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de MM. Rohault et Mignard', qui le dédommageaient de tous les chagrins qu'il avait d'ailleurs. C'était à ces deux messieurs qu'il se livrait sans réserve. « Ne me plaignez« vous pas, leur disait-il un jour, d'être d'une profession et « dans une situation si opposées aux sentiments et à l'humeur que j'ai présentement? J'aime la vie tranquille, et 1 la mienne est agitée par une infinité de détails communs et turbulents, sur lesquels je n'avais pas compté dans les « commencements, et auxquels il faut absolument que je me donne tout entier, malgré moi. Avec toutes les pré<cautions dont un homme peut être capable, je n'ai pas laissé de tomber dans le désordre où tous ceux qui se marient « sans réflexion ont accoutumé de tomber. Oh! oh! dit M. Rohault. - Oui, mon cher monsieur Rohault, je suis «<le plus malheureux de tous les hommes, ajouta Molière, «<et je n'ai que ce que je mérite. Je n'ai pas pensé que j'étais trop austère pour une société domestique. J'ai cru que ma femme devait assujettir ses manières à sa vertu et à <<mes intentions; et je sens bien que dans la situation où elle est, elle eût encore été plus malheureuse que je ne le suis, « si elle l'avait fait. Elle a de l'enjouement, de l'esprit; elle «est sensible au plaisir de le faire valoir; tout cela m❜ombrage malgré moi. J'y trouve à redire, je m'en plains. Cette femme, cent fois plus raisonnable que je ne le suis, « veut jouir agréablement de la vie, elle va son chemin; et << assurée par son innocence, elle dédaigne de s'assujettir << aux précautions que je lui demande. Je prends cette négligence pour du mépris ; je voudrais des marques d'amitié

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pondu :
: « C'est bien à vous d'en juger, vous qui ne savez
pas lire, » et qu'il lui avait répliqué : « Je ne sais que trop lire
depuis que vous faites imprimer. » Boileau et Racine trouvè-
tent cette réplique fort piquante, et voulurent en faire une
spigramme qu'ils tournèrent ainsi :

Froid, sec et dur auteur, digne objet de satire,
De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer?
Hélas! pour mes péchés, je n'ai que trop su lire,
Depuis que tu fais imprimer.

Racine soutint qu'il valait mieux écrire: De mon peu de lecture, pour éviter que le second hémistiche du second vers ne rimát avec le premier et le troisième. Molière soutint au contraire qu'il fallait conserver de ne savoir pas lire: « Cette façon, « dit-il, est plus naturelle, et il faut sacrifier toute régularité « à la justesse de l'expression. C'est l'art même qui doit nous « apprendre à nous affranchir des règles de l'art. » Boileau fut si frappé de la justesse de cette décision, qu'il la mit en vers dans le quatrième chant de l'Art poétique:

Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,
Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites,
Et de l'art même apprend à franchir les limites.

On lit dans les Mémoires de Racine le fils, qu'un soir à souper chez Molière, la Fontaine fut accablé des railleries de ses meilleurs amis, au nombre desquels se trouvait Racine. Ils ne l'appelaient tous que le bon homme, à cause de sa simplicité. La Fontaine essuya leurs railleries avec tant de douceur, que Molière, qui en eut entin pitié, dit tout bas à son voisin : «Ils ont beau se trémousser, ils n'effaceront pas le bon homme.» Nous avons réuni ces trois anecdotes pour donner une idée de la société de Molière, et de ces entretiens pleins de charme auxquels Racine, Boileau, la Fontaine, etc. durent souvent leurs plus heureuses inspirations. (Voyez Mémoires sur la vie de Racine, page 68; Vie de Molière, écrite en 1724; Commentaires de Brossette sur la quatrième Satire de Boileau, tome V, page 30, et tome IV, page 44.)

1 Rohault, célèbre physicien, auteur de plusieurs ouvrages que les savants consultent encore. On croit qu'il servit de modèle au philosophe du Bourgeois gentilhomme : il mourut en 1675. Quant à Mignard, l'auteur se trompe sur l'époque de l'amitié qui s'établit entre ce grand peintre et Molière. Il y avait plus de treize ans que cette amitié existait. Molière fit la connaissance de Mignard à Avignon, en 1657.

« pour croire que l'on en a pour moi, et que l'on eût plus << de justesse dans sa conduite pour que j'eusse l'esprit tran«< quille. Mais ma femme, toujours égale et libre dans la «< sienne, qui serait exempte de tout soupçon pour tout au<< tre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse im<< pitoyablement dans mes peines; et occupée seulement du « désir de plaire en général, comme toutes les femmes, sans << avoir de dessein particulier, elle rit de ma faiblesse. En« core si je pouvais jouir de mes amis aussi souvent que «je le souhaiterais pour m'étourdir sur mes chagrins et sur « mon inquiétude; mais vos occupations indispensables et « les miennes m'ôtent cette satisfaction. » M. Rohault étala à Molière toutes les maximes d'une saine philosophie, pour lui faire entendre qu'il avait tort de s'abandonner à ses déplaisirs. << Eh! lui répondit Molière, je ne saurais être philosophe avec une femme aussi aimable que la mienne; «<et peut-être qu'en ma place vous passeriez encore de plus « mauvais quarts d'heure. »>

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Chapelle n'entrait pas si intimement dans les plaintes de Molière; il était contrariant avec lui, et il s'occupait beaucoup plus de l'esprit et de l'enjouement que du cœur et des affaires domestiques, quoique ce fut un très-honnête homme. Il aimait tellement le plaisir, qu'il s'en était fait une habitude. Mais Molière ne pouvait plus lui répondre de ce côtélà, à cause de son incommodité; ainsi quand Chapelle voulait se réjouir à Auteuil, il y menait des convives pour lui tenir tête; et il n'y avait personne qui ne se fît un plaisir de le suivre. Connaître Molière était un mérite que l'on cherchait à se donner avec empressement d'ailleurs M. Chapelle soutenait sa table avec honneur. Il fit un jour partie avec MM. de J....', de N...., et de L...., pour aller se réjouir à Auteuil avec leur ami. « Nous venons souper avec vous, « dirent-ils à Molière. J'en aurais, dit-il, plus de plaisir << si je pouvais vous tenir compagnie; mais ma santé ne me le permettant pas, je laisse à M. Chapelle le soin de vous régaler du mieux qu'il pourra. » Ils aimaient trop Molière pour le contraindre; mais ils lui demandèrent du moins Baron. «< Messieurs, leur répondit Molière, je vous vois « en humeur de vous divertir toute la nuit; le moyen que «< cet enfant puisse tenir! il en serait incommodé : je vous prie de le laisser. Oh parbleu! dit M. de L..., la fête ne << serait pas bonne sans lui, et vous nous le donnerez. » II fallut l'abandonner; et Molière prit son lait devant eux, et s'alla coucher.

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Les convives se mirent à table: les commencements du repas furent froids; c'est l'ordinaire entre gens qui savent ménager le plaisir; et ces messieurs excellaient dans cette étude : mais le vin eut bientôt réveillé Chapelle, et le tourna du côté de la mauvaise humeur. « Parbleu! dit-il, je suis un «< grand fou de venir m'enivrer ici tous les jours pour faire « honneur à Molière; je suis bien las de ce train-là; et ce quf me fâche, c'est qu'il croit que j'y suis obligé. » La troupe, presque toute ivre, approuva les plaintes de Chapelle. On continue de boire, et insensiblement on changea de discours. A force de raisonner sur les choses qui font ordinairement la matière de semblables repas entre gens de cette espèce, on tomba sur la morale vers les trois heures du matin. «< Que notre vie est peu de chose! dit Chapelle: qu'elle est remplie de traverses! Nous sommes à l'affût " pendant trente ou quarante années pour jouir d'un mo«ment de plaisir, que nous ne trouvons jamais! Notre jeu<< nesse est harcelée par de maudits parents qui veulent que « nous nous mettions un fatras de fariboles dans la tête. Je << me soucie morbleu bien, ajouta-t-il, que la terre tourne, Les convives que Grimarest n'ose nommer étaient Jonsac, Nantouillet, Lulli, Despréaux, et quelques autres.

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ou le soleil; que ce fou de Descartes ait raison, ou cet extravagant d'Aristote. J'avais pourtant un enragé de précep«teur qui me rebattait toujours ces fadaises-ià, et qui me « faisait sans cesse retomber sur son Épicure; encore passe « pour ce philosophe-là, c'était celui qui avait le plus de «< raison. Nous ne sommes pas débarrassés de ces fous-là, «< qu'on nous étourdit les oreilles d'un établissement. Toutes «< ces femmes, dit-il encore en haussant la voix, sont des «< animaux qui sont ennemis jurés de notre repos. Oui, mor«< bleu ! chagrins, injustices, malheur de tous côtés dans << cette vie! Tu as, parbleu, raison, mon cher ami, répondit J.... en l'embrassant; sans ce plaisir-ci, que ferions<< nous? La vie est un pauvre partage; quittons-la, de peur « que l'on ne sépare d'aussi bons amis que nous le sommes; « allons nous noyer de compagnie; la rivière est à notre portée. Cela est vrai, dit M....; nous ne pouvons jamais << mieux prendre notre temps pour mourir bons amis et « dans la joie; et notre mort fera du bruit. » Ainsi ce glorieux dessein fut approuvé tout d'une voix. Ces ivrognes se lèvent, et vont gaiement à la rivière. Baron courut avertir du monde, et éveiller Molière, qui fut effrayé de cet extravagant projet, parce qu'il connaissait le vin de ses amis. Pendant qu'il se levait, les convives avaient gagné la rivière, et s'étaient déjà saisis d'un petit bateau pour prendre le large, afin de se noyer en plus grande eau. Des domestiques et des gens du lieu furent promptement à ces débauchés, qui étaient déjà dans l'eau, et les repêchèrent. Indignés du secours qu'on venait de leur donner, ils mirent l'épée à la main, coururent sur leurs ennemis, les poursuivirent jusque dans Auteuil, et les voulaient tuer. Ces pauvres gens se sauvent la plupart chez Molière, qui voyant ce vacarme, dit à ces furieux : « Qu'est-ce donc, messieurs, que ces co« quins-là vous ont fait? - Comment, morbleu, dit J...., qui était le plus opiniâtre à se noyer, ces malheureux « nous empêcheront de nous noyer? Écoute, mon cher Molière, tu as de l'esprit, vois si nous avons tort: fatigués des peines de ce monde, nous avons fait dessein de passer en « l'autre pour être mieux; la rivière nous a paru le plus « court chemin pour nous y rendre; ces marauds nous l'ont « bouché. Pouvons-nous faire moins que de les en punir? « Comment! vous avez raison, répondit Molière. Sortez «< d'ici, coquins, que je ne vous assomme, dit-il à ces pau« vres gens, paraissant en colère. Je vous trouve bien hardis << de vous opposer à de si belles actions! » Ils se retirèrent, marqués de quelques coups d'épée.

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« Comment! messieurs, poursuit Molière, que vous ai-je << fait, pour former un si beau projet sans m'en faire part? Quoi! vous voulez vous noyer sans moi? Je vous croyais plus de mes amis. Il a, parbleu, raison, dit Chapelle; « voilà une injustice que nous lui faisions. Viens donc te « noyer avec nous. Oh! doucement, répondit Molière; « ce n'est point ici une affaire à entreprendre mal à pro«pos : c'est la dernière action de notre vie, il n'en faut pas « manquer le mérite. On serait assez malin pour lui donner << un mauvais jour si nous nous noyions à l'heure qu'il est; « on dirait à coup sûr que nous l'aurions fait la nuit, comme « des désespérés, ou comme des gens ivres. Saisissons le « moment qui nous fasse le plus d'honneur, et qui réponde « à notre conduite. Demain, sur les huit à neuf heures du << matin, bien à jeun et devant tout le monde, nous irons « nous jeter, la tête devant, dans la rivière. - J'approuve a fort ses raisons, dit N..., et il n'y a pas le petit mot à dire. << Morbleu, j'enrage, dit L....; Molière a toujours cent fois << plus d'esprit que nous. Voilà qui est fait, remettons la a partie à demain, et allons nous coucher, car je m'endors. »> Sans la présence d'esprit de Molière, il serait infaillible

ment arrivé du malheur, tant ces messieurs étaient ivres, et animés contre ceux qui les avaient empêchés de se noger. Mais rien ne le désolait plus que d'avoir affaire à de pareilles gens, et c'était cela qui bien souvent le dégoûtait de Chapelle, cependant leur ancienne amitié prenait toujours le dessus 1. On sait que les trois premiers actes de la comédie du Tartuffe de Molière furent représentés à Versailles dès le mois de mai de l'année 1664, et qu'au mois de septembre de la même année ces trois actes furent joués pour la seconde fois à Villers-Coterets, avec applaudissement. La pièce entière parut la première et la seconde fois au Raincy, au mois de novembre suivant, et en 1665; mais Paris ne l'avait point encore vue en 1667. Molière sentait la difficulté de la faire passer dans le public. Il le prévint par des lectures; mais il n'en lisait que jusqu'au quatrième acte 2: de sorte que tout le monde était fort embarrassé comment il tirerait Orgon de dessous la table. Quand il crut avoir suffisamment préparé les esprits, le 5 d'août 1667, il fait afficher le Tartuffe. Mais il n'eut pas été représenté une fois, que les gens austères se révoltèrent contre cette pièce. On représenta au roi qu'il était de conséquence que le ridicule de l'hypocrisie ne parût point sur le théâtre. Molière, disait-on, n'était pas préposé pour reprendre les personnes qui se couvrent du manteau de la dévotion, pour enfreindre les lois les plus saintes, et pour troubler la tranquillité domestique des familles. Enfin ceux qui faisaient ces représentations au rot donnèrent de bonnes raisons, puisque Sa Majesté jugea à propos de défendre le Tartuffe 3. Cet ordre fut un coup de

Voltaire a voulu jeter quelques doutes sur ce fait. Il est facile cependant de l'appuyer d'un témoignage irrécusable, puisque Racine le fils, qui le rapporte dans ses Mémoires, d'après Grimarest, ajoute que Boileau « racontait souvent cette folie de sa jeunesse, et que ce souper, quoique peu croyable, « est très-véritable. » (Voyez OEuvres de Jean Racine, édition de Lefèvre, t. I, p. 67; voyez aussi l'excellente Notice de SaintMarc à la tête des OEuvres de Chapelle.)

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2 On trouve dans un ouvrage contemporain une anecdote fort piquante sur une lecture de Tartuffe faite chez la célèbre Ninon de Lenclos. « Je me rappelle, dit l'auteur, une particu<< larité que je tiens de Molière lui-même, qui nous la raconta « peu de jours avant la première représentation du Tartuffe. << On parlait du pouvoir de l'imitation. Nous lui demandames pourquoi le même ridicule qui nous échappe souvent dans « l'original nous frappe à coup sûr dans la copie : il nous répondit que c'est parce que nous le voyons alors par les yeux « de l'imitateur, qui sont meilleurs que les nôtres; car, ajouta«<t-il, le talent de l'apercevoir par soi-même n'est pas donné à « tout le monde. Là-dessus il nous cita Léontium (Ninon), «< comme la personne qu'il connaissait sur qui le ridicule faisait «< une plus prompte impression; et il nous apprit qu'ayant été « la veille lui lire son Tartuffe (selon sa coutume de la con«sulter sur tout ce qu'il faisait), elle le paya en même monnaie « par le récit d'une aventure qui lui était arrivée avec un « scélérat à peu près de cette espèce, dont elle lui fit le por« trait avec des couleurs si vives et si naturelles, que si sa pièce n'eût pas été faite, nous disait-il, il ne l'aurait jamais entreprise, tant il se serait cru incapable de rien mettre sur « le théâtre d'aussi parfait que le Tartuffe de Léontium (Ninon). Vous savez si Molière était un bon juge en ces sortes de «< matières. Puisque Léontium (Ninon) est frappée plus que << personne du ridicule, il ne faut pas s'étonner qu'elle le rende « si bien.» (Dialogue sur la musique des anciens, par l'abbé Châteauneuf, un vol. in-12, 1725.)

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3 On a lu dans vingt écrits, et entre autres dans ceux de Voltaire, que Molière recevant la défense au moment même où on allait commencer la seconde représentation, dit aux nombreux spectateurs qu'elle avait attirés : « Messieurs, « nous allions vous donner le Tartuffe, mais monsieur le « premier président ne veut pas qu'on le joue. » Le fait n'est ni vrai ni vraisemblable. Molière, quel que fùt son dépit, res

foudre pour les comédiens et pour l'auteur. Ceux-là attendaient avec justice un gain considérable de cette pièce, et Molière croyait donner par cet ouvrage une dernière main à sa réputation. Il avait marqué le caractère de l'hypocrisie de traits si vifs et si délicats, qu'il s'était imaginé que, bien loin qu'on dût attaquer sa pièce, on lui saurait gré d'avoir donné de l'horreur pour un vice si odieux. Il le dit lui-même dans sa préface à la tête de cette pièce : mais il se trompa, et il devait savoir par sa propre expérience que le public n'est pas docile. Cependant Molière rendit compte au roi des bonnes intentions qu'il avait eues en travaillant à cette pièce. De sorte que Sa Majesté ayant vu par elle-même qu'il n'y avait rien dont les personnes de piété et de probité pussent se scandaliser, et qu'au contraire on y combattait un vice qu'elle a toujours eu soin elle-même de détruire par d'autres voies, elle permit apparemment à Molière de remettre sa pièce sur le théâtre.

Tous les connaisseurs en jugeaient favorablement; et je rapporterai ici une remarque de M. Ménage, pour justifier ce que j'avance. « Je lisais hier le Tartuffe de Molière. Je lui en avais autrefois entendu lire trois actes chez M. de << Montmort1, où se trouvèrent aussi M. Chapelain, M. l'abbé « de Marolles, et quelques autres personnes. Je dis à M..., lorsqu'il empêcha qu'on ne le jouât, que c'était une pièce dont la morale était excellente, et qu'il n'y avait rien qui « ne pût être utile au public. »>

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Molière laissa passer quelque temps avant que de hasarder une seconde fois la représentation du Tartuffe ; et l'on donna pendant ce temps-là Scaramouche ermite, qui passa dans le public sans que personne s'en plaignît. Louis XIV ayant vu cette pièce, dit, en parlant au prince de Condé2 : « Je vou

pectait trop les bienséances et la vérité, il se respectait trop lui-même, pour se permettre publiquement un quolibet si offensant et si calomnieux. Le premier président de Lamoignon, l'ami de Racine et de Boileau, l'Ariste du Lutrin, ne pouvait en aucune manière être comparé à Tartuffe. Il était d'une piété sincère, que nul ne révoquait en doute; maís si l'on refuse de croire à ses vertus, on ajoutera foi aux faits et aux dates. La troupe de Molière ne jouait que trois fois par semaine, le mercredi, le vendredi et le dimanche. Le Tartuffe fut représenté pour la première fois le vendredi 5. La défense arriva le lendemain 6, et c'est le dimanche 7 que devait se donner la seconde représentation. Il est donc faux que la défense ait été notifiée aux comédiens à l'instant où ils se disposaient à entrer en scène. L'annonce de Molière ne put se faire non plus le lendemain, puisqu'à dater du jour de la défense le théâtre fut fermé pendant cinquante jours; interruption qui ne fut point commandée par l'autorité, et qui eut pour cause le départ subit de la Grange et de la Thorillière. (A.)

1 Ce Montmort n'était point le fameux parasite, mais Habert, seigneur de Montmort, conseiller au parlement, et membre de l'Académie française, qui donna une édition des OEuvres de Gassendi, avec une préface latine très-bien écrite. Ce magistrat était lié avec Chapelain, et avec les hommes les plus célèbres de son temps: il mourut en 1679.

2 Nous rétablissons ici cette anecdote telle qu'elle se trouve dans le Ménagiana, tom. IV, pag. 174. Le grand Condé avait pour Molière une amitié toute particulière: souvent il l'envoyait chercher pour s'entretenir avec lui. Un jour il lui dit, en présence de personnes qui me l'ont rapporté : « Molière, je vous << fais venir peut-être trop souvent, je crains de vous distraire « de votre travail; ainsi je ne vous enverrai plus chercher, mais « je vous prie, à toutes vos heures vides, de me venir trouver; « faites-vous annoncer par un valet de chambre, je quitterai « tout pour être avec vous.» Lorsque Molière venait, le prince congédiait ceux qui étaient avec lui, et il était souvent des trois et quatre heures avec Molière. On a entendu ce grand prince, en sortant de ces conversations, dire publiquement : « Je nem'ena nuie jamais avec Molière; c'est un homme qui fournit de tout, << son érudition et son jugement ne s'épuisent jamais. » (GRI

« drais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si « fort de la comédie de Molière, ne disent pas un mot de celle « de Scaramouche. C'est, répondit le prince, que la co«médie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces « messieurs ne se soucient guère, tandis que celle de Molière « les joue eux-mêmes; et c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir. >> Molière ne laissait point languir le public sans nouveauté; toujours heureux dans le choix de ses caractères, il avait travaillé sur celui du Misanthrope, il le donna au public; mais il sentit, dès la première représentation, que le peuple de Paris voulait plus rire qu'admirer, et que pour vingt personnes qui sont susceptibles de sentir des traits délicats et élevés, il y en a cent qui les rebutent faute de les connaître. Il ne fut pas plus tôt rentré dans son cabinet qu'il travailla au Médecin malgré lui, pour soutenir le Misanthrope, dont la seconde représentation fut encore plus faible que la première, ce qui l'obligea de se dépêcher de fabriquer son Fagotier; en quoi il n'eut pas beaucoup de peine, puisque c'était une de ces petites pièces, ou approchant, que sa troupe avait représentées sur-le-champ dans les commencements; il n'avait qu'à transcrire. La troisième représentation du Misanthrope fut encore moins heureuse que les précédentes. On n'aimait point tout ce sérieux qui est répandu dans cette pièce. D'ailleurs le marquis était la copie de plusieurs originaux de conséquence, qui décriaient l'ouvrage de toute leur force. « Je n'ai pu pourtant faire mieux, et sûrement je ne «< ferai pas mieux, » disait Molière à tout le monde.

M. de Visé crut se faire un mérite auprès de Molière de défendre le Misanthrope; il fit une longue lettre qu'il donna à Ribou pour mettre à la tête de cette pièce. Molière, qui en fut irrité, envoya chercher son libraire, le gronda de ce qu'il avait imprimé cette rapsodie sans sa participation, et lui défendit de vendre aucun exemplaire de sa pièce, où elle fût; et il brûla tout ce qui en restait; mais après sa mort, on l'a

MAREST, Réponse à la critique de la Vie de M. de Molière.) On trouve dans les Anecdotes littéraires qu'un abbé ayant cru faire sa cour au grand Condé en lui présentant une épitaphe de Molière : « Ah! lui dit ce prince, que celui dont tu me pré«sentes l'épitaphe n'est-il en état de faire la tienne! » (Tome II, page 48.)

Ce fait est singulier, piquant: il plaît à notre malice, en nous offrant une preuve signalée de la vanité et de l'inconséquence des jugements publics; il tend même à rehausser la gloire de Molière, en nous le montrant supérieur à son siècle : enfin, il peut servir, au besoin, à consoler la vanité de quelque auteur dont l'ouvrage n'aura pas été accueilli au gré de ses espérances. Mais le dirai-je ici? le fait est faux, entièrement faux. Je sais que j'attaque ici une centaine de recueils d'anecdotes, et autant d'ouvrages de critique littéraire. Je n'ai qu'une arme, mais elle est sûre: c'est le registre mème de la comédie, tenu jour par jour avec une exactitude qui ne fait gråce d'aucun détail. Le Misanthrope fut joué dans les mois de juin et de juillet, c'està-dire dans la saison la plus défavorable aux spectacles, et il eut vingt-une représentations consécutives dont il fit seul tous les frais, aucune petite pièce, ni ancienne, ni nouvelle, n'ayant été donnée à la suite. De ces représentations, dont le nombre suffisait alors pour constater un plein succès, quatre des dernières seulement n'atteignirent pas tout à fait à la somme qui était considérée comme bonne et satisfaisante recette. Loin que le Misanthrope ait été soutenu par le Médecin malgré lui, cette dernière pièce, jouée six jours après qu'on eut cessé de jouer la première, le fut onze fois de suite avec d'autres ouvrages; après quoi les deux pièces furent données ensemble, et ne le furent que cinq fois. Ainsi croule de tous côtés la petite fable bâtie sur la destinée du Misanthrope à sa naissance. (A.) — Un passage des Mémoires de Dangeau appuie les observations précédentes sur le succès qu'obtint le Misanthrope, puisqu'on y lit que «< cette « pièce fit grand bruit, eut un grand succès à Paris avant d'être jouée à la cour. » ( Mémoires de Dangeau, 10 mai 1690.)

réimprimée '. M. de Visé, qui aimait fort à voir la Molière, vint souper chez elle le même jour. Molière le traita cavaliè rement sur le sujet de sa lettre, en lui donnant de bonnes raisons pour souhaiter qu'il ne se fût point avisé de défendre sa pièce.

Les hypocrites avaient été tellement irrités par le Tartuffe, que l'on fit courir dans Paris un livre terrible, que l'on mettait sur le compte de Molière pour le perdre. C'est à cette occasion qu'il mit dans le Misanthrope les vers suivants : Et non content encor du tort que l'on me fait, Il court parmi le monde un livre abominable 2, Et de qui la lecture est même condamnable; Un livre à mériter la dernière rigueur, Dont le fourbe a le front de me faire l'auteur. Et là-dessus on voit Oronte qui murmure, Et tache méchamment d'appuyer l'imposture; Lui qui d'un honnête homme à la cour tient le rang. On voit par cette remarque que le Tartuffe fut joué avant le Misanthrope3, et avant le Médecin malgré lui; et qu'ainsi la date de la première représentation de ces deux dernières pièces, que l'on a mise dans les Euvres de Molière, n'est pas véritable, puisque l'on marque qu'elles ont été jouées dès le mois de mars et de juin de l'année 1666.

Molière avait lu son Misanthrope à toute la cour avant que de le faire représenter 4; chacun lui en disait son sentiment, mais il ne suivait que le sien ordinairement, parce qu'il aurait été souvent obligé de refondre ses pièces, s'il avait suivi tous les avis qu'on lui donnait ; et d'ailleurs il arrivait quelquefois que ces avis étaient intéressés. Molière ne traitait point de caractères, il ne plaçait aucun trait, qu'il n'eût des vues fixes. C'est pourquoi il ne voulut point ôter du Misanthrope, « Ce grand flandrin qui crachait dans un puits pour « faire des ronds, » que madame Henriette d'Angleterre lui avait dit de supprimer lorsqu'il eut l'honneur de lire sa pièce à cette princesse. Elle regardait cet endroit comme un trait indigne d'un si bon ouvrage; mais Molière avait son original, il voulait le mettre sur le théâtre 5.

Au mois de décembre de la même année, il donna au roi

Elle ne fut réimprimée qu'en 1682, et on ne la trouve pas dans la seconde édition du Misanthrope, publiée chez Claude Barbin, un peu plus d'un an après la mort de Molière. Cette circonstance suffirait pour prouver la vérité de l'anecdote racontée par Grimarest, lorsqu'on ne saurait pas que jusqu'alors de Visé avait été un des plus acharnés détracteurs de Molière, et que plus tard il se fit l'apologiste de l'abbé Cotin dans le compte qu'il rendit des Femmes savantes. (Voyez le Mercure galant, année 1762.)

2 On ignore le titre de ce livre.

3 Les trois premiers actes du Tartuffe furent joués le 12 mai 1664, à la sixième journée des Plaisirs de l'Ile enchantée; mais la représentation de la pièce entière n'eut lieu que le 5 août 1667. Ainsi Grimarest se trompe lorsqu'il dit que le Tartuffe parut avant le Misanthrope et le Médecin malgré lui, qui furent représentés dans l'été de 1666. (DESP.)

4 On sait que les ennemis de Molière voulurent persuader au duc de Montausier, fameux par sa vertu sauvage, que c'était lui que Molière jouait dans le Misanthrope. Le duc de Montausier alla voir la pièce, et dit en sortant : « Je n'ai garde de vou<< loir du mal à Molière; il faut que l'original soit bon, puisque << la copie est si belle! » Et comme on insistait pour l'irriter, il ajouta : « Je voudrais bien ressembler au Misanthrope; c'est un « honnête homme ! » (Vie du duc de Montausier, tome II, page 129.) Dangeau rapporte cette anecdote avec des circonstances qui dénaturent également le caractère de M. de Montausier et celui de Molière. Il mérite d'autant moins de foi, qu'il n'a consigné ce récit dans ses Mémoires qu'en 1690, à l'époque de la mort du duc de Montausier, c'est-à-dire plus de vingt-quatre ans après la première représentation du Misanthrope.

5 Molière ne se rendait pas toujours aux conseils qu'on lui donnait, et il avait raison. Cependant il était loin de croire à

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le divertissement des deux premiers actes d'une pastorale qu'il avait faite; c'est Mélicerte. Mais il ne jugea pas à propos, avec raison, d'en faire le troisième acte, ni de faire imprimer les deux premiers, qui n'ont vu le jour qu'après sa

mort.

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Le Sicilien fut trouvé une agréable petite pièce à la cour et à la ville, en 1667 : et l'Amphitryon passa tout d'une voix au mois de janvier 1668. Cependant un savantasse n'en voulut point tenir compte à Molière. « Comment! disait-il, il a tout «pris sur Rotrou, et Rotrou sur Plaute. Je ne vois pas pourquoi on applaudit à des plagiaires 1. C'a toujours été, ajou<< tait-il, le caractère de Molière : j'ai fait mes études avec lui; et un jour qu'il apporta des vers à son régent, celui-ci << reconnut qu'il les avait pillés; l'autre assura fortement qu'ils « étaient de sa façon; mais après que le régent lui eut reproché son mensonge, et qu'il lui eut dit qu'il les avait pris dans Théophile, Molière le lui avoua, et lui dit qu'il les y « avait pris avec d'autant plus d'assurance, qu'il ne croyait « pas qu'un jésuite pût lire Théophile. Ainsi, disait ce pédant « à mon ami, si l'on examinait bien les ouvrages de Molière, << on les trouverait tous pillés de cette force-là; et même quand il ne sait où prendre, il se répète sans précaution. » De semblables critiques n'empêchèrent pas le cours de l'Amphitryon, que tout Paris vit avec beaucoup de plaisir, comme un spectacle bien rendu en notre langue, et à notre goût.

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Après que Molière eut repris avec succès son Avare, au mois de janvier 1668, comme je l'ai déjà dit, il projeta de donner son Georges Dandin. Mais un de ses amis lui fit entendre qu'il y avait dans le monde un Dandin qui pourrait bien se reconnaître dans sa pièce, et qui était en état par sa famille non-seulement de la décrier, mais encore de le faire re

la perfection de ses ouvrages. Un jour, à la lecture de ce vers de Boileau parlant de lui:

Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire,

il s'écria, serrant la main du satirique : « Voilà la plus grande « vérité que vous ayez jamais dite; je ne suis pas du nombre de « ces esprits sublimes dont vous parlez; mais, tel que je suis, « je n'ai jamais rien fait dont je sois véritablement content. » (OEuvres de Boileau, par Saint-Marc, tome 1, page 49.) Ce qui doit faire admirer encore plus la modestie de Molière, c'est qu'il tint ce discours dans la même année ou les trois premiers -actes du Tartuffe furent joués à la cour. (B.)

Les ennemis de Molière confondaient à dessein le plagiat avec l'imitation. Imiter, ce n'est pas copier, c'est ajouter à son modèle, c'est lutter avec lui d'invention et de génie : et voila ce que Molière a fait avec un rare bonheur dans Amphitryon. Aussi a-t-on dit de lui qu'il était original lorsqu'il imitait. Les ouvrages de Virgile et de Vida suffisent pour établir la différence qui existe entre l'imitateur et le plagiaire : Virgile imite Homère, et ne le pille pas; il est quelquefois son égal. Vida copie Virgile; il dénature ses vers pour les voler, et dans ses larcins mêmes il reste toujours au-dessous du poëte qu'il dépouille. Nous avons cru nécessaire d'établir ici les véritables principes, afin de repousser une fois pour toutes les reproches de ce genre qui se trouvent répétés plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage.

2 Madame Dacier fit une dissertation pour prouver que l'Amphitryon de Plaute était fort au-dessus du moderne; mais ayant oui dire que Molière voulait faire une comédie des femmes savantes, elle supprima sa dissertation. (V.) — Ceci est une erreur qui a passé comme beaucoup d'autres, à la faveur du nom de Voltaire. Ce fut seulement dix ans après la mort de Molière, en 1683, que madame Dacier publia sa traduction de trois comédies de Plaute, avec une dissertation de son Amphitryon, où elle déclare qu'elle avait résolu d'examiner la pièce de Molière; mais qu'elle croit la chose inutile après l'examen de la comédie latine. Mademoiselle Lefebvre (depuis madame Dacier) n'avait que dix-sept ans à l'époque où l'Amphitryon de Molière fut représenté pour la première fois.

pentir d'y avoir travaillé. « Vous avez raison, dit Molière à << son ami; mais je sais un sûr moyen de me concilier l'homme « dont vous me parlez : j'irai lui lire ma pièce. » Au spectacle, où il était assidu, Molière lui demanda une de ses heures perdues pour lui faire une lecture. L'homme en question se trouva si fort honoré de ce compliment, que toutes affaires cessantes, il donna parole pour le lendemain; et il courut tout Paris pour tirer vanité de la lecture de cette pièce. « Molière, « disait-il à tout le monde, me lit ce soir une comédie : voulez« vous en être? » Molière trouva une nombreuse assemblée, et son homme qui présidait. La pièce fut trouvée excellente; et lorsqu'elle fut jouée, personne ne la faisait mieux valoir que celui dont je viens de parler, et qui pourtant aurait pu s'en facher; une partie des scènes que Molière avait traitées dans sa pièce étant arrivées à cette personne. Ce secret de faire passer sur le théâtre un caractère à son original a été trouvé si bon, que plusieurs auteurs l'ont mis en usage depuis avec succès. Le Georges Dandin fut donc bien reçu à la cour au mois de juillet 1668, et à Paris au mois de novembre suivant.

Quand Molière vit que les hypocrites, qui s'étaient si fort offensés de son Imposteur, étaient calmés, il se prépara à le faire paraître une seconde fois. Il demanda à sa troupe, plus par conversation que par intérêt, ce qu'elle lui donnerait s'il faisait renaître cette pièce. Les comédiens voulurent absolument qu'il y eût double part, sa vie durant, toutes les fois qu'on la jouerait; ce qui a toujours été depuis très-régulièrement exécuté. On affiche le Tartuffe : les hypocrites se réveillent; ils courent de tous côtés pour aviser aux moyens d'éviter le ridicule que Molière allait leur donner sur le théâ tre, malgré les défenses du roi. Rien ne leur paraissait plus effronté, rien plus criminel, que l'entreprise de cet auteur; et accoutumés à incommoder tout le monde et à n'être jamais incommodés, ils portèrent de toutes parts leurs plaintes importunes pour faire réprimer l'insolence de Molière, si son annonce avait son effet. L'assemblée fut si nombreuse, que les personnes les plus distinguées furent heureuses d'avoir place aux troisièmes loges. On allume les lustres; et l'on était près de commencer la pièce, quand il arrive de nouvelles défenses de la représenter, de la part des personnes préposées pour faire exécuter les ordres du roi. Les comédiens firent aussitôt éteindre les lumières, et rendre l'argent à tout le monde. Cette défense était judicieuse, parce que le roi était alors en Flandre; et l'on devait présumer que Sa Majesté ayant défendu la première fois qu'on jouât cette pièce, Molière voulait profiter de son absence pour la faire passer. Tout cela ne se fit pourtant pas sans un peu de rumeur de la part des spectateurs, et sans beaucoup de chagrin du côté des comédiens. La permission que Molière disait avoir de Sa Majesté pour jouer sa pièce n'était point par écrit; on n'était pas obligé de s'en rapporter à lui. Au contraire, après les défenses du roi, on pouvait prendre pour une témérité la hardiesse que Molière avait eue de remettre le Tartuffe sur le théâtre, et peu s'en fallut que cette affaire n'eût encore de plus mauvaises suites pour lui; on le menaçait de tous côtés. Il en vit dans le moment les conséquences; c'est pourquoi il dépêcha en poste sur-le-champ la Thorillière et la Grange pour aller demander au roi la protection de Sa Majesté dans une si facheuse conjoncture. Les hypocrites triomphaient ; mais leur joie ne dura qu'autant de temps qu'il en fallut aux deux comédiens pour apporter l'ordre du roi, qui voulait qu'on jouât le Tartuffe. Le lecteur jugera bien, sans que je lui en fasse la descrip

La Grange publia, en 1682, une édition des OEuvres de Molière, et il se permit d'altérer le texte de plusieurs pièces; entre autres celui de l'Avare, du Tartuffe et des Fourberies de Scapin.

MOLIÈRE.

tion, quel plaisir l'ordre du roi apporta dans la troupe, et parmi les personnes de spectacles; mais surtout dans le cœur de Molière, qui se vit justifié de ce qu'il avait avancé. Si on avait connu sa droiture et sa soumission, on aurait été persuadé qu'il ne se serait point hasardé de représenter le Tartuffe une seconde fois, sans en avoir auparavant pris l'ordre de Sa Majesté. A dater de cette époque, les représentations se succédèrent sans interruption.

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Molière n'était pas seulement bon acteur et excellent auteur, il avait toujours soin de cultiver la philosophie. Chapelle et lui ne se passaient rien sur cet article-là: celui-là pour Gassendi; celui-ci pour Descartes. En revenant d'Auteuil un jour, dans le bateau de Molière, ils ne furent pas longtemps sans faire naître une dispute. Ils prirent un sujet grave pour se faire valoir devant un minime qu'ils trouvèrent dans leur bateau, et qui s'y était mis pour gagner les Bons-Hommes. « J'en fais juge le bon père, si le système de Descartes n'est << pas cent fois mieux imaginé que tout ce que M. de Gassendi « nous a ajusté au théâtre pour nous faire passer les rêveries d'Épicure. Passe pour sa morale; mais le reste ne vaut pas « la peine que l'on y fasse attention. N'est-il pas vrai, mon << père? » ajouta Molière au minime. Le religieux répondit par un hom! hom! qui faisait entendre aux philosophes qu'il était connaisseur dans cette matière; mais il eut la prudence de ne se point mêler dans une conversation si échauffée, surtout avec des gens qui ne paraissaient pas ménager leur adversaire. «< Oh! parbleu, mon père, dit Chapelle, qui se crut << affaibli par l'apparente approbation du minime, il faut que « Molière convienne que Descartes n'a formé son système « que comme un mécanicien qui imagine une belle machine << sans faire attention à l'exécution : le système de ce philosophe est contraire à une infinité de phénomènes de la na«<ture, que le bon homme n'avait pas prévus. » Le minime sembla se ranger du côté de Chapelle par un second hom! hom! Molière, outré de ce qu'il triomphait, redouble ses efforts avec une chaleur de philosophe, pour détruire Gassendi par de si bonnes raisons, que le religieux fut obligé de s'y rendre par un troisième hom! hom! obligeant, qui semblait décider la question en sa faveur. Chapelle s'échauffe, et criant du haut de la tête pour convertir son juge, il ébranla son équité par la force de son raisonnement. « Je conviens << que c'est l'homme du monde qui a le mieux rêvé, ajouta Chapelle; mais, morbleu! il a pillé ses rêveries partout; et «< cela n'est pas bien; n'est-il pas vrai, mon père? » dit-il au minime. Le moine, qui convenait de tout obligeamment, donna aussitôt un signe d'approbation, sans proférer une seule parole. Molière, sans songer qu'il était au lait, saisit avec fureur le moment de rétorquer les arguments de Chapelle. Les deux philosophes en étaient aux convulsions et presque aux invectives d'une dispute philosophique, quand ils arrivèrent devant les Bons-Hommes. Le religieux les pria qu'on le mit à terre. Il les remercia gracieusement, et applaudit fort à leur profond savoir sans intéresser son mérite: mais avant que de sortir du bateau, il alla prendre sous les pieds du batelier sa besace, qu'il y avait mise en entrant; c'était un frère lai. Les deux philosophes n'avaient point vu son enseigne; et honteux d'avoir perdu le fruit de leur dispute devant un homme qui n'y entendait rien, ils se regardèrent l'un et l'autre sans se rien dire. Molière, revenu de son abattement, dit à Baron, qui était de la compagnie, mais d'un âge à négliger une pareille conversation: «Voyez, petit garçon, ce « que fait le silence, quand il est observé avec conduite. « Voilà comme vous faites toujours, Molière, dit Chapelle, << vous me commettez sans cesse avec des ânes qui ne peuvent savoir si j'ai raison. Il y a une heure que j'use mes poumons, « et je n'en suis pas plus avancé. »

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Chapelle reprochait toujours à Molière son humeur rêveuse

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