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à Scudo, à Amédée Renée (1) et quelques autres, il était impitoyablement raillé et tancé, et, ce qui vaut mieux, il était rassuré contre lui-même; il leur empruntait, à son insu, de leur mouvement et de leur intrépidité (2). Et c'est ainsi qu'il entra un jour dans toute sa puissance. L'idée du Centaure lui vint à la suite de plusieurs visites qu'il avait faites avec M. Trébutien au Musée des Antiques. Il lisait alors Pausanias et s'émerveillait de la multitude d'objets décrits par l'antiquaire grec « La Grèce, disait-il, était comme un grand Musée. » Nous assistons aux deux ordres, aux deux suites d'idées qui se rencontrèrent et se rejoignirent en lui dans une alliance féconde.

Le Centaure n'est nullement un pastiche de Ballanche; c'est une conception originale et propre à Guérin. On a vu comment il aimait à se répandre et presque à se ramifier dans la nature; il était, à de certains moments, comme ces plantes voyageuses dont les racines flottent à la surface des eaux, au gré des mers. Il a exprimé en mainte occasion cette sensation diffuse, errante; il y avait des jours où, dans son amour du calme, il enviait « la vie forte et muette qui règne sous l'écorce des chênes; » il rêvait à je ne sais quelle métamorphose en arbre; mais cette destinée de vieillard, cette fin digne de Philémon et de Baucis,

(1) Dans le recueil de vers publié par Amédée Renée en 1841 sous le titre d'Heures de Poésie, il y a une belle pièce consacrée à la Mẻmoire de Maurice de Guérin; sa nature de poëte y est très-bien caractérisée il y est appelé malade d'infini.

(2) Quand il était au plus bas de ses low spirits, combien de fois Barbey d'Aurevilly surtout n'eût-il pas à le remonter, à faire résonner à son oreille la voix secrète de son démon! Aucun de ceux qui connaissent ce drôle de corps, cet homme d'esprit infecté de mauvais goût, ne saurait prétendre que son influence puisse être bonne, à la longue, pour personne; mais relativement, et pour un temps trèscourt, Barbey dut être utile à Guérin.

et bonne tout au plus pour la sagesse d'un Laprade, jurait avec la séve ardente, impétueuse, d'un jeune cœur. Guérin donc avait cherché jusqu'alors sa forme et ne l'avait pas trouvée : elle se révéla tout d'un coup à lui et se personnifia sous la figure du Centaure. Ces grandes organisations primitives auxquelles ne croyait pas Lucrèce et auxquelles Guérin nous fait presque croire; en qui le génie de l'homme s'alliait à la puissance animale encore indomptée et ne faisait qu'un avec elle; par qui la nature, à peine émergée des eaux, était parcourue, possédée ou du moins embrassée dans des courses effrénées, interminables, lui parurent mériter un sculpteur, et aussi un auditeur capable d'en redire le mystère. Il supposa le dernier des Centaures interrogé au haut d'un mont, au bord de son antre, et racontant dans sa mélancolique vieillesse les plaisirs de ses jeunes ans à un mortel curieux, à ce diminutif de Centaure qu'on appelle homme; car l'homme, à le prendre dans cette perspective fabuleuse, grandiose, ne serait qu'un Centaure dégradé et mis à pied. Rien n'est puissant comme ce rêve de quelques pages; rien n'est plus accompli et plus classique d'exécution.

Guérin rêvait plus ce n'était là qu'un début; il avait aussi fait une Bacchante qui ne s'est point retrouvée (1), fragment anticipé de je ne sais quel poëme en prose dont le sujet était Bacchus dans l'Inde; il méditait un Hermaphrodite. La Galerie des Antiques lui. offrait ainsi des moules où il allait verser désormais et fixer sous des formes sévères ou attendries toutes ses sensations rassemblées des bruyères et des grèves. Une première phase s'ouvrait pour son talent. Mais l'artiste, en présence de son temple idéal, ne fit que

(1) On l'a retrouvée depuis, et elle a été mise dans la seconde édition des OEuvres (1862).

la statue du seuil; il devait tomber dès les premiers pas. Heureux d'un mariage tout récent avec une jeune et jolie créole, assuré désormais du foyer et du loisir, il fut pris d'un mal réel qui n'éclaira que trop les sources de ses habituelles faiblesses. On comprit alors cette plainte obstinée d'une si riche nature; les germes d'extinction et de mort précoce qui étaient déposés au fond de ses organes, dans les racines de la vie, se traduisaient fréquemment au moral par ce sentiment inexprimable de découragement et de défaillance. Ce beau jeune homme, emporté mourant dans le Midi, expira dans l'été de 1839, au moment où il revoyait le ciel natal, et où il y retrouvait toute la fraîcheur des tendresses et des piétés premières. Les Anges de la famille veillaient en prière à son chevet, et ils consolèrent son dernier regard. Il n'avait que vingt-neuf ans, Ces deux volumes qu'on donne aujourd'hui le feront. vivre; et par une juste compensation d'une destinée si cruellement tranchée, ce qui est épars, ce qui n'était écrit et noté que pour lui seul, ce qu'il n'a pas eu le temps de tresser et de transformer selon l'art, devient sa plus belle couronne, et qui ne se flétrira point, si je ne m'abuse.

Lundi, 15 octobre 1860.

JOURNAL

D'OLIVIER LEFÈVRE, D'ORMESSON

PUBLIÉ PAR M. CHÉRUEL (1).

On aura remarqué que ce mot de Journal revient bien souvent depuis quelques années au titre des livres que la critique a pour devoir d'annoncer: Journal de Dangeau, Journal de d'Argenson, Journal de d'Andilly, Journal du duc de Luynes..... C'est qu'en effet l'on est devenu singulièrement curieux de ces documents directs et de première main; on les préfère même, ou peu s'en faut, à l'histoire toute faite, tant chacun se sent en disposition et se croit en état de la faire soimême. Je ne suis pas de ceux qui, par une estime exagérée, mettent les pièces et les matériaux au-dessus de l'œuvre définitive; mais comme les monuments historiques vraiment dignes de ce nom sont rares, comme ils se font longtemps attendre, et comme d'ailleurs ils ne sont possibles et durables qu'à la condition de combiner et de fondre dans leur ciment toutes les matières premières, de longue main produites et préparées, il n'est pas mauvais que celles-ci se produisent auparavant et soient mises en pleine lumière; ceux qui ai

(1) Dans la collection des Documents inédits sur l'Histoire de France, 2 vol. in-4°. Le premier volume sculement a paru.

ment à réfléchir peuvent, en les parcourant, s'y tailler çà et là des chapitres d'histoire provisoire à leur usage; ce ne sont pas les moins instructifs et les moins vrais. On m'a dernièrement reproché (et ce reproche m'est venu d'un critique très-spirituel, mais qui cherche avant tout dans chaque sujet son propre plaisir et sa gaieté personnelle) d'avoir dit du bien du Journal du duc de Luynes, comme si j'en avais exagéré l'utilité par rapport à ces premières années du règne de Louis XV; je ne crois pas être allé trop loin dans ce que j'en ai dit. Il est bien vrai que la lecture continue d'un tel registre est souvent pénible, insipide. De tels livres sont moins à lire qu'à consulter. On ne donne pas ces choses au public pour qu'il s'en amuse, on les destine aux historiens pour qu'ils s'en servent. Ce n'est pas ma faute si le tableau fidèle de la Cour en ces années du vieux Fleury et du jeune Louis XV laisse une impression si chétive, si flétrissante. On y voit trop, me dit-on, ce que la Noblesse était devenue depuis qu'elle s'était enversaillée. N'est-ce donc rien que de voir cela, non par des phrases générales et vagues, mais par un nauséabond détail de chaque jour? Persuadé de la durée de la monarchie qu'il avait sous les yeux, le duc de Luynes croyait laisser à ses petits-fils un trésor de précédents : il s'est trompé, et nous en jugeons aujourd'hui à notre aise. Une Révolution était au bout de ce régime ruineux et frivole; on comprend mieux, en le suivant tout au long et en le dévidant, pour ainsi dire, dans ces pages, combien elle venait de loin et combien elle était méritée. Parmi ces nobles mêmes, voués à servir une royauté devenue byzantine, et qui en faisaient partie, il y en eut qui, les premiers, sentirent le dégoût de ce qu'ils avaient sous les yeux et de leurs propres fonctions si enviées; les La Rochefoucauld-Liancourt et d'autres. opposants de cette volée, précurseurs et complices du

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