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opposée et confrontée. Le grand Goethe, le maître de la critique, a établi ce principe souverain qu'il faut surtout s'attacher à l'exécution dans les œuvres de l'artiste, et voir s'il a fait, et comment il a fait, ce qu'il a voulu : « Il en est beaucoup, disait-il, qui se méprennent, en ce qu'ils rapportent la notion du Beau à la conception beaucoup plus qu'à l'exécution des œuvres d'art; ils doivent ainsi, sans nul doute, se trouver embarrassés quand l'Apollon du Vatican et d'autres figures semblables, déjà belles par elles-mêmes, sont placés sous une même catégorie de beauté avec le Laocoon, avec un Faune ou d'autres représentations douloureuses ou ignobles. » Il y a donc, selon lui, une part essentielle de vérité, qui entrait dans les ouvrages des Anciens, dans ceux qu'on admire et qu'on invoque le plus, et c'est cette part de vérité, cette nature souvent crue, hideuse ou basse, moins négligée des Anciens euxmêmes qu'on ne l'a dit, qu'il ne faut point interdire aux modernes d'étudier et de reproduire : « Puisse, s'écriait Goethe, puisse quelqu'un avoir enfin le courage de retirer de la circulation l'idée et même le mot de beauté (il entend la beauté abstraite, une pure idole), auquel, une fois adopté, se rattachent indissolublement toutes ces fausses conceptions, et mettre à sa place, comme c'est justice, la vérité dans son sens général! »

En France et dans notre société, c'est moins encore l'idée de beauté que celle de morale qui fait ce même office de pavé accablant, et dont on s'arme sans cesse, qu'on jette à la tête de tout nouveau venu, avec une vivacité et une promptitude qui ne laissent pas d'être curieuses, si l'on songe à quelques-uns de ceux qui en jouent de la sorte.

Pour moi, en louant dans le premier ouvrage de M. Feydeau l'idée, la situation et le talent, j'avais fait des réserves suffisantes; mais, me souvenant de nos

propres débuts, déjà si lointains, et des accusations, au moins exagérées, dont nous-mêmes fûmes autrefois l'objet de la part d'adversaires prévenus, je ne saurais admettre que le meilleur moyen d'encourager ou de redresser un talent qui se produit soit de lui lancer d'abord une écritoire à la tête ou de le lapider.

Qu'est-il arrivé, au grand scandale de certains critiques de profession? Ce livre anathématisé par eux a eu la vogue, et il l'a due en grande partie, j'aime à le croire, à une situation vraie, poignante, saisie sur le vif, — oui, à la vie qui y palpitait et au sang qui circulait dans ses veines. Je vois d'ici, j'entends un de mes éloquents confrères à l'Académie s'écrier en levant les bras au ciel et d'un air de désolation : « Oh! le succès de Fanny! ne m'en parlez pas ! » Mais comme cet éloquent confrère est le même qui nous propose d'admirer en 1860 les romans de mademoiselle de Scudéry, peut-il trouver étonnant qu'à de tels caprices rétrospectifs le public oppose ses caprices présents, qu'il y ait des représailles bien légitimes de l'esprit moderne plus positif, et qu'aux fades abstractions quintessenciées on préfère les réalités, fussent-elles un peu fortes?

J'ai eu beau me tâter, je n'ai pu me repentir; mais, mon cher directeur, je suis pourtant resté un peu effrayé de voir à quel point la critique littéraire devient difficile, quand on n'y veut mettre ni morgue ni injure, quand on réclame pour elle une honnête liberté de jugement, le droit de faire une large part à l'éloge mérité, de garder une sorte de cordialité jusque dans les réserves. Depuis, en effet, que j'ai parlé des deux romans qui, dans ces dernières années, ont le plus piqué l'attention du public et auxquels je n'avais accordé, ce me semble, que des éloges motivés et tempérés, je n'ai cessé, en toute occasion, d'être dénoncé par des confrères vigilants comme un critique peu moral, presque

un patron d'immoralité. C'est à peu près en ces termes qu'un homme d'esprit et de plume (M. de Pontmartin) aime depuis lors à me recommander à ses lecteurs. J'ai connu autrefois M. de Pontmartin, je l'ai même assez connu dans un temps pour qu'il m'ait écrit, le flatteur! qu'il ne se croyait un peu moins béotien que depuis ce temps-là; j'apprécie moi-même assez sa fluidité et son agréabilité de causeur littéraire, bien moins, il est vrai, ses romans moraux; mais je n'aurais pas attendu un tel procédé de ce galant homme (1).

Oh! les salons! M. de Pontmartin s'en fait l'écho. Je les ai connus aussi ces salons aimables, si français, si bruyants, si moqueurs, si étourdissants, si bien pensants, si libéraux (à leurs heures), si parlementaires, si ultramontains à la fois, si absolus toujours, où chacun si vite se répès et renchérit à l'envi sur le voisin, et auxquels, avec la meilleure tête du monde, il est vraiment impossible de résister quand on les fréquente tout un hiver de quatre à six heures du soir et de neuf heures à minuit! Salons affamés de nouvelles, de sujets à l'ordre du jour, auxquels l'ancien régime parlementaire, avec ses joutes et tournois, fournissait, toutes les quinzaines à peu près, un aliment nouveau, un nouveau train de conversation; qui sont à jeun depuis bien des années et n'ont pour ressource que de se jeter avec rage sur ces pauvres sujets littéraires, drames ou romans, qui n'en peuvent mais! Combien de gens, même en matière plus grave que des drames ou des romans, se flattent d'obéir à des principes et qui ne font que subir des relations de société !

Mais ce ne sont pas les salons tout seuls qui m'ont

(1) Galant homme en effet, il l'est et me l'a bien prouvé depuis par son procédé personnel mèlé de bonne grâce et d'indulgence; mais il est dans un camp, il est d'un parti, et dès-lors il ne s'appartient pas tout entier.

donné cette crainte de parler qui, de ma part, vous étonne; ce sont nos confrères de la presse, les gens du métier et qui ne sont pas sujets d'ordinaire à se scandaliser pour si peu. Ils se sont mis de la partie avec une facilité incroyable. Il y avait (je ne parle que des morts) une petite Revue littéraire (1) très-honnête, trèshonorablement dirigée, qui rendait des services aux jeunes auteurs dont elle accueillait les essais, et aux lecteurs qu'elle entretenait encore de poésie. Eh bien, à la longue, elle n'a pas échappé au vice littéraire le plus commun et le plus triste l'envie, vers la fin, s'y était nichée, et, un jour, mon cher directeur, ma probité même et ma conscience d'écrivain y ont été incriminées... Pourquoi?... Parce que j'avais parlé de Fanny. << Parmi les critiques, y disait-on, l'un des mieux avisés, non pas le plus consciencieux, mais le plus matois... >> C'était moi, mon cher directeur, moi en personne, et l'aimable portrait se terminait de la sorte: « Il glori- . fiera Fanny, l'honnête homme ! et gardera le silence sur les Fleurs du mal. » Il est vrai que l'auteur de cet article diffamant avait publié, vers le temps où paraissait Fanny, un petit livre anodin et assez agréable, les Païens innocents; j'y avais remarqué assez d'esprit, mais de celui qui cherche plutôt qu'il ne trouve, et qui est tout plein de tortillage; et je n'en avais dit mot au public, lequel d'ailleurs s'en était peu occupé. De là, la colère de M. Babou, qui estime apparemment son nom plus fait que celui de Feydeau pour retentir au loin et pour éveiller l'écho sonore.

Et à propos des Fleurs du mal sur lesquelles l'austère critique me reproche étrangement d'avoir gardé le silence, vous savez, mon cher directeur, les raisons impérieuses qui (sans compter qu'Édouard Thierry en

(1) La Revue Française.

avait très-bien parlé d'abord) nous interdisaient d'en raisonner. Baudelaire est un des plus anciens parmi ceux que j'appelle mes jeunes amis : il sait le cas que je fais de son esprit fin, de son talent habile et curieux. Si j'avais parlé de son livre, il n'aurait pas échappé toutefois aux avis, aux remontrances, aux gronderies même; il eût essuyé tout un sermon; il veut bien me les passer quelquefois. Je lui aurais dit : « Laissez-moi vous donner un conseil, qui surprendrait ceux qui ne vous connaissent pas vous vous défiez trop de la passion,

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de la passion naturelle; c'est chez vous une théorie. Vous accordez trop à l'esprit, à la combinaison. Laissezvous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres, n'ayez jamais peur d'être trop commun; vous aurez toujours assez dans votre finesse d'expression de quoi vous distinguer. » Mais je n'aurais pas affecté non plus de paraître plus prude que je ne le suis et qu'il ne convient de l'être à ceux qui ont commis, eux aussi, leurs poésies de jeunesse et qui ont lu les poëtes de tous les temps; j'aurais ajouté de grand cœur: « J'aime plus d'une pièce de votre volume; les Tristesses de la lune, par exemple, joli sonnet qui semble de quelque poëte anglais, contemporain de la jeunesse de Shakspeare. Il n'est pas jusqu'à ces Stances à celle qui est trop gaie, qui ne me semblent exquises d'exécution. Pourquoi cette pièce n'est-elle pas en latin ou plutôt en grec, et comprise dans la section des Erotica de l'Anthologie? Le savant Brunck l'aurait recueillie dans ses Analecta veterum Poetarum; le président Bouhier et La Monnoye, c'est-à-dire des hommes d'autorité et de mœurs graves (castissimæ vitæ, morumque integerrimorum), l'auraient commentée sans honte, et nous y mettrions le signet pour les amateurs, en nous rappelant le vers d'Horace : Tange Chloen semel arrogantem. » Je lui aurais dit cela et bien d'autres choses encore, tenant compte sur

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