈRE.

S'il est vrai qu'elle ait dit ce que je viens d'entendre,
J'avourai que mes feux n'ont plus rien à prétendre;
Par ces mots assez clairs je vois tout terminé,
Et je dois révérer l'arrêt qu'elle a donné.

SGANARELLE.

Si... Vous en doutez donc, et prenez pour des feintes
Tout ce que de sa part je vous ai fait de plaintes?
Voulez-vous qu'elle-même elle explique son cœur ?
J'y consens volontiers pour vous tirer d'erreur.
Suivez-moi, vous verrez s'il est rien que j'avance,
Et si son jeune cœur entre nous deux balance.
(Il va frapper à sa porte.)

SCÈNE XIV.

ISABELLE, SGANARELLE, VALÈRE, ERGASTE.

ISABELLE.

Quoi! vous me l'amenez ! Quel est votre dessein?
Prenez-vous contre moi ses intérêts en main?
Et voulez-vous, charmé de ses rares mérites,
M'obliger à l'aimer, et souffrir ses visites?
SGANARELLE.

Non, ma mie, et ton cœur pour cela m'est trop cher :
Mais il prend mes avis pour des contes en l'air,
Croit que c'est moi qui parle, et te fais, par adresse,
Pleine pour lui de haine, et pour moi de tendresse ;
Et par toi-même enfin j'ai voulu sans retour
Le tirer d'une erreur qui nourrit son amour.
ISABELLE, à Valère.

Quoi! mon âme à vos yeux ne se montre pas toute,
Et de mes vœux encor vous pouvez être en doute?

VALÈRE.

Oui, tout ce que monsieur de votre part m'a dit,
Madame, a bien pouvoir de surprendre un esprit :
J'ai douté, je l'avoue; et cet arrêt suprême,
Qui décide du sort de mon amour extrême,
Doit m'être assez touchant pour ne pas s'offenser
Que mon cœur par deux fois le fasse prononcer.

ISABELLE.

Non, non, un tel arrêt ne doit pas vous surprendre : Ce sont mes sentiments qu'il vous a fait entendre: Et je les tiens fondés sur assez d'équité,

Pour en faire éclater toute la vérité.

Oui, je veux bien qu'on sache, et j'en dois être crue,
Que le sort offre ici deux objets à ma vue,
Qui, m'inspirant pour eux différents sentiments,
De mon cœur agité font tous les mouvements.
L'un, par un juste choix où l'honneur m'intéresse,
A toute mon estime et toute ma tendresse ;
Et l'autre, pour le prix de son affection,
A toute ma colère et mon aversion.

La présence de l'un m'est agréable et chère,
J'en reçois dans mon âme une allégresse entière;
Et l'autre, par sa vue, inspire dans mon cœur
De secrets mouvements et de haine et d'horreur.
Me voir femme de l'un est toute mon envie;
Et plutôt qu'être à l'autre on m'ôterait la vie.
Mais c'est assez montrer mes justes sentiments,
Et trop longtemps languir dans ces rudes tourments;
Il faut que ce que j'aime, usant de diligence,
Fasse à ce que je hais perdre toute espérance,
Et qu'un heureux hymen affranchisse mon sort
D'un supplice pour moi plus affreux que la mort.

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