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Lundi, 7 janvier 1861.

OEUVRES ET CORRESPONDANCE

INÉDITES

DE M. DE TOCQUEVILLE.

(SUITE ET FIN.)

Les amis de M. de Tocqueville eurent besoin euxmêmes de quelques explications pour être assurés de sa pensée fondamentale et de son but, lorsque les deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique parurent. M. de Corcelles avait été frappé de cette sorte de contradiction qu'il y avait entre le tableau vraiment assez triste de cette démocratie moderne, présente ou future, et les conclusions du livre qui tendaient à l'acceptation et à l'organisation progressive de cette même démocratie. M. de Tocqueville lui répondait, comme aussi à un autre de ses amis, M. Eugène Stoffels, en leur indiquant le double effet qu'il avait la prétention de produire sur les hommes de son temps: diminuer l'ardeur de ceux qui se figuraient la démocratie brillante et facile; diminuer la terreur de ceux qui la voyaient menaçante et impraticable; les concilier, les régler, les guider s'il était possible, leur montrer les périls en même temps que les conditions essentielles, les voies et moyens. Noble but, noble effort, et par lequel il réalisait un des vœux de sa première jeunesse,

lorsqu'après le récit d'une de ses courses opiniâtres à travers les montagnes de la Sicile, il s'écriait en finissant: « Pour moi, je ne demande à Dieu qu'une grâce qu'il m'accorde de me retrouver un jour voulant de la même manière une chose qui en vaille la peine ! »

La volonté! c'est ce dont il fait le plus de cas : « Ce monde, pense-t-il, appartient à l'énergie. » Lui si moral, si tempéré, il semble même par moments tout près de vouloir cette énergie à tout prix, tant il est l'ennemi de la mollesse et de l'indifférence : « A mesure que je m'éloigne de la jeunesse, écrivait-il à M. Ampère, je me trouve plus d'égards, je dirai presque de respect pour les passions. Je les aime quand elles sont bonnes, et je ne suis pas bien sûr de les détester quand elles sont mauvaises. C'est de la force, et la force, partout où elle se rencontre, paraît à son avantage au milieu de la faiblesse universelle qui nous environne. » Ses passions, à lui, se réduisaient pourtant à une seule, et il nous la déclare : « On veut absolument faire de moi un homme de parti, et je ne le suis point (il écrivait cela en mars 1837, après son premier grand succès). On me donne des passions et je n'ai que des opinions; ou plutôt je n'ai qu'une passion, l'amour de la liberté et de la dignité humaine. Toutes les formes gouvernementales ne sont à mes yeux que des moyens plus ou moins parfaits de satisfaire cette sainte et légitime passion de l'homme. »

Lorsqu'on entre dans la politique avec une telle visée, on court risque de rencontrer sur son chemin bien des mécomptes. Ceux qui se croient le plus affranchis des préjugés de naissance (et M. de Tocqueville était de ce nombre) ont à se garder d'un autre préjugé indirect bien tentant pour une âme généreuse; c'est d'aller transporter à l'humanité tout entière les idées nobi

liaires trop avantageuses qu'ils n'ont plus pour euxmêmes. L'homme, il faut le savoir, peut s'élever trèshaut par la culture, par l'effet continu et sans cesse agissant de la civilisation; mais, en fait, le point de départ, dans quelque doctrine qu'on se place, et que l'on se reporte au dogme mystérieux de la Chute, ou que l'on se tienne à l'observation naturelle directe, le point de départ a été très-bas et infime. Demandez aux plus grands de ceux qui ont gouverné les hommes et qui ont le plus fait avancer leur nation ou leur race, à quelques croyances religieuses et métaphysiques qu'ils appartiennent, Mahomet, Cromwell, Richelieu, ils se sont tous conduits en vertu de l'expérience pure et simple, comme gens qui connaissaient à fond l'homme pour ce qu'il est, et qui, s'ils n'avaient pas été les plus habiles des gouvernants, auraient été les moralistes perspicaces les plus sévères. Émancipés aujourd'hui, fils de l'Occident, héritiers de tant d'œuvres, et comme portés sur les épaules de tant de générations, espérons mieux; mais, si nous nous appelons philosophes, n'en venons jamais, par une sorte d'orgueil intellectuel, à oublier les origines si grossières et si humbles de toute société civile.

M. de Tocqueville, non content d'écrire et de méditer, entra dans la politique active et fut nommé député en 1839; il s'était présenté aux électeurs dès 1837, et un incident curieux signala cette première candidature. M. Molé, alors président du Conseil des ministres, qui aimait et estimait fort M. de Tocqueville, le porta ou avait dessein de le porter comme candidat du Gouvernement; dès que M. de Tocqueville le sut, il s'empressa de repousser toute attache officielle, revendiquant non pas le droit d'attaquer le Pouvoir, mais celui de ne l'appuyer que librement, dans la mesure de ses convictions. Une lettre qu'il écrivit en ce sens à M. Molé

provoqua une fort belle réponse de cet homme d'État; je la citerai ici tout entière, parce qu'en y faisant la part d'une certaine vivacité qui tenait aux circonstances et aussi à la délicatesse chatouilleuse des deux personnes, on y trouve une leçon gravement donnée, et d'un ton fort digne; il y respire un sentiment fort élevé de la puissance publique que M. Molé concevait et représentait en homme formé à la grande école. Dans la lettre de M. de Tocqueville perçait l'idée, poliment exprimée, qu'un homme qui se respecte doit être de l'opposition. M. Molé ne se le laissa pas dire, et ne souffrit pas qu'on déplaçât ainsi le respect:

Paris, ce 14 septembre 1837.

« Mon cher monsieur, je reçois de vous une lettre qui demande prompte et ample réponse. Je vous rendrai franchise pour franchise, et puisque, d'un bout à l'autre, je ne partage aucun des sentiments ou des principes qui vous l'ont inspirée, j'aurai le courage de vous le dire. Je réclamerai d'abord et protesterai, au besoin, contre la distinction que vous établissez entre le président du Conseil et M. Molé. Si ce dernier avait dû s'effacer pour faire place à l'autre, il aurait repoussé la présidence et, comme dans toute sa carrière, il eût préféré sans hésiter la moindre de ses convictions morales ou politiques au pouvoir et à tous les avantages qu'on lui attribue. Ce n'est pas seulenient dans l'exercice du pouvoir politique, c'est dans toutes les affaires de la vie qu'il faut accepter la lutte du bien contre le mal. Si on ne se mêlait que de celles où l'on serait sûr de faire tout ce qu'on croit bien ou vrai sans transaction, on ne ferait pas même ses propres affaires; il faudrait se renfermer dans l'inaction. Je suis donc au pouvoir, comme vous y seriez, faisant le bien, empêchant le mal, avec toutes les ressources que me fournissent les circonstances ou mes facultés. Le premier des devoirs est, à mes yeux, de lutter dans les élections comme ailleurs pour l'opinion qui m'a porté au pouvoir, que j'y défends et qui m'y prête son loyal appui. Je n'admets done pas que ce soit accepter un joug dont la délicatesse ou la fierté aient à souffrir, que d'arriver par notre influence à la Chambre, ni que ce fût trahir un engagement que de se séparer de nous plus tard sur une question où l'on ne pourrait, en conscience et avec conviction, nous soutenir. Tout ceci est bien terre à terre, je le sais, aux yeux de cette opinion factice et amoureuse de popularité, qui tient le Pouvoir, quelles que soient les mains qui l'exercent, pour l'adversaire présumé de la société. Mais je me permettrai de vous demander si vous croyez

:

donc que vous serez plus libre d'engagements, si vous arrivez par les légitimistes, les républicains, ou une nuance quelconque de la gauche que par le juste-milieu. Il faut choisir; l'isolement n'est pas l'indépendance, et l'on dépend plus ou moins de ceux qui vous ont élu. L'armée du ministère dans les élections ne se compose pas seulement de gens qui relèvent de lui et lui doivent leur existence; elle se compose surtout d'hommes pensant comme lui et croyant bon pour le pays qu'il se maintienne et qu'il l'emporte contre ses adversaires. C'est parmi de tels hommes, mon cher monsieur, que j'aurais été heureux et fier de vous rencontrer. Vous ne le voulez pas, vous avez presque dit que vous en rougiriez à la bonne heure! Je méritais que vous me parlassiez avec autant de franchise. Mais vous n'avez pu croire que je prisse assez peu au sérieux le métier que je fais pour désirer de vous voir arriver sous l'un des drapeaux de nos adversaires. Ce métier, sachez-le bien, est un des plus pénibles et des plus méritoires que l'on puisse faire. Il entraîne pour moi plus de sacritices que pour bien d'autres, parce que les goûts de mon esprit, les penchants de mon âme, toutes mes habitudes sont complétement sacrifiées. Mais je croirais manquer aux vues de la Providence sur moi, si je ne portais pas avec courage ma destinée. J'estime que, dans nos circonstances publiques, le pays courrait quelque risque, si le pouvoir passait actuellement dans d'autres mains. Si je ne me trompe pas, les cœurs honnêtes et les esprits sensés me doivent quelque estime, même quelque encouragement et quelque appui. En résumé, il sera fait selon votre volonté. Je vous avais porté dans l'intérieur du Cabinet comme au dehors jusqu'ici à outrance, il faut que je m'en confesse. Je ne connais pas votre préfet, mais apparemment il m'avait deviné. Aujourd'hui même le ministre de l'Intérieur va apprendre de moi que nous ne devons vous soutenir nulle part. Nos amis (car nous en avons) vous combattront; car, en matière d'élection, la neutralité est impossible. Si vous arrivez, je m'en féliciterai pour vous, et d'autant plus, permettez-moi de l'ajouter, que la pratique des affaires et des hommes pourra vous rapprocher de ces malheureux ministres qu'il vous paraîtrait si fâcheux aujourd'hui de paraître appuyer. Dans quelques rangs que vous vous placiez, vous n'en serez pas moins pour moi un parent que j'aime et honore, l'un des esprits les plus élevés et des talents les plus rares que notre époque ait produits. Agréez, etc. »

Le pronostic de M. Molé se réalisa. M. de Tocqueville s'isola un peu trop, même dans l'Opposition; il eut jusqu'en 1848 un rôle des plus honorables, mais peu efficace, peu étendu, un de ces rôles d'Ariste ou de Cléante au théâtre, et qui, le faisant estimer dans les deux camps, ne lui procura dans aucun une action propor

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