a point d'âmes, un autre que l'âme n'a nul rapport au corps, un autre que l'homme est une bête, un autre que Dieu est un miroir. Il n'y a point de maxime si absurde que quelque auteur de réputation n'ait avancée, ni d'axiome si évident qui n'ait été combattu par quelqu'un d'eux. » Où veut-il en venir, cependant, en étalant ainsi nos variations et nos faiblesses? est-ce donc un sceptique qui parle? est-ce un disciple de Montaigne, et a-t-il pour objet de ravaler l'homme, après nous l'avoir montré d'abord dans son plus beau cadre? La troisième Lettre insiste et poursuit dans la même voie : « Nous ne savons rien, ma chère Sophie, nous ne voyons rien; nous sommes une troupe d'aveugles jetés à l'aventure dans ce vaste univers. » Nos sens nous trompent. Le toucher, qui semble nous être donné pour corriger notre vue, nous trompe lui-même en mainte occasion. Capables de raisonner très-loin et très-haut, par malheur nous manquons de base : « Ce n'est pas tant le raisonnement qui nous manque que la prise du raisonnement. » L'instinct de certains animaux est à faire envie à la raison de l'homme. Toute cette troisième Lettre ne serait guère qu'un résumé sérieux et lumineux des objections de Montaigne, si de doute en doute, de conjecture en conjecture, elle ne se terminait tout d'un coup par la supposition toute spiritualiste d'une infinité d'intelligences de mille ordres différents, répandues à tous les étages de l'univers, espèces d'anges que Cicéron et le plus sage des Scipions ne désavoueraient pas, « éternels admirateurs du jeu de la nature et spectateurs invisibles des actions des hommes. >> Non, Rousseau a beau user de la méthode des sceptiques, il n'est pas sceptique lui-même, et la méthode se rompt brusquement entre ses mains, au moment où il la poussait à bout: il en jaillit au contraire l'illumi nation la plus imprévue, et faite à souhait pour ravir un idéaliste. La quatrième Lettre nous remet pleinement dans la voie « C'est assez déprimer l'homme, s'écrie-t-il : enorgueilli des dons qu'il n'a pas, il lui en reste assez pour nourrir une fierté plus digne et plus légitime. Si la raison l'écrase et l'avilit, le sentiment intérieur le relève et l'honore... Quoi qu'il en soit, nous sentons au moins en nous-même une voix qui nous défend de nous mépriser; la raison rampe, mais l'âme est élevée. » Sans discuter ici cette distinction si absolue entre la raison et l'âme, distinction qu'il ne maintiendra pas toujours à ce degré, il est clair que Rousseau, au lendemain de ses peines et de ses sacrifices dans la tendre passion qu'il ressentait, ne veut chercher de bonheur ou de consolation que dans la paix du cœur et dans la voix de sa conscience. En décrivant cet état moral à la fois ému et apaisé, ce sentiment de délicieuse convalescence, et en osant ainsi proposer son âme pour exemple en réponse aux questions de son amie, il ne fait, dit-il, que lui rendre le fruit de ses soins et lui montrer son propre ouvrage. Je ne serre pas de trop près, je ne veux pas démêler ce qu'il peut y avoir de vague et d'indécis sous ces phrases si nettes et si fermes de ton; j'applique à Rousseau le précepte qu'il nous a donné pour le bien lire « Mes écrits ne peuvent plaire qu'à ceux qui les lisent avec le même cœur qui les a dictés; » et je dis que Rousseau, dans ces pages où il invoque si vivement le sentiment moral tel que tout honnête homme le trouve en lui-même dans une société civilisée, est moral lui-même et religieux. D'autres pages, qui vont suivre, nous le montreront tel encore. Et ceci me rappelle un contraste; car, pour être juste envers Rousseau, il ne faut jamais le séparer de son siècle ni de ceux qu'il est venu contredire et en face desquels il a osé relever son noble drapeau. Madame d'Houdetot, cette Sophie avec laquelle il aimait à renouer des entretiens d'un ordre si élevé, avait une belle-fille du même nom. La vicomtesse d'Houdetot, femme aimable, spirituelle, morte de très-bonne heure, laissa quelques vers que ses amis se plurent à recueillir après elle et à faire imprimer en un tout petit volume (Poésies de la vicomtesse d'Houdetot, 1782). Or, on y lit en tête une Notice qu'on sait être de la plume du cardinal Loménie de Brienne. Le prélat, le croirait-on? y loue cette jeune dame de son incrédulité : « Jamais on n'a vu, dit-il, dans une si jeune personne autant de philosophie; et cette philosophie influait également sur ses opinions et sur sa conduite. Elle n'admettait que ce qui lui paraissait évidemment prouvé, aimait à disputer, parce qu'elle avait presque toujours une opinion à elle, et ne cédait qu'à la conviction ou enfin à la convenance. » Et lorsqu'il en vient à raconter la dernière maladie de cette jeune femme : « Elle craignait la mort, parce qu'elle devait la séparer de tout ce qui lui était cher. Ma vie peut être remplie de peines, disait-elle, mais il est affreux de n'être rien; je crois la souffrance préférable au néant... » Le cardinal n'ajoute rien qui corrige cette opinion du néant après la mort, ni qui avertisse qu'il ne la partageait pas; c'est qu'il la partageait en effet. Et cela ressemblerait à une mauvaise plaisanterie que de poser seulement la question Lequel était le plus religieux de Rousseau ou de lui? Pauvre Rousseau! de tous les points de vue auxquels on peut se placer pour le regarder, il en est un qui me paraît le plus juste et qui est aussi le plus simple: voyons-le à son moment dans le siècle; voyons-le en lui-même et dans ses écrits, dans ses pensées confidentielles, dans tout ce qui lui échappe de contradictoire et de sincère. Si nous nous mettons, pour le juger, à vouloir absolument le considérer à travers les conséquences plus ou mois accumulées de ses doctrines et les innombrables disputes qu'elles ont engendrées, nous ne le retrouverons jamais tel qu'il fut. Sa figure, comme celle de tous les puissants mortels qui ont excité enthousiasme et colère, ainsi aperçue de loin à travers un nuage de lumière et de poussière, se transformerait à nos yeux nous le ferions trop grand, trop beau ou trop laid, trop génie ou trop monstre. Perçons la légende dont l'histoire elle-même n'est pas exempte; replaçons-nous de l'autre côté du nuage; `voyons-le de près, comme quelqu'un qui l'aurait rencontré à Motiers ou qui l'aurait visité rue Plâtrière; c'est encore le moyen de nous faire de lui la plus juste idée. Lundi, 22 juillet 1861. Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe- Œuvres et Correspondance inédites Publiées par M. G. STRECKEISEN-Moultou. (SUITE ET FIN. Le plus curieux morceau du volume, et dont le passage principal était déjà connu par un écrit de M. Gaberel, est un songe allégorique sur la Révélation, qui nous montre Rousseau dans toute la ferveur de son enthousiasme religieux. Quelle est au juste la portée de cet essai? N'est--ce qu'une répétition nouvelle, une reprise sous forme poétique, des idées exposées dans la Profession de foi du Vicaire savoyard? Est-ce, au con-. traire, une preuve que l'auteur a varié dans ses idées, et qu'il a fait un pas, au delà de la Profession du Vicaire, vers un christianisme plus positif? Je ne crois pas que la lecture du morceau dans toute son étendue autorise cette dernière conclusion; il est cependant certain qu'on a droit, après l'avoir lu, de se prononcer plus fortement que jamais en faveur des tendances religieuses du philosophe, et qu'on peut le compter sans exagération parmi ceux qui, toute orthodoxie mise à part, ont été chrétiens d'instinct, de sentiment et de désir. Ce n'est pas jouer sur les mots que de dire qu'au milieu de son |