Images de page
PDF
ePub

Cette fusion des impressions calmes de la nature avec les rêveries orageuses du cœur, engendra une disposition d'âme que je voudrais retenir longtemps, car elle est des plus désirables pour un rêveur inquiet comme moi. C'est comme une extase tempérée et tranquille qui ravit l'âme hors d'elle-même sans lui ôter la conscience d'une tristesse permanente et un peu orageuse. Il arrive aussi que l'âme est pénétrée insensiblement d'une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellectuelles et l'endort dans un demi-sommeil vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses.....

«Rien ne peut figurer plus fidèlement cet état de l'âme que le soir qui tombe en ce moment. Des nuages gris, mais légèrement argentés par les bords, sont répandus également sur toute la face du ciel. Le soleil qui s'est retiré, il y a peu d'instants, a laissé derrière lui assez de lumière pour tempérer quelque temps les noires ombres et adoucir en quelque sorte la chute de la nuit. Les vents se taisent, et l'Océan paisible ne m'envoie, quand je vais l'écouter sur le seuil de la porte, qu'un murmure mélodieux qui s'épanche dans l'âme comme une belle vague sur la grève. Les oiseaux, gagnés les premiers par l'influence nocturne, se dirigent vers les bois et font siffler leurs ailes dans les nuages. Le taillis qui couvre toute la pente de la côte du Val, retentissant tout le jour du ramage du roitelet, du sifflement gai du pivert et des cris divers d'une multitude d'oiseaux, n'a plus aucun bruit dans ses sentiers ni sous ses fourrés, si ce n'est le piaulement aigu jeté par les merles qui jouent entre eux et se poursuivent, tandis que les autres oiseaux ont déjà le cou sous l'aile. Le bruit des hommes, qui se taisent toujours les derniers, va s'effaçant sur la face des champs. La rumeur générale s'éteint, et l'on n'entend guère venir de clameurs que des bourgs et des hameaux, où il y a, jusque bien avant dans la nuit, des enfants qui crient et des chiens qui aboient. Le silence m'enveloppe; tout aspire au repos, excepté ma plume qui trouble peut-être le sommeil de quelque atome vivant, endormi dans les plis de mon cahier, car elle fait son petit bruit en écrivant ces vaines pensées. Et alors, qu'elle cesse; car ce que j'écris, ce que j'ai écrit et ce que j'écrirai ne vaudra jamais le sommeil d'un atome. >>

Certes, cela est beau comme de beaux vers. On parle des Lakistes et de leur poésie, et La Morvonnais, vers ce temps même, en était fort préoccupé, au point d'aller visiter Wordsworth à sa résidence de RydalMount, près des lacs du Westmoreland, et de rester en correspondance (1) avec ce grand et pacifique esprit,

(1) On me dit qu'il n'a pas fait le voyage; mais je suis bien sûr

avec ce Patriarche de la muse intime.Guérin, sans tant y songer, ressemblait mieux aux Lakistes en ne visant nullement à les imiter: il n'est point chez eux de sonnet pastoral plus limpide, il n'est point dans les poétiques promenades de Cowper de plus transparent tableau, que la page qu'on vient de lire, dans sa peinture si réelle à la fois et si tendre, si distincte et si émue. L'humble sentiment qui termine, et qui tient compte du moindre atome vivant, est à faire envie à un doux poëte de l'Inde.

Mais Guérin dut s'arracher à cette solitude, où il allait s'oublier et trop savourer, s'il n'y prenait garde, le fruit du lotos. Dans une dernière promenade par une riante après-midi d'hiver sur ces falaises, le long de ce sentier qui tant de fois l'y avait conduit à travers les buis et les coudriers, il exhale ses adieux et emporte tout ce qu'il peut de l'âme des choses. Le lendemain il est à Caen, quelques jours après à Paris. Sa nature timide, aussi tremblante et frissonnante que celle d'un daim effarouché, y éprouve, en arrivant, une secrète horreur. Il se méfie de lui, il a peur des hommes :

« Paris, 1er février 1834. Mon Dieu, fermez mes yeux, gardezmoi de voir toute cette multitude dont la vue soulève en moi des pensées si amères, si décourageantes. Faites qu'en la traversant je sois sourd au bruit, inaccessible à ces impressions qui m'accablent quand je passe parmi la foule; et pour cela mettez devant mes yeux une image, une vision des choses que j'aime, un champ, un vallon, une lande, le Cayla, le Val, quelque chose de la nature. Je marcherai le regard attaché sur ces douces formes, et je passerai sans ressentir aucun froissement. >>

Ici il nous faut bien entrer un peu dans le secret de cette nature de Guérin. Il y avait une véritable contradic

au moins de la correspondance, car j'y ai vu avec une surprise reconnaissante que mon nom était connu de Wordsworth.

tion en lui par tout un côté de lui-même il sentait la nature extérieure passionnément, éperdument, il était capable de s'y plonger avec hardiesse, avec une frénésie superbe, d'y réaliser par l'imagination l'existence fabuleuse des antiques demi-dieux par tout un autre côté, il se repliait sur lui, il s'analysait, il se rapetissait et se diminuait à plaisir; il se dérobait avec une humilité désespérante; il était de ces âmes, pour ainsi dire, nées chrétiennes, qui ont besoin de s'accuser, de se repentir, de trouver hors d'elles un amour de pitié, de compassion; qui se sont confessées de bonne heure, et qui auront besoin de se confesser toujours. J'ai connu de ces âmes-là, et il m'est arrivé à moi-même d'en décrire une autrefois, dans un roman que cette affinité secrète avait fait agréer de Guérin avec indulgence. Lui aussi il était, mais il n'était qu'à demi de la race de René, en ce sens qu'il ne se croyait pas une nature supérieure: bien loin de là, il croyait se sentir pauvre, infirme, pitoyable, et dans ses meilleurs jours une nature plutôt écartée que supérieure:

« Pour être aimé tel que je le suis, se murmurait-il à lui-même, il faudrait qu'il se rencontrât une âme qui voulût bien s'incliner vers son inférieure, une âme forte qui pliât le genou devant la plus faible, non pour l'adorer, mais pour la servir, la consoler, la garder, comme on fait pour un malade; une âme enfin douée d'une sensibilité humble autant que profonde, qui se dépouillât assez de l'orgueil, si naturel même à l'amour, pour ensevelir son cœur dans une affection obscure à laquelle le monde ne comprendrait rien, pour consacrer sa vie à un être débile, languissant et tout intérieur, pour se résoudre à concentrer tous ses rayons sur une fleur sans éclat, chétive et toujours trem'blante, qui lui rendrait bien de ces parfums dont la douceur charme et pénètre, mais jamais de ceux qui enivrent et exaltent jusqu'à l'heureuse, folie du ravissement. »>

Ses amis luttaient le plus qu'ils pouvaient contre cette disposition découragée, dont il leur exprimait parfois les accès, les flux et reflux intérieurs, avec

une délicatesse exquise, avec une lucidité effrayante; ils le pressaient, à cette entrée dans la vie pratique, de se faire un plan d'études, de vouloir avec suite, d'appliquer et de concentrer ses forces intellectuelles selon une méthode et sur des sujets déterminés. On espéra un moment lui faire avoir une chaire de Littérature comparée qu'il était question de fonder au Collége de Juilly, alors dirigé par MM. de Scorbiac et de Salinis; mais cette idée n'eut pas de suite, et Guérin dut se contenter d'une classe provisoire au Collége Stanislas et de quelques leçons qu'il donnait çà et là. Un cordial ami breton qui se trouvait à Paris (M. Paul Quemper) avait pris à tâche de lui aplanir les premières difficultés et y réussit. Cette part faite aux nécessités matérielles, Guérin se réfugia d'autant plus, aux heures réservées, dans la vie du cœur et de la fantaisie; il abonda dans sa propre nature; retiré comme dans son terrier dans un petit jardin de la rue d'Anjou, proche de la rue de la Pépinière, il se reportait en idée aux grands et doux spectacles qu'il avait rapportés de la terre de l'Ouest; il embrassait dans son ennui la tige de son lilas, « comme le seul être au monde contre qui il pût appuyer sa chancelante nature, comme le seul capable de supporter son embrassement. » Mais bientôt l'air de ce Paris qu'il fallait traverser chaque jour agit sur ce désolé de vingt-quatre ans; l'attrait du monde le gagna peu à peu; de nouvelles amitiés se firent qui, sans effacer les anciennes, les rejetèrent insensiblement dans le lointain; qui l'eût rencontré deux ans après, mondain, élégant, fashionable même, causeur à tenir tête aux brillants causeurs, n'aurait jamais dit, à le voir, que ce fût un actif malgré lui. Il n'est rien de tel que ces poltrons échappés, dès qu'ils ont senti l'aiguillon. Et en même temps, ce talent dont il s'obstinait à douter toujours se développait,

s'enhardissait; il l'appliquait enfin à des sujets composés, à des créations extérieures; l'artiste proprement dit se manifestait en lui.

Et ici que la piété d'une sœur qui a présidé à ce monument dressé à un tendre génie nous permette une réflexion. Dans le juste tribut que l'on paye à la mémoire d'un mort chéri, il ne doit se glisser rien d'injuste envers les vivants, et l'omission aussi peut être une injustice. Les trois ou quatre années que Guérin vécut à Paris, et où il vécut de cette vie de privations et de lutte, d'études et de monde, de relations diverses, ne sont nullement des années à mépriser ni à voiler. Cette vie est celle que beaucoup d'entre nous ont connue, et qu'ils mènent encore. Il perdit d'un côté sans doute, il gagna de l'autre, Il fut en partie infidèle à la fraîcheur de ses impressions adolescentes; mais, comme tous les infidèles qui ne le sont pas trop, il ne s'en épanouit que mieux. Le talent est une tige qui s'implante volontiers dans la vertu, mais qui souvent aussi s'élance au delà et la dépasse : il est même rare qu'il lui appartienne en entier au moment où il éclate; ce n'est qu'au souffle de la passion qu'il livre tous ses parfums.

Gardant toutes ses délicatesses de cœur, ses empreintes de nature champêtre et de paysage qu'il ravivait de temps en temps par des voyages rapides, Guérin, partagé désormais entre deux cultes, le Dieu des cités et celui des déserts, était le mieux préparé à aborder l'art, à combiner et à oser une œuvre. Il continuait, il est vrai, d'écrire dans son Journal qu'il ne se croyait pas de talent; il se le démontrait de son mieux dans des pages subtiles et charmantes, et qui prouvaient ce talent même. Mais quand il se risquait à dire ces choses à ses amis, gens d'esprit, gens du métier, de spirituel entrain et de verve, à d'Aurevilly,

« PrécédentContinuer »