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« aise que vous me connaissiez un peu, lui dit le comte; et j'étais étonné que vous m'eussiez si mal observé. Je venais « arrêter votre travail, car je ne crois pas que vous eussiez passé outre. Mais, monsieur, lui repartit Molière, qu'a«viez-vous à craindre? Vous eût-on reconnu dans un carac « tère si opposé au vôtre? - Tubleu! répondit le comte, il «< ne faut qu'un geste qui me ressemble pour me désigner, et « c'en serait assez pour amener tout Paris à votre pièce : je sais l'attention que l'on a sur moi. — Non, monsieur, dit Molière; le respect que je dois à une personne de votre rang « doit vous être garant de mon silence. — Ah! bon, répondit « le comte, je suis bien aise que vous soyez de mes amis; je a vous estime de tout mon cœur, et je vous ferai plaisir dans les << occasions. Je vous prie, ajouta-t-il, mettez-moi en contraste << dans quelque pièce; je vous donnerai un mémoire de mes « bons endroits. Ils se présentent à la première vue, lui répliqua Molière; mais pourquoi voulez-vous faire briller « vos vertus sur le théâtre? elles paraissent assez dans le monde, personne ne vous ignore. — Cela est vrai, répon<< dit le comte; mais je serais ravi que vous les rapprochas<< siez toutes dans leur point de vue; on parlerait encore plus de moi. Écoutez, ajouta-t-il, je tranche fort avec N....; met

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<< tez-nous ensemble, cela fera une bonne pièce : quel titre << lui donneriez-vous? - Mais je ne pourrais, lui dit Molière, «<lui en donner d'autre que celui d'Extravagant. Il serait « excellent, par ma foi, lui repartit le comte, car le pauvre << homme n'extravague pas mal : faites cela, je vous en prie; je vous verrai souvent pour suivre votre travail. Adieu, « monsieur de Molière, songez à notre pièce; il me tarde << qu'elle paraisse. » La fatuité de ce courtisan mit Molière de mauvaise humeur au lieu de le réjouir, et il ne perdit pas l'idée de le mettre bien sérieusement au théâtre; mais il n'en a pas eu le temps.

il voulait qu'il fût d'une société aussi agréable que la sienne; il le voulait en tout assujettir à son caractère, et que sans s'embarrasser de rien il fut toujours préparé à la joie. « Oh! «< monsieur, lui répondit Molière, vous êtes bien plaisant. Il << vous est aisé de vous faire ce système de vivre; vous êtes « isolé de tout, et vous pouvez penser quinze jours durant << un bon mot, sans que personne vous trouble; et aller après, « toujours chaud de vin, le débiter partout aux dépens de « vos amis; vous n'avez que cela à faire. Mais si vous étiez, «< comme moi, occupé de plaire au roi, et si vous aviez qua<< rante ou cinquante personnes qui n'entendent point raison, « à faire vivre et à conduire, un théâtre à soutenir, et des « ouvrages à faire pour ménager votre réputation, vous n'au<< riez pas envie de rire, sur ma parole; et vous n'auriez point «< tant d'attention à votre bel esprit et à vos bons mots, qui a ne laissent pas de vous faire bien des ennemis. - Mon pau<< vre Molière, répondit Chapelle, tous ces ennemis seront «< mes amis dès que je voudrai les estimer, parce que je suis « d'humeur et en état de ne les point craindre; et si j'avais « des ouvrages à faire, j'y travaillerais avec tranquillité, et « peut-être seraient-ils moins remplis que les vôtres de choses « basses et triviales; car vous avez beau faire, vous ne sauriez « quitter le goût de la farce.- Si je travaillais pour l'honneur, «< répondit Molière, mes ouvrages seraient tournés tout au«< trement : mais il faut que je parle à une foule de peuple, «<et à peu de gens d'esprit, pour soutenir ma troupe; ces gens« là ne s'accommoderaient nullement de votre élévation dans « le style et dans les sentiments; et vous l'avez vu vous-même, «< quand j'ai hasardé quelque chose d'un peu passable, avec quelle peine il m'a fallu en arracher le succès! Je suis sûr << que vous, qui me blâmez aujourd'hui, vous me louerez « quand je serai mort. Mais vous, qui faites si fort l'habile « homme, et qui passez, à cause de votre bel esprit, pour « avoir beaucoup de part à mes pièces, je voudrais bien vous « voir à l'ouvrage : je travaille présentement sur un caractère « où j'ai besoin de telles scènes; faites-les, vous m'obligerez, <«< et je me ferai honneur d'avouer un secours comme le vôtre.»>rité; c'était où il triomphait. Un jeune homme de vingt-deux Chapelle accepta le défi; mais lorsqu'il apporta son ouvrage à Molière, celui-ci, après la première lecture, le rendit à Chapelle. Il n'y avait aucun goût de théâtre; rien n'y était dans la nature c'était plutôt un recueil de bons mots que des scènes suivies. Cet ouvrage de M. Chapelle ne serait-il point l'original du Tartuffe, qu'une famille de Paris, jalouse avec justice de la réputation de Chapelle, se vante de posséder écrit et raturé de sa main? Mais, à en venir à l'examen, on y trouverait sûrement de la différence avec celui de Molière '. Voici une scène très-comique qui se passa entre Molière et un de ces courtisans qui marquent par la singularité. Celuici, sur le rapport de quelqu'un qui voulait apparemment se moquer de lui, fut trouver l'autre en grand seigneur. «< Il « m'est revenu, monsieur de Molière, dit-il avec hauteur « dès la porte, qu'il vous prend fantaisie de m'ajuster au théâ«<tre, sous le titre d'Extravagant: serait-il bien vrai? << Moi, monsieur! lui répondit Molière, je n'ai jamais eu des« sein de travailler sur ce caractère, j'attaquerais trop de «< monde; mais si j'avais à le faire, je vous avoue, monsieur, «< que je ne pourrais mieux faire que de prendre dans votre << personne le contraste que j'ai accoutumé de donner au ridicule, pour le faire sentir davantage. - Ah! je suis bien

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Cette conversation de Molière et l'histoire du Tartuffe de Chapelle sont d'une absurdité inconcevable. L'anecdote si connue de la scène des Fácheux, confiée à la plume de Chapelle, et dont il se tira si mal, est sans doute l'origine de ce dernier conte. Le reste ne mérite pas que nous nous y arrêtions. Heureusement il n'en est pas de même des scènes suivantes, qui ne nanquent ni de naturel ni de vraisemblance.

Molière trouva mieux son compte dans la scène suivante que dans celle du courtisan; il se mit dans le vrai à son aise, et donna des marques désintéressées d'une parfaite sincé

ans, beau et bien fait, le vint trouver un jour, et après les
compliments, lui découvrit qu'étant né avec toutes les dis-
positions nécessaires pour le théâtre, il n'avait point de
passion plus forte que celle de s'y attacher; qu'il venait le
prier de lui en procurer les moyens, et lui faire connaître que
ce qu'il avançait était véritable. Il déclama quelques scènes
détachées, sérieuses et comiques, devant Molière, qui fut
surpris de l'art avec lequel ce jeune homme faisait sentir les
endroits touchants. Il semblait qu'il les eût travaillés vingt
années, tant il était assuré dans ses tons; ses gestes étaient
ménagés avec esprit; de sorte que Molière vit bien que ce
jeune homme avait été élevé avec soin. Il lui demanda
comment il avait appris la déclamation. « J'ai toujours eu
« inclination de paraître en public, lui dit-il; les régents sous
«< qui j'ai étudié ont cultivé les dispositions que j'ai appor
«tées en naissant; j'ai tâché d'appliquer les règles à l'exé-
cution, et je me suis fortifié en allant souvent à la comé-
« die..
- Et avez-vous du bien? lui dit Molière. — Mon père
<«< est un avocat assez à son aise, lui répond le jeune homme.
- Eh bien! lui répliqua Molière, je vous conseille de pren-
« dre sa profession; la nôtre ne vous convient point; c'est
« la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire,
« ou des libertins qui veulent se soustraire au travail. D'ail-
leurs, c'est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parents
« que de monter sur le théâtre; vous en savez les raisons :
je me suis toujours reproché d'avoir donné ce déplaisir à
« ma famille; et je vous avoue que si c'était à recommencer,
je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez peut-
être, ajouta-t-il, qu'elle a ses agréments; vous vous trom-
«pez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés

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■ des grands seigneurs, mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs; et c'est la plus triste de toutes les situations, que « d'être l'esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous << regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Ainsi, << monsieur, quittez un dessein si contraire à votre bonheur « et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais « vous rendre mes services; mais, je ne vous le cèle point, je vous serais plutôt un obstacle. » Le jeune homme donnait quelques raisons pour persister dans sa résolution, quand Chapelle entra, un peu pris de vin; Molière lui fit entendre ce jeune homme. Chapelle en fut aussi étonné que son ami. « Ce sera là, dit-il, un excellent comédien! - On ne vous « consulte pas sur cela, répond Molière à Chapelle. Repré« sentez-vous, ajouta-t-il au jeune homme, la peine que nous « avons : incommodés ou non, il faut être prêt à marcher « au premier ordre, et à donner du plaisir quand nous som« mes bien souvent accablés de chagrin; à souffrir la rusti«< cité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et << à captiver les bonnes grâces d'un public qui est en droit de a nous gourmander pour l'argent qu'il nous donne. Non, mon« sieur, croyez-moi, encore une fois, dit-il au jeune homme, « ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris; « faites-vous avocat; je vous réponds du succès. — Avocat! « dit Chapelle; eh fi! il a trop de mérite pour brailler à un << barreau; et c'est un vol qu'il fait au public s'il ne se fait pré«dicateur ou comédien. - En vérité, lui répond Molière, il « faut que vous soyez bien ivre pour parler de la sorte; et « Vous avez mauvaise grâce de plaisanter sur une affaire aussi « sérieuse que celle-ci, où il est question de l'honneur et de « l'établissement de monsieur. - Ah! puisque nous sommes « sur le sérieux, répliqua Chapelle, je vais le prendre tout « de bon. Aimez-vous le plaisir ? dit-il au jeune homme. --<< Je ne serais pas fâché de jouir de celui qui peut m'être per« mis, répondit le fils de l'avocat. Eh bien donc, répondit « Chapelle, mettez-vous dans la tête que, malgré tout ce que « Molière vous a dit, vous en aurez plus en six mois de théaa tre qu'en six années de barreau. » Molière, qui n'avait en vue que de convertir le jeune homme, redoubla ses raisons pour le faire ; et enfin il réussit à lui faire perdre la pensée de se mettre à la comédie. « Oh! voilà mon harangueur qui « triomphe, s'écria Chapelle; mais, morbleu! vous répon« drez du peu de succès de monsieur dans le parti que vous « lui faites embrasser. »>

Chapelle avait de la sincérité, mais souvent elle était fondée sur de faux principes, d'où on ne pouvait le faire revenir; et quoiqu'il n'eût envie d'offenser personne, il ne pouvait résister au plaisir de dire sa pensée, et de faire valoir un bon mot aux dépens de ses amis. Un jour qu'il dinait en nombreuse compagnie avec M. le marquis de M..., dont le page, pour tout domestique, servait à boire, il souffrait de n'en point avoir aussi souvent que l'on avait accoutumé de lui en donner ailleurs ; la patience lui échappa à la fin. « Eh! je vous << prie, marquis, dit-il à M. de M..., donnez-nous la monnaie « de votre page. »

Chapelle se serait fait un scrupule de refuser une partie de plaisir; il se livrait au premier venu sur cet article-là; il ne fallait pas être son ami pour l'engager dans ces repas qui se prolongent jusqu'à l'extrémité de la nuit : il suffisait de le connaître légèrement. Molière était désolé d'avoir un ami si agréable et si honnête homme, attaqué de ce défaut; il lui en faisait souvent des reproches, et M. Chapelle lui promettait toujours merveilles, sans rien tenir. Molière n'était pas le seul de ses amis à qui sa conduite fit de la peine. M. des P... le rencontrant un jour au Palais, lui en parla à cœur ouvert. « Eh quoi! lui dit-il, ne reviendrez-vous point de 1 M. Despréaux.

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« cette fatigante crapule qui vous tuera à la fin? Encore, si « c'était toujours avec les mêmes personnes, vous pourriez << espérer de la bonté de votre tempérament de tenir bon << aussi longtemps qu'eux; mais quand une troupe s'est ou« trée avec vous, elle s'écarte; les uns vont à l'armée, les « autres à la campagne, où ils se reposent, et pendant ce temps-là une autre compagnie les relève; de manière que « vous êtes nuit et jour à l'atelier. Croyez-vous, de bonne foi, pouvoir être toujours le plastron de ces gens-là sans « succomber? D'ailleurs, vous êtes tout agréable, ajouta « M. des P...; faut-il prodiguer cet agrément indifféremment à tout le monde? Vos amis ne vous ont plus d'obligation quand vous leur donnez de votre temps pour se réjouir avec

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« sérieuses réflexions sur votre dérangement. - Ah! voilà qui est fait, mon cher ami; je vais entièrement me mettre << en règle, répondit Chapelle la larme à l'œil, tant il était touché; je suis charmé de vos raisons, elles sont excellentes, et je me fais un plaisir de les entendre ; redites-les-moi, je vous en conjure, afin qu'elles me fassent plus d'impres« sion. Mais, dit-il, je vous écouterai plus commodément « dans le cabaret qui est ici proche entrons-y, mon cher << ami, et me faites bien entendre raison, car je veux revenir « de tout cela. » M. des P..., qui croyait être au moment de convertir Chapelle, le suit; et en buvant un coup de bon vin, lui étale une seconde fois sa rhétorique; mais le vin venait toujours, de manière que ces messieurs, l'un en prêchant, et l'autre en écoutant, s'enivrèrent si bien qu'il fallut les reporter chez eux 1.

Si Chapelle était incommode à ses amis par son indifférence, Molière ne l'était pas moins dans son domestique par son exactitude et par son arrangement. Il n'y avait personne, quelque attention qu'il eût, qui y pût répondre : une fenêtre ouverte ou fermée un moment devant ou après le temps qu'il l'avait ordonné, mettait Molière en convulsion; il était petit dans ces occasions. Si on lui avait dérangé un livre, c'en était assez pour qu'il ne travaillât de quinze jours; il y avait peu de domestiques qu'il ne trouvât en défaut; et la vieille servante Laforêt y était prise aussi souvent que les autres, quoi. qu'elle dût être accoutumée à cette fatigante régularité que Molière exigeait de tout le monde; et même il était prévenu que c'était une vertu; de sorte que celui de ses amis qui était le plus régulier et le plus arrangé était celui qu'il estimait le plus.

Il était très-sensible au bien qu'il pouvait faire dire de tout ce qui le regardait : ainsi il ne négligeait aucune occasion de tirer avantage dans les choses communes, et comme dans le sérieux; et il n'épargnait pas la dépense pour se satisfaire, d'autant plus qu'il était naturellement très-libéral; et l'on a toujours remarqué qu'il donnait aux pauvres avec plaisir, et qu'il ne leur faisait jamais des aumônes ordinaires. Il n'aimait point le jeu, mais il avait assez de penchant pour le sexe; la de... l'amusait quand il ne travaillait pas 2. Un de ses amis, qui était surpris qu'un homme aussi déli. cat que Molière eût si mal placé son inclination, voulut le dégoûter de cette comédienne. « Est-ce la vertu, la beauté «< ou l'esprit, lui dit-il, qui vous font aimer cette femme-là?

I Louis Racine raconte aussi cette anecdote. (Voyez Mémoires sur la vie de Jean Racine, page 29, tome Ier des OEuvres de Racine, édition de Lefevre.)

a L'auteur désigne ici mademoiselle de Brie, actrice de la troupe de Molière.

à Paris. Chaque bourgeois y croyait trouver son voisin peint au naturel; et il ne se lassait point d'aller voir ce portrait : le spectacle d'ailleurs, quoique outré et hors du vraisem blable, mais parfaitement bien exécuté, attirait les specta

à ce qu'ils disaient contre cette pièce.

« Vous savez que la Barre' et Florimont sont de ses amis, qu'elle n'est point belle, que c'est un vrai squelette, et « qu'elle n'a pas le sens commun. - Je sais tout cela, mon<sieur, lui répondit Molière; mais je suis accoutumé à ses « défauts; et il faudrait que je prisse trop sur moi pour m'acteurs; et on laissait gronder les critiques sans faire attention «< commoder aux imperfections d'une autre; je n'en ai ni le << temps ni la patience. » Peut-être aussi qu'une autre n'aurait pas voulu de l'attachement de Molière; il traitait l'engagement avec négligence, et ses assiduités n'étaient pas trop fatigantes pour une femme; en huit jours une petite conversation, c'en était assez pour lui, sans qu'il se mît en peine d'être aimé, excepté de sa femme, dont il aurait acheté la tendresse pour toute chose au monde. Mais ayant été malheureux de ce côté-là, il avait la prudence de n'en parler jamais qu'à ses amis; encore fallait-il qu'il y fût indispensablement obligé

C'était l'homme du monde qui se faisait le plus servir; l fallait l'habiller comme un grand seigneur, et il n'aurait pas arrangé les plis de sa cravate. Il avait un valet, dont je n'ai pu savoir ni le nom, ni la famille, ni le pays; mais je sais que c'était un domestique assez épais, et qu'il avait soin d'habiller Molière. Un matin qu'il le chaussait à Chambord, il mit un de ses bas à l'envers. « Un tel, dit grave«ment Molière, ce bas est à l'envers. » Aussitôt ce valet le prend par le haut, et en dépouillant la jambe de son maître, met ce bas à l'endroit : mais comptant ce changement pour rien, il enfonce son bras dedans, le retourne pour chercher l'endroit; et l'envers revenu dessus, il rechausse Molière. << Un tel, lui dit-il encore froidement, ce bas est à l'envers. >> Le stupide domestique, qui le vit avec surprise, reprend le bas, et fait le même exercice que la première fois; et s'imaginant avoir réparé son peu d'intelligence, et avoir donné sûrement à ce bas le sens où il devait être, il chausse son maître avec confiance; mais ce maudit envers se trouvant toujours dessus, la patience échappa à Molière. « Oh, par«bleu! c'en est trop, dit-il en lui donnant un coup de pied❘ qui le fit tomber à la renverse; ce maraud-là me chaussera « éternellement à l'envers ce ne sera jamais qu'un sot, «< quelque métier qu'il fasse. - Vous êtes philosophe! vous « êtes plutôt le diable, » lui répondit ce pauvre garçon, qui fut plus de vingt-quatre heures à comprendre comment ce malheureux bas se trouvait toujours à l'envers 2.

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On dit que le Pourceaugnac fut fait à l'occasion d'un gentilhomme limousin qui, un jour de spectacle, et dans une querelle qu'il eut sur le théâtre avec les comédiens, étala une partie du ridicule dont il était chargé. Il ne le porta pas loin. Molière, pour se venger de ce campagnard, le mit en son jour sur le théâtre, et en fit un divertissement au goût du peuple, qui se réjouit fort à cette pièce, laquelle fut jouée à Chambord au mois de septembre de l'année 1669, et à Paris un mois après 3.

Au mois d'octobre 1670, l'on représenta le Bourgeois gentilhomme à Chambord, où elle obtint un grand succès. Au mois de novembre suivant, elle obtint le même succès

Ce la Barre était musicien. La Fontaine l'a placé au nombre des auteurs de chants mélodieux dans son Epitre sur l'Opéra, adressée à M. de Niert, 1677. Voilà tout ce que nous avons pu découvrir sur ce rival de Molière. Quant à Florimont, il nous est inconnu.

2 L'auteur de la Lettre critique sur la vie de Molière dit que ce valet, qui ne savait pas chausser son maître, devint habile mécanicien, et qu'il fit fortune dans les affaires. Cet homme se nommait Provençal, mais il changea de nom en changeant d'état, et son nouveau nom ne nous est pas parvenu.

3 C'est une opinion généralement répandue à Limoges que Molière se vengea du mauvais accueil qu'il reçut dans cette ville en composant sa comédie de Pourceaugnac

Il y a des gens de ce temps-ci qui prétendent que Molière ait pris l'idée du Bourgeois gentilhomme dans la personne de Gandouin, chapelier, qui avait consommé cinquante mille écus avec une femme que Molière connaissait, et à qui ce Gandouin donna une belle maison qu'il avait à Meudon. Quand cet homme fut abîmé, dit-on, il voulut plaider pour rentrer en possession de son bien. Son neveu, qui était procureur, et de meilleur sens que lui, n'ayant pas voulu entrer dans son sentiment, cet oncle furieux lui donna un coup de couteau, dont pourtant il ne mourut pas : mais on fit enfermer ce fou à Charenton, d'où il se sauva par-dessus les murs. Bien loin que ce bourgeois ait servi d'original à Molière pour sa pièce, il ne l'a connu ni devant ni après l'avoir faite; et il est indifférent à mon sujet que l'aventure de ce chapelier soit arrivée, ou non, après la mort de Molière. Les Femmes savantes obtinrent d'abord peu de succès. Ce divertissement, disait-on, était sec, peu intéressant, et ne convenait qu'à des gens de lecture. « Que m'importe, «< s'écriait M. le marquis....., de voir le ridicule d'un pédant? «<est-ce un caractère à m'occuper? Que Molière en prenne << à la cour, s'il veut me faire plaisir.— Où a-t-il été déterrer, ajoutait M. le comte de...., ces sottes femmes sur lesquelles << il a travaillé aussi sérieusement que sur un bon sujet ? Il << n'y a pas le mot pour rire à tout cela pour l'homme de « cour et pour le peuple. » Le roi n'avait point parlé à la première représentation de cette pièce; mais à la seconde, qui se donna à Saint-Cloud, Sa Majesté dit à Molière que la première fois elle avait dans l'esprit autre chose qui l'avait empêchée d'observer sa pièce; mais qu'elle était trèsbonne, et qu'elle lui avait fait beaucoup de plaisir. Molière n'en demandait pas davantage, assuré que ce qui plaisait au roi était bien reçu des connaisseurs, et assujettissait les autres. Ainsi il donna sa pièce à Paris avec confiance le 11 de mai 1672'.

J'ai assez fait connaître que Molière n'avait pas toujours vécu en intelligence avec sa femme, il n'est pas même nécessaire que j'entre dans de plus grands détails pour en faire voir la cause. Mais je prends ici occasion de dire que l'on a débité, et que l'on donne encore aujourd'hui dans le public, plusieurs mauvais mémoires remplis de faussetés à l'égard de Molière et de sa femme. Il n'est pas jusqu'à M. Bayle qui, dans son Dictionnaire historique, et sur l'autorité d'un indigne mauvais roman, ne fasse faire un personnage à Molière et à sa femme, fort au-dessous de leurs sentiments, et éloigné de la vérité sur cet article-là. Il vivait en vrai philo sophe; et toujours occupé de plaire à son prince par ses ouvrages, et de s'assurer une réputation d'honnête homme, il se mettait peu en peine des humeurs de sa femme, qu'il laissait vivre à sa fantaisie, quoiqu'il conservât toujours pour elle une véritable tendresse. Cependant ses amis essayèrent de les raccommoder, ou, pour mieux dire, de les faire vivre avec plus de concert. Ils y réussirent; et Molière, pour rendre leur union plus parfaite, quitta l'usage du lait, qu'il n'avait point discontinué jusqu'alors, et il se mit à la viande;

Ce fut peu de temps après la représentation des Femmes savantes que Louis XIV demanda à Boileau quel était le plus grand écrivain qui eût illustré son règne. Boileau nomma Molière. « Je ne le croyais pas, poursuivit le roi; mais vous vous «y connaissez mieux que moi. » Ce mot, qui passa aussitôt de bouche en bouche, mit le comble à la gloire de Molière.

cechangement d'aliments redoubla sa toux et sa fluxion sur la poitrine'. Cependant il ne laissa pas d'achever le Malade imaginaire, qu'il avait commencé depuis du temps: car, comme je l'ai déjà dit, il ne travaillait pas vite, mais il n'était pas fâché qu'on le crût expéditif. Lorsque le roi lui demanda un divertissement, et qu'il donna Psyché, au mois de janvier 1672, il ne désabusa point le public que ce qui était de lui, dans cette pièce, ne fût fait ensuite des ordres du roi; mais je sais qu'il était travaillé un an et demi auparavant; et ne pouvant pas se résoudre d'achever la pièce en aussi peu de temps qu'il en avait, il eut recours à M. de Corneille pour lui aider 2. On sait que cette pièce eut à Paris, au mois de juillet 1672, tout le succès qu'elle méritait. Il n'y a pourtant pas lieu de s'étonner du temps que Molière mettait à ses ouvrages; il conduisait sa troupe, il se chargeait toujours des plus grands rôles; les visites de ses amis et des grands seigneurs étaient fréquentes, tout cela l'occupait suffisamment pour n'avoir pas beaucoup de temps à donner à son cabinet; d'ailleurs sa santé étant très-faible, il était obligé de se ménager.

Dix mois après son raccommodement avec sa femme, il donna, le 10 de février de l'année 1673, le Malade imaginaire, dont on prétend qu'il était l'original. Cette pièce eut l'applaudissement ordinaire que l'on donnait à ses ouvrages, malgré les critiques qui s'élevèrent. C'était le sort de ses meilleures pièces d'en avoir, et de n'être goûlées qu'après la réflexion; et l'on a remarqué qu'il n'y a guère eu que les Précieuses ridicules et l'Amphitryon qui aient pris tout d'un coup.

Le jour que l'on devait donner la troisième représentation du Malade imaginaire, Molière se trouva tourmenté de sa fluxion beaucoup plus qu'à l'ordinaire, ce qui l'engagea de faire appeler sa femme, à qui il dit, en présence de Baron: « Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux; mais aujourd'hui que je << suis accablé de peines sans pouvoir compter sur aucun mo

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1 Deux mois avant la mort de Molière, M. Despréaux alla le voir, et le trouva fort incommodé de sa toux, et faisant des efforts de poitrine qui semblaient le menacer d'une fin prochaine. Molière, assez froid naturellement, fit plus d'amitié que jamais à M. Despréaux. Cela l'engagea à lui dire: Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans un pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l'agitation continuelle de vos poumons sur votre théâtre, tout enfin devrait vous déterminer à renoncer à la représentation: n'y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse exécuter les premiers rôles? Contentez-vous de composer, et laissez l'action théâtrale à quelqu'un de vos camarades: cela vous fera plus d'honneur dans le public, qui regardera vos acteurs comme vos gagistes; vos acteurs, d'ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité: « Ah! monsieur, répondit Molière, que me dites-vous «<là? il y a un honneur pour moi à ne point quitter. » Plaisant point d'honneur, disait en soi-même le satirique, qui consiste à se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle, et à dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie! Quoi! cet homme, le premier de notre temps pour l'esprit et pour les sentiments d'un vrai philosophe, cet ingénieux censeur de toutes les folies humaines, en a une plus extraordinaire que celles dont il se moque tous les jours! cela montre bien le peu que sont les hommes. (Ménagiana et Boléana.)

2 Molière ne composa que le prologue, le premier acte, la première scène du second, et la première du troisième. Corneille fit tous les autres vers qui se récitent, et Molière avertit luimême que ce grand poëte n'avait employé qu'une quinzaine de jours à ce travail. Quinault se chargea de tout ce qui devait être chanté, à la réserve de la plainte italienne, dont les paroles furent fournies par Lulli. Quinault ayant ensuite jugé à propos de faire une tragédie en musique sur le même sujet, reprit tout ce qu'il avait prêté à Molière. (Vie de Molière, écrite en 1724.)

<< ment de satisfaction et de douceur, je vois bien qu'il me << faut quitter la partie : je ne puis plus tenir contre les dou« leurs et les déplaisirs, qui ne me donnent pas un instan << de relâche. Mais, ajouta-t-il en réfléchissant, qu'un homme « souffre avant que de mourir! Cependant je sens bien que je finis. » La Molière et Baron furent vivement touchés du discours de M. de Molière, auquel ils ne s'attendaient pas, quelque incommodé qu'il fût. Ils le conjurèrent, les larmes aux yeux, de ne point jouer ce jour-là, et de prendre du repos pour se remettre. « Comment voulez-vous que je fasse ? « leur dit-il; il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que << leur journée pour vivre; que feront-ils, si l'on ne joue pas? « Je me reprocherais d'avoir négligé de leur donner du pain << un seul jour, le pouvant faire absolument. » Mais il envoya chercher les comédiens, à qui il dit que se sentant plus incommodé que de coutume, il ne jouerait point ce jour-là s'ils n'étaient prêts à quatre heures précises pour jouer la comédie; « sans cela, leur dit-il, je ne puis m'y trouver, et « Vous pourrez rendre l'argent. » Les comédiens tinrent les lustres allumés et la toile levée précisément à quatre heures. Molière représenta avec beaucoup de difficulté, et la moitié des spectateurs s'aperçut qu'en prononçant juro, dans la cérémonie du Malade imaginaire, il lui prit une convulsion. Ayant remarqué lui-même que l'on s'en était aperçu, il se fit un effort, et cacha par un ris forcé ce qui venait de lui arriver.

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Quand la pièce fut finie, il prit sa robe de chambre et fut dans la loge de Baron, et il lui demanda ce que l'on disait de sa pièce. M. Baron lui répondit que ses ouvrages avaient toujours une heureuse réussite à les examiner de près, et que plus on les représentait, plus on les goûtait. « Mais, ajouta. t-il, vous me paraissez plus mal que tantôt. — Cela est vrai, « lui répondit Molière; j'ai un froid qui me tue. » Baron, après lui avoir touché les mains, qu'il trouva glacées, les lui mit dans son manchon pour les réchauffer; il envoya chercher ses porteurs pour le porter promptement chez lui, et il ne quitta point sa chaise, de peur qu'il ne lui arrivât quelque accident du Palais-Royal dans la rue de Richelieu, où il logeait. Quand il fut dans sa chambre, Baron voulut lui faire prendre du bouillon, dont la Molière avait toujours provision pour elle; car on ne pouvait avoir plus de soin de sa personne qu'elle en avait. « Eh, non! dit-il, les bouillons de ma femme « sont de vraie eau-forte pour moi; vous savez tous les in«grédients qu'elle y fait mettre : donnez-moi plutôt un pe<< tit morceau de fromage de Parmesan. » Laforêt lui en apporta, il en mangea avec un peu de pain, et il se fit mettre au lit. Il n'y eut pas été un moment qu'il envoya demander à sa femme un oreiller rempli d'une drogue qu'elle lui avait promis pour dormir. « Tout ce qui n'entre point dans le corps, dit-il, je l'éprouve volontiers; mais les remèdes qu'il faut << prendre me font peur; il ne faut rien pour me faire perdre «< ce qui me reste de vie. » Un instant après il lui prit une toux extrêmement forte, et après avoir craché il demanda de la lumière : « Voici, dit-il, du changement. » Baron ayant vu le sang qu'il venait de rendre, s'écria avec frayeur. « Ne vous épouvantez point, lui dit Molière : vous m'en avez vu ren«<dre bien davantage. Cependant, ajouta-t-il, allez dire à ma femme qu'elle monte. » Il resta assisté de deux sœurs religieuses, de celles qui viennent ordinairement à Paris quêter pendant le carême, et auxquelles il donnait l'hospitalité. Elles lui prodiguèrent à ce dernier moment de sa vie tout le secours édifiant que l'on pouvait attendre de leur charité, et il leur fit paraître tous les sentiments d'un bon chrétien, et toute la résignation qu'il devait à la volonté du Seigneur. Enfin il rendit l'esprit entre les bras de ces deux bonnes sœurs; le sang qui sortait par sa bouche en abondance l'étouffa. Ainsi, quand sa femme et Baron remontèrent, ils le

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trouvèrent mort. J'ai cru que je devais entrer dans le détail de la mort de Molière, pour désabuser le public de plusieurs histoires que l'on a faites à cette occasion. Il mourut1 le vendredi 17 du mois de février de l'année 16732, âgé de cinquante-trois ans, regretté de tous les gens de lettres, des courtisans et du peuple. Il n'a laissé qu'une fille. Mademoiselle Poquelin fait connaître, par l'arrangement de sa conduite3, et par la solidité et l'agrément de sa conversation, qu'elle a moins hérité des biens de son père, que de ses bonnes qualités.

Aussitôt que Molière fut mort, Baron fut à Saint-Germain en informer le roi; Sa Majesté en fut touchée, et daigna le témoigner. C'était un homme de probité, et qui avait des sentiments peu communs parmi les personnes de sa naissance; on doit l'avoir remarqué par les traits de sa vie que j'ai rapportés; et ses ouvrages font juger de son esprit beaucoup mieux que mes expressions. Il avait un attachement inviolable pour la personne du roi; il était toujours occupé de plaire à Sa Majesté, sans cependant négliger l'estime du public, à laquelle il était fort sensible. Il était ferme dans son amitié, et il savait la placer. M. le maréchal de Vivonne était celui des grands seigneurs qui l'honorait le plus de la sienne. Chapelle fut saisi de douleur à la mort de son ami; il crut avoir perdu toute consolation, tout secours, et il donna des marques d'une affliction si vive, que l'on doutait qu'il lui survécut longtemps.

1 Molière est mort dans la maison qu'il habitait rue de Richelieu, près de l'académie des peintres, en face de la fontaine, à l'angle des rues Traversière et Richelieu; cette maison est aujourd'hui numérotée 34. (BEFFARA.)

2 Molière n'avait que cinquante et un ans un mois et deux jours, lorsque la France le perdit. Un de ses contemporains a tracé de lui le portrait suivant : « La postérité lui sera redevable de la << belle comédie : il a su l'art de plaire, qui est le grand art; et il «<a châtié avec tant d'esprit et le vice et l'ignorance, que bien « des gens se sont corrigés à la représentation de ses ouvrages << pleins de gaieté, ce qu'ils n'auraient pas fait ailleurs à une « exhortation rude et sérieuse. Comme habile médecin, il dé« guisait le remède et en ôtait l'amertume, et par une adresse << particulière et inimitable, il a porté la comédie à un point de « perfection qui l'a rendue à la fois divertissante et utile. Mais « Molière ne composait pas seulement de beaux ouvrages, il « s'acquittait aussi de son rôle admirablement, il faisait un compliment de bonne grâce, et était à la fois bon poëte, bon co«<médien, et bon orateur, le vrai Trismégiste du théâtre. Outre a ces grandes qualités, il possédait celles qui font l'honnête « homme; il était généreux et bon ami, civil et honorable en « toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges qu'on lui «< donnait, savant sans le vouloir paraitre, et d'une conversa« tion si douce et si aisée, que les premiers de la cour et de la «<ville étaient ravis de l'entretenir *. » Molière réunissait à lui seul tous les talents nécessaires à un comédien. Il a été si excellent acteur pour le comique, quoique très-médiocre pour le sérieux, qu'il n'a pu être imité que très-imparfaitement par ceux qui ont joué ses rôles après sa mort. Il a aussi entendu admirablement les habits des acteurs, en leur donnant leur véritable caractère; et il a eu encore le don de leur distribuer si bien les personnages, et de les instruire ensuite si parfaitement, qu'ils semblaient moins des acteurs de comedic que les vraies personnes qu'ils représentaient. (Perrault, Eloge des Hommes illustres, p. 79.)

3 La fille que Molière avait eue de son mariage avec mademoiselle Béjart fut nommée Esprit-Marie-Madeleine Poquelin Molière. Elle était grande, bien faite, peu jolie; mais elle réparait ce défaut par beaucoup d'esprit. Lassée d'attendre un parti du choix de sa mère, elle se laissa enlever par le sieur Claude Rachel, écuyer, sieur de Montalant. Mademoiselle Molière, remariée pour lors à Guérin d'Étriché, fit quelques poursuites; mais des amis communs accommodèrent l'affaire. M. et madame de

• Le Théâtre français, divisé en trois livres, par Chapusault, p. 196, in 18. Lyon, 1673.

Tout le monde sait les difficultés que l'on eut à faire enterrer Molière comme un chrétien catholique, et comment on obtint, en considération de son mérite et de la droiture de ses sentiments, dont on fit des informations, qu'il fût inhumé à Saint-Joseph. Le jour qu'on le porta en terre, il s'amassa une foule incroyable de peuple devant sa porte. La Molière en fut épouvantée; elle ne pouvait pénétrer l'intention de cette populace. On lui conseilla de répandre une centaine de pistoles par les fenêtres. Elle n'hésita point: elle les jeta à ce peuple amassé, en le priant, avec des termes si touchants, de donner des prières à son mari, qu'il

Montalant sont morts à Argenteuil près Paris, sans postérité. (Cizeron Rival, page 14.)

1 Voici une anecdote peu connue, trouvée manuscrite dans les papiers de Brossette. « Lorsque Molière fut mort, sa femme << alla à Versailles se jeter aux pieds du roi pour se plaindre de « l'injure que l'on faisait à la mémoire de son mari en lui refu<< sant la sépulture (l'archevêque du Harlay avait défendu qu'on <«<l'inhumat); mais elle fit fort mal sa cour en disant au roi que <«< si son mari était criminel, ses crimes avaient été autorisés par « Sa Majesté même. Pour surcroît de malheur, la Molière avait << amené avec elle le curé d'Auteuil pour rendre témoignage des « bonnes mœurs du défunt, qui louait une maison dans ce vil« lage. Ce curé, au lieu de parler en faveur de Molière, entreprit << mal à propos de se justifier lui-même d'une accusation dejan« sénisme, dont il croyait qu'on l'avait chargé auprès de Sa Majesté. Ce contre-temps acheva de tout gåter: le roi les renvoya «< brusquement l'un et l'autre, en disant à la Molière que l'af« faire dont elle lui parlait dépendait du ministère de M. l'ar«< chevêque.» (Cizeron Rival, pages 23 et 24.) Ajoutons ici que le roi fit donner au prélat les ordres nécessaires pour que la sépulture fût accordée. Nous croyons devoir rapporter la supplication que la veuve de Molière adressa à l'archevêque de Paris, et l'ordonnance de ce dernier.

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« A monseigneur l'illustrissime et révérendissime archevêque « de Paris.

« Du 17 février 1673.

« Supplie humblement Elisabeth - Claire - Grasinde Béjart, veufve de Jean-Baptiste Poquelin de Molière, vivant valet de « chambre et tapissier du roy, et l'un des comédiens de sa << trouppe, et en son absence Jean Aubry son beau-frère*, di«sant que vendredy dernier, dix-septième du présent mois de « febvrier mil six cent soixante-treize, sur les neuf heures du « soir, ledict feu sieur de Molière s'estant trouvé malade de la «< maladie dont il décéda environ une heure après, il voulut « dans le moment tesmoigner des marques de ses fautes et mourir « en bon chrestien; à l'effet dequoy avecq instances il demanda « un prestre pour recevoir les sacrements, et envoya par plu«sieurs fois son valet et servante à Sainct-Eustache sa paroisse, « lesquels s'adressèrent à messieurs Lenfant et Lechat, deux << prestres habituez en ladicte paroisse, qui refusèrent plusieurs « fois de venir; ce qui obligea le sieur Jean Aubry d'y aller lui« mesme pour en faire venir, et de faict fist lever le nommé « Paysant, aussi prestre habitué audict lieu; et comme toutes ces << allées et venues tardèrent plus d'une heure et demye, pendant lequel temps ledict feu Molière décéda, et ledict sieur Pay<< sant arriva comme il venoit d'expirer; et comme ledict sieur « Molière est décédé sans avoir reçu le sacrement de confession « dans un temps où il venoit de représenter la comédie, mon« sieur le curé de Sainct-Eustache lui refuse la sépulture, ce «< qui oblige la suppliante vous présenter la présente requeste, « pour luy estre sur ce pourvu.

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« Ce considéré, monseigneur, et attendu ce que dessus, et « que ledict défunct a demandé auparavant que de mourir un « prestre pour estre confessé, qu'il est mort dans le sentiment d'un bon chrestien, ainsy qu'il l'a témoigné en présence de « deux dames religieuses, demeurant en la mesme maison, d'un « gentilhomme nommé M. Couton, entre les bras de qui il est Ce passage confirme les observations de M. Beffara sur l'acte de mariage. Jean Aubry avait épousé une des sœurs de madame Molière ; et si madame Molière eût été fille de la Béjart, cet Aubry aurait été son oncle, et non son beau-frère.

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