leur langue propre et maternelle. L'Empire français ne comprend pas exactement et rigoureusement tous les pays de langue française; il y a des bords qui dépassent, des coins et des contours qui échappent et qui ont toujours échappé. La Savoie est française, elle l'avait été une fois : Lausanne ne l'a jamais été. On y parle français pourtant au même titre que dans le Bugey ou le Dauphiné. Il y a donc des branches de littérature française qui sont chez elles et en pleine terre, tout en étant à l'étranger. La plus considérable de ces branches est la littérature génevoise: elle occupe la plus grande place dans les deux derniers volumes de M. Sayous. Il avait toutes les qualités et conditions pour en bien parler; il en sort, il en possède la suite et la tradition. Nous avons en France une prévention à priori contre la littérature génevoise; nous l'estimons, et nous la goûtons peu. Nous en usons sobrement: en ceci comme en beaucoup de nos préventions, nous avons tort; mais nous corrigerons-nous? Bons catholiques ou non, nous n'avons pas le goût protestant en littérature: quoi qu'il en soit, il convient, au moins à quelques-uns, de bien connaître ce monde à part, cette province littéraire non soumise qui a son fond et sa forme d'indépendance et d'originalité. Les écrivains de Port-Royal font une tribu distincte dans la littérature française et au cœur du grand siècle Pascal seul a éclaté pour tous; si l'on veut bien connaître les autres, il faut y regarder de très-près et les suivre longtemps dans leur monotonie apparente, dans leur demi-obscurité. Il en est de même pour la tribu intellectuelle génevoise au dix-huitième siècle. Jean-Jacques Rousseau seul a brillé aux yeux de tous celui qui se proclamait le Citoyen de Genève par excellence, est sorti de son cercle natal; il a éclaté ailleurs, mais ç'a été en rompant avec les siens. Les autres écrivains et citoyens génevois, restés plus fidèles que lui, ont besoin, pour être appréciés, d'une étude attentive, et d'être écoutés de très-près; et ils en sont dignes. M. Sayous vient de s'appliquer à ce travail, non pas ingrat, mais lent, difficile, et qui demande un graveur encore plus qu'un peintre. Nous n'avons plus qu'à l'accompagner et à nous en remettre à lui comme au plus sûr introducteur. Je lui ferai pourtant une critique en commençant. Pourquoi n'avoir point placé en tête de ces deux volumes un court abrégé de la Constitution, de l'histoire politique de Genève au dix-huitième siècle, un petit tableau résumé des luttes, des querelles et guerres civiles entre les différentes classes, entre les citoyens et bourgeois, membres de l'État, parties du Souverain, et les natifs exclus, tenus en dehors et revendiquant des droits; querelles du haut et du bas, de patriciens et de plébéiens, renouvelées des Grecs et des Romains, inhérentes à la nature des choses, qui se sont reproduites plus tard, sous une forme un peu différente, dans la moderne Genève, et qui ont été finalement tranchées à l'avantage du grand nombre. M. Sayous suppose apparemment que nous savons tout cela, et il ne nous croit pas aussi ignorants que nous le sommes sur ces matières du dehors, même quand elles appartiendraient à un État plus considérable que celui de Genève. Quelques pages nettes et précises où il nous aurait présenté les vicissitudes de la Cité républicaine fondée sur une aristocratie orthodoxe et bourgeoise, jusqu'au moment où elle fut englobée par la Révolution française, nous auraient satisfaits et tranquillisés; nous aurions pu ensuite nous livrer avec plus de sécurité, sous sa conduite, aux études successives d'écrivains distingués qu'il déroule devant nous. Nous apprenons tout d'abord qu'un notable changement s'opéra, au commencement du dix-huitième siè cle, dans l'atmosphère théologique de Genève; il y eut une détente, et le climat moral s'adoucit. Cette heureuse modification qui tempérait la rigidité, devenue impossible, de Calvin, et qui mettait Genève plus en accord avec l'air extérieur, fut, en grande partie, due à un ministre et prédicateur, Alphonse Turretin, lequel avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse, avait visité Newton et Saint-Évremond à Londres, Bayle et Jurieu en Hollande, Bossuet, Fontenelle et Ninon à Paris, et qui, après bien des comparaisons de curieux, était revenu dans sa patrie, mitigé, modéré et tolérant. Turretin sut intervertir habilement l'ordre calviniste, en faisant passer la morale avant le dogme, en posant en principe << qu'on ne doit jamais porter en chaire ces questions qui sont controversées entre les Protestants; d'un côté parce qu'elles surpassent la portée du peuple, et de l'autre parce qu'elles ne contribuent en rien à avancer la sanctification des âmes. » Sous l'empire de ces idées de bon sens, il se fit peu à peu, dans l'esprit exclusif de ses concitoyens, un assez grand changement pour qu'après lui, en 1738, on pût voir, dans la cité calviniste par excellence, s'élever une église, - non pas catholique (ne demandons pas l'impossible), mais une église luthérienne. Luther admis à côté de Calvin, quel effort! quelle tolérance! A défaut d'une grande originalité, Turretin eut donc de l'à-propos, de la sagesse pratique, de la persuasion, une influence salutaire, et il contribua à fixer pour un long temps cette température religieuse et morale dans laquelle on respira désormais plus librement, et qui permettait d'être à la fois, dans une certaine mesure, chrétien, philosophe, géomètre et physicien, homme d'expérience, d'examen, de doute respectueux et de foi. Ce fut la ligne que suivirent les Cramer, les Calandrini, les Abauzit, et qu'observa lui-même dans sa belle et juste carrière Charles Bonnet, le dernier de tous et le plus en vue. Regardez-y bien tous ces Génevois de la vieille souche ont finesse, modération, une certaine tempérance, l'analyse exacte, patiente, plus de savoir que d'effet, plus de fond que d'étalage; et quand ils se produisent, ils ont du dessin plutôt que de la couleur, le trait du poinçon plus que du pinceau; ils excellent à observer, à décrire les mécanismes organiques, physiques, psychologiques, dans un parfait détail; ils regardent chaque pièce à la loupe et longtemps; ils poussent la patience jusqu'à la monotonie; ils sont ingénieux, mais sans une grande portée. Une teinte grise les environne, aucun rayonnement ne les dénonce au dehors; pour les apprécier, il faut venir chez eux et vivre avec eux. Je les définis, au dix-huitième siècle, toute une tribu intellectuelle, née de Calvin, restée très-morigénée en s'émancipant, très-philosophisée d'ailleurs et sécularisée, où Bayle est entré, où Fontenelle a passé, mais où, même avec la liberté de penser acquise, il se sent beaucoup de circonspection, de réserve, et une sorte de contrainte. Il y a toujours pour limite à la discussion ouverte le Symbole légal et la Révélation. En un mot, malgré l'extension morale et la tolérance relative, due à l'influence de Turretin, la cité intellectuelle génevoise restait, à quelques égards, fermée comme la cité politique. Le chapitre d'Abauzit est un des meilleurs du livre. de M. Sayous cette physionomie, telle qu'il nous la montre, est toute une nouveauté et une restitution. Abauzit pour nous n'était qu'un nom, et un nom fastueux. On en était resté, avec lui, sous le coup de la fameuse note de la cinquième partie de la Nouvelle Héloïse « Non, ce siècle de la philosophie ne passera point sans avoir produit un vrai philosophe. J'en connais un, un seul, j'en conviens; mais c'est beaucoup encore, et pour comble de bonheur, c'est dans mon pays qu'il existe... Savant et modeste Abauzit!... Vénérable et vertueux vieillard, etc... » C'est ainsi qu'était arrivé à la plupart d'entre nous le nom d'Abauzit, bombardé modeste et vertueux par cette apostrophe de JeanJacques. M. Sayous a rendu au personnage sa vie et sa réalité. Abauzit est bien un contemporain, plus jeune, de Bayle, de Fontenelle, un contemporain exact de Mairan. Il me paraît surtout avoir plus d'un rapport avec ce dernier, avec le philosophe de Béziers, de qui Marmontel nous dit que « ce que l'âge lui avait laissé de chaleur n'était plus qu'en vivacité dans un esprit gascon, mais rassis, juste et sage, d'un tour original, et d'un sel fin et doux (1).» Abauzit, né à Uzès, avait l'accent qui relève la douceur; il avait la finesse, l'ironie bienveillante et avec sourire. Savant en toute chose, nullement inventeur, possédant les mathématiques, la physique, l'histoire, bon critique, théologien moraliste, peu soucieux de métaphysique ou de dogmes, pratique avant tout, chrétien comme Channing ou comme Locke, le bibliothécaire de Genève, était un sage aimable, discret, nullement ennuyeux. Ce n'est pas pour rien qu'Abauzit, en patois languedocien, veut dire avisé: l'homme, si vertueux qu'il fût, ne jurait pas avec le . nom. Il s'était appliqué à se bien connaître lui-même, et il savait aussi le train du monde, le cours des idées, le fin des choses. L'auteur du Barbier de Séville nous a exposé, dans une tirade célèbre, ce que c'est que la calomnie, et comment elle naît, glisse et s'accroît: Abauzit fait voir de même ce que c'est que l'Opinion, et de quel petit pas bien souvent elle se met en marche pour aller (1) Mémoires de Marmontel. Voir aussi, dans les Contes moraux, celui qui a pour titre le petit Vogage, et où l'esprit de Mairan est présenté dans sa nuance et dans tout son jour. |