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Et passer en feignant de ne me pas connaître ! Que croire? Qu'en dis-tu? Parle donc, si tu veux.

LA MONTAGNE.

Monsieur, je ne dis rien, de peur d'être fâcheux. ÉRASTE.

Et c'est l'être en effet que de ne me rien dire Dans les extrémités d'un si cruel martyre. Fais donc quelque réponse à mon cœur abattu. Que dois-je présumer? Parle, qu'en penses-tu? Dis-moi ton sentiment.

LA MONTAGNE.

Monsieur, je veux me taire, Et ne désire point trancher du nécessaire.

ÉRASTE.

Peste l'impertinent! Va-t'en suivre leurs pas. Vois ce qu'ils deviendront, et ne les quitte pas. LA MONTAGNE, revenant sur ses pas. Il faut suivre de loin?

ÉRASTE. Oui.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas. Sans que l'on me voie, Ou faire aucun semblant qu'après eux on m'envoie?

ÉRASTE.

Non, tu feras bien mieux de leur donner avis Que par mon ordre exprès ils sont de toi suivis.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas. Vous trouverai-je ici?

ÉRASTE.

Que le ciel te confonde,

Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde !

SCÈNE IV.

ÉRASTE.

Ah! que je sens de trouble, et qu'il m'eût été doux
Qu'on me l'eût fait manquer, ce fatal rendez-vous !
Je pensais y trouver toutes choses propices,
Et mes yeux pour mon cœur y trouvent des supplices.

SCÈNE V.

LISANDRE, ÉRASTE.

LISANDRE.

Sous ces arbres de loin mes yeux t'ont reconnu,
Cher marquis, et d'abord je suis à toi venu.
Comme à de mes amis, il faut que je te chante
Certain air que j'ai fait de petite courante1,
Qui de toute la cour contente les experts,
Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.

1 Courante, ancienne danse dont l'air est lent. Ce mot signifie aussi le chant sur lequel on mesure les pas d'une courante.

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Les pas que j'en ai faits n'ont pas moins d'agrément,
Et surtout la figure a merveilleuse grâce.
(Il chante, parle et danse tout ensemble, et fait
faire à Éraste les figures de la femme.)
Tiens, l'homme passe ainsi; puis la femme repasse :
Ensemble; puis on quitte, et la femme vient là.
Vois-tu ce petit trait de feinte que voilà?
Ce fleuret? ces coupés courant après la belle?
Dos à dos, face à face, en se pressant sur elle.
Que t'en semble, marquis?

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Nous avons pour les airs de grandes sympathies, Et je veux le prier d'y faire des parties.

(Il s'en va toujours en chantant.)

SCÈNE VI.

ÉRASTE.

Ciel! faut-il que le rang, dont on veut tout couvrir, De cent sots tous les jours nous oblige à souffrir, Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances D'applaudir bien souvent à leurs impertinences!

SCÈNE VII.

ÉRASTE, LA MONTAGNE.

LA MONTAGNE.

Monsieur, Orphise est seule, et vient de ce côté. ÉRASTE.

Ah! d'un trouble bien grand je me sens agité! J'ai de l'amour encor pour la belle inhumaine, Et ma raison voudrait que j'eusse de la haine.

LA MONTAGNE.

Monsieur, votre raison ne sait ce qu'elle veut,
Ni ce que sur un cœur une maîtresse peut.
Bien
que de s'emporter on ait de justes causes,
Une belle, d'un mot, rajuste bien des choses.
ÉRASTE.

Hélas! je te l'avoue, et déjà cet aspect
A toute ma colère imprime le respect.

SCÈNE VIII.

ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ORPHISE.

Votre front à mes yeux montre peu d'allégresse;
Serait-ce ma présence, Éraste, qui vous blesse?
Qu'est-ce done? qu'avez-vous ? et sur quels déplaisirs,
Lorsque vous me voyez, poussez-vous des soupirs?
ÉRASTE.

Hélas! pouvez-vous bien me demander, cruelle,
Ce qui fait de mon cœur la tristesse mortelle?
Et d'un esprit méchant n'est-ce pas un effet,
Que feindre d'ignorer ce que vous m'avez fait?
Celui dont l'entretien vous a fait à ma vue
Passer...

ORPHISE, riant.

C'est de cela que votre âme est émue?
ÉRASTE.

Insultez, inhumaine, encor à mon malheur !
Allez, il vous sied mal de railler ma douleur,

c'est à lui que va s'adresser l'amateur pour faire des parties à sa courante. (B.)

Et d'abuser, ingrate, à maltraiter ma flamme,
Du faible que pour vous vous savez qu'a mon âme.

ORPHISE.

Certes, il en faut rire, et confesser ici

Que vous êtes bien fou de vous troubler ainsi.
L'homme dont vous parlez, loin qu'il puisse me plaire,
Est un homme fâcheux dont j'ai su me défaire;
Un de ces importuns et sots officieux

Qui ne sauraient souffrir qu'on soit seule en des lieux,
Et viennent aussitôt, avec un doux langage,
Vous donner une main contre qui l'on enrage.
J'ai feint de m'en aller, pour cacher mon dessein;
Et jusqu'à mon carrosse il m'a prêté la main.
Je m'en suis promptement défaite de la sorte;
Et j'ai, pour vous trouver, rentré par l'autre porte.
ÉRASTE.

A vos discours, Orphise, ajouterai-je foi,
Et votre cœur est-il tout sincère pour moi?

ORPHISE.

Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles,
Quand je me justifie à vos plaintes frivoles!
Je suis bien simple encore, et ma sotte bonté...
ÉRASTE.

Ah! ne vous fâchez pas, trop sévère beauté !
Je veux croire en aveugle, étant sous votre empire,
Tout ce que vous aurez la bonté de me dire.
Trompez, si vous voulez, un malheureux amant;
J'aurai pour vous respect jusques au monument...
Maltraitez mon amour, refusez-moi le vôtre,
Exposez à mes yeux le triomphe d'un autre;
Oui, je souffrirai tout de vos divins appas.

J'en mourrai; mais enfin je ne m'en plaindrai pas.

ORPHISE.

Quand de tels sentiments régneront dans votre âme, Je saurai de ma part...

SCÈNE IX.

ALCANDRE, ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ALCANDRE.

(à Orphise.); Marquis, un mot. Madame,

De grâce, pardonnez si je suis indiscret,
En osant, devant vous, lui parler en secret.
(Orphise sort.)

SCÈNE X.

ALCANDRE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ALCANDRE.

Avec peine, marquis, je te fais la prière :
Mais un homme vient là de me rompre en visière,

En termes de chevalerie, c'est rompre une lance sur la vi

Et je souhaite fort, pour ne rien reculer,
Qu'à l'heure, de ma part, tu l'ailles appeler.
Tu sais qu'en pareil cas ce serait avec joie
Que je te le rendrais en la même monnoie.
ÉRASTE, après avoir été quelque temps sans parler.
Je ne veux point ici faire le capitan;

Mais on m'a vu soldat avant que courtisan :
J'ai servi quatorze ans, et je crois être en passe
De pouvoir d'un tel pas me tirer avec grâce,
Et de ne craindre point qu'à quelque lâcheté
Le refus de mon bras me puisse être imputé 1.
Un duel met les gens en mauvaise posture;
Et notre roi n'est pas un monarque en peinture.
Il sait faire obéir les plus grands de l'État,
Et je trouve qu'il fait en digne potentat.
Quand il faut le servir, j'ai du cœur pour le faire;
Mais je ne m'en sens point quand il faut lui déplaire.
Je me fais de son ordre une suprême loi :
Pour lui désobéir, cherche un autre que moi.
Je te parle, vicomte, avec franchise entière,
Et suis ton serviteur en toute autre matière.
Adieu.

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ACTE SECOND.

SCÈNE PREMIÈRE.

ÉRASTE.

Les fâcheux à la fin se sont-ils écartés?

Je pense qu'il en pleut ici de tous côtés.
Je les fuis, et les trouve; et, pour second martyre,
Je ne saurais trouver celle que je désire.
Le tonnerre et la pluie ont promptement passé,
Et n'ont point de ces lieux le beau monde chassé.
Plût au ciel, dans les dons que ses soins y prodiguent,
Qu'ils en eussent chassé tous les gens qui fatiguent!
Le soleil baisse fort, et je suis étonné

Que mon valet encor ne soit point retourné.

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Va-t'en chercher partout : j'attends dans cette allée. Je donne, il en prend six, et demande à refaire;

BALLET DU PREMIER ACTE.
PREMIÈRE ENTRÉE.

Des joueurs de mail, en criant gare! l'obligent à se retirer; et, comme il veut revenir lorsqu'ils ont fait,

SECONDE ENTRÉE.

Des curieux viennent, qui tournent autour de lui pour le connaître, et font qu'il se retire encore pour un moment.

sière de son ennemi. De là sans doute l'expression figurée rompre en visière, pour attaquer par des paroles désobligeantes, dire en face et brusquement quelque chose de fácheux.

Ces vers font allusion à l'usage où étaient les témoins ou seconds de se battre entre eux.

Moi, me voyant de tout, je n'en voulus rien faire.
Je porte l'as de trèfle, (admire mon malheur!)
L'as, le roi, le valet, le huit et dix de cœur,
Et quitte, comme au point allait la politique,
Dame et roi de carreau, dix et dame de pique.
Sur mes cinq cœurs portés la dame arrive encor,
Qui me fait justement une quinte major ; [trême,
Mais mon homme avec l'as, non sans surprise ex-
Des bas carreaux sur table étale une sixième.
J'en avais écarté la dame avec le roi ;
Mais lui fallant un pic, je sortis hors d'effroi,
Et croyais bien du moins faire deux points uniques.
Avec les sept carreaux il avait quatre piques,
Et jetant le dernier, m'a mis dans l'embarras
De ne savoir lequel garder de mes deux as.

Dans l'ancien jeu de piquet, chaque couleur avait un six, ce qui élevait le nombre des cartes à trente-six au lieu de trentedeux. La description d'Alcippe présente quelques difficultés à ceux mêmes qui connaissent cette circonstance: voilà pourquoi sans doute il porte un jeu sur lui, pour répéter ce coup qui lui fait donner tous les joueurs au diable!

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En un mot, vous serez notre arbitre, Et ce sont deux moments qu'il vous faut nous donner. CLIMÈNE, à Orante.

Vous retenez ici qui vous doit condamner,
Car enfin, s'il est vrai ce que j'en ose croire,
Monsieur à mes raisons donnera la victoire.
ÉRASTE, à part.

Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci
D'inventer quelque chose à me tirer d'ici !
ORANTE, à Climène.

Pour moi, de son esprit j'ai trop bon témoignage,
Pour craindre qu'il prononce à mon désavantage.

( à Éraste.)

Enfin, ce grand débat qui s'allume entre nous, Est de savoir s'il faut qu'un amant soit jaloux. CLIMÈNE.

Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre, Lequel doit plaire plus d'un jaloux ou d'un autre.

ORANTE.

Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier. CLIMÈNE.

Et, dans mon sentiment, je tiens pour le premier.

ORANTE.

Je crois que notre cœur doit donner son suffrage A qui fait éclater du respect davantage.

CLIMÈNE.

Et moi, que si nos vœux doivent paraître au jour, C'est pour celui qui fait éclater plus d'amour.

ORANTE.

Oui; mais on voit l'ardeur dont une âme est saisie Bien mieux dans le respect que dans la jalousie.

CLIMENE.

Et c'est non sentiment, que qui s'attache à nous Nous aime d'autant plus qu'il se montre jaloux.

ORANTE.

Fi! ne me parlez point, pour être amants, Climène, De ces gens dont l'amour est fait comme la haine,

Et qui, pour tous respects et toute offre de vœux,
Ne s'appliquent jamais qu'à se rendre fâcheux;
Dont l'âme, que sans cesse un noir transport anime,
Des moindres actions cherche à nous faire un crime,
En soumet l'innocence à son aveuglement,
Et veut sur un coup d'œil un éclaircissement;
Qui, de quelque chagrin nous voyant l'apparence,
Se plaignent aussitôt qu'il naît de leur présence,
Et lorsque dans nos yeux brille un peu d'enjoûment,
Veulent que leurs rivaux en soient le fondement;
Enfin, qui, prenant droit des fureurs de leur zèle,
Ne nous parlent jamais que pour faire querelle,
Osent défendre à tous l'approche de nos cœurs,
Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.
Moi, je veux des amants que le respect inspire;
Et leur soumission marque mieux notre empire.
CLIMÈNE.

Fi! ne me parlez point, pour être vrais amants,
De ces gens qui pour nous n'ont nuls emportements;
De ces tièdes galants, de qui les cœurs paisibles
Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles,
N'ont point peur de nous perdre, et laissent chaque
Sur trop de confiance endormir leur amour; [jour
Sont avec leurs rivaux en bonne intelligence,
Et laissent un champ libre à leur persévérance.
Un amour si tranquille excite mon courroux.
C'est aimer froidement, que n'être point jaloux;
Et je veux qu'un amant, pour me prouver sa flamme,
Sur d'éternels soupçons laisse flotter son âme,
Et par de prompts transports donne un signe éclatant
De l'estime qu'il fait de celle qu'il prétend.
On s'applaudit alors de son inquiétude,
Et s'il nous fait parfois un traitement trop rude,
Le plaisir de le voir, soumis, à nos genoux,
S'excuser de l'éclat qu'il a fait contre nous,
Ses pleurs, son désespoir d'avoir pu nous déplaire,
Sont un charme à calmer toute notre colère.
ORANTE.

Si, pour vous plaire, il faut beaucoup d'emportement,
Je sais qui vous pourrait donner contentement;
Et je connais des gens dans Paris plus de quatre
Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.
CLIMÈNE.

Si, pour vous plaire, il faut n'être jamais jaloux,
Je sais certaines gens fort commodes pour vous;
Des hommes en amour d'une humeur si souffrante,
Qu'ils vous verraient sans peine entre les bras de
[trente.

ORANTE.

Enfin, par votre arrêt, vous devez déclarer
Celui de qui l'amour vous semble à préférer.
(Orphise parait dans le fond du théâtre, et voit
Éraste entre Orante et Climène.)
ÉRASTE.

Puisqu'à moins d'un arrêt je ne puis m'en défaire,

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