sait que quantité de pièces insérées dans ce Recueil de Pavillon ne sont pas de lui. Le manuscrit de De Boze fait autorité. Fléchier savait lui-même qu'on lui volait ses vers, et il ne réclamait pas. Dans une lettre écrite de Nîmes à mademoiselle Des Houlières, le 10 septembre 1702, il disait : « Votre attention, Mademoiselle, sur « ce qui me regarde est très-obligeante. Le vol qu'on veut me faire « de quelques vers que j'ai faits autrefois me touche fort peu. Ce sont « des fruits de ma jeunesse qui n'ont plus de goût ni pour moi, ni << pour les autres. Il y a plusieurs circonstances et applications per«sonnelles qui faisaient tout l'agrément de ces petits ouvrages poé«tiques; ces sortes d'idées sont effacées, et j'abandonne sans peine «< ces vers que j'ai oubliés à qui les voudra. Je suis très-sensible à « la bonté que vous avez eue de me donner cet avis; ayez encore celle «de me croire avec toute l'estime et la considération possible, Made« moiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur, « ESPRIT, évêque de Nîmes. »> Se peut-il rien qui sente mieux son honnête homme? Il n'y avait pas trace de Ménage ni de Cotin, au moral du moins et pour le caractère, chez Fléchier. Il put être précieux par un coin de son esprit, il n'eut jamais rien de pédant dans sa personne. LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON (1) On vient tard à parler maintenant de Saint-Simon et de ses Mémoires; il semble qu'on ait tout dit, et bien dit, à ce sujet. Il est impossible, en effet, qu'il y ait eu depuis plus de vingt-cinq ans, une sorte de concours ouvert pour apprécier ces admirables tableaux d'histoire et leur auteur, sans que toutes les idées justes, toutes les louanges méritées et les réserves nécessaires se soient produites: il ne peut être question ici que de rappeler et de fixer avec netteté quelques-uns des points principaux, acquis désormais et incontestables. Saint-Simon est le plus grand peintre de son siècle, de ce siècle de Louis XIV dans son entier épanouissement. Jusqu'à lui on ne se doutait pas de tout ce que pouvaient fournir d'intérêt, de vie, de drame mouvant et sans cesse renouvelé, les événements, les scènes de la Cour, les mariages, les morts, les revirements soudains ou même le train habituel de chaque jour, les déceptions ou les espérances se reflétant sur des physionomies innombrables dont pas une ne se ressemble, les flux et reflux d'ambitions contraires animant plus ou moins visiblement tous ces personnages, et les groupes ou pelotons qu'ils formaient entre eux dans la grande (1) Ce morceau a servi d'Introduction à l'édition des Mémoires de Saint-Simon publiés chez M. Hachette (1856). galerie de Versailles, pêle-mêle apparent, mais qui désormais, grâce à lui, n'est plus confus, et qui nous livre ses combinaisons et ses contrastes: jusqu'à SaintSimon on n'avait que des aperçus et des esquisses légères de tout cela; le premier il a donné, avec l'infinité des détails, une impression vaste des ensembles. Si quelqu'un a rendu possible de repeupler en idée Versailles et de le repeupler sans ennui, c'est lui. On ne peut que lui appliquer ce que Buffon a dit de la terre au printemps: « Tout fourmille de vie. » Mais en même temps il produit un singulier effet par rapport aux temps et aux règnes qu'il n'a pas embrassés; au sortir de sa lecture, lorsqu'on ouvre un livre d'histoire ou même de Mémoires, on court risque de trouver tout maigre et pâle, et pauvre : toute époque qui n'a pas eu son Saint-Simon paraît d'abord comme déserte et muette, et décolorée; elle a je ne sais quoi d'inhabité; on sent et l'on regrette tout ce qui y manque et tout ce qui ne s'en est point transmis. Très-peu de parties de notre histoire (si on l'essaye) résistent à cette épreuve, et échappent à ce contre-coup; car les peintres de cette sorte sont rares, et il n'y a même eu jusqu'ici, à ce degré de verve et d'ampleur, qu'un Saint-Simon. Ce n'est pas à dire qu'on n'ait pas eu avant lui de très-belles formes de Mémoires et très-variées: il serait le premier à protester contre une injustice qui diminuerait ses devanciers, lui qui s'est inspiré d'eux, il le déclare, et de leur exemple, pour y puiser le goût de l'histoire, de l'histoire animée et vivante. C'étaient des peintres aussi, au milieu de leurs narrations un peu gênées, mais d'une gaucherie charmante et naïve, que les Ville-Hardouin et les Joinville. Les Froissart, les Commynes étaient arrivés déjà à la science et à l'art avec des grâces restées simples. Quelle génération d'écrivains de plume et d'épée n'avaient point produite . les guerres du seizième siècle, un Montluc, un Tavannes, un d'Aubigné, un Brantôme! Que de paroles originales et toutes de source, et quelle diversité d'accents dans les témoignages! Sully, au milieu de ses pesanteurs, a bien des parties réellement belles, d'une solidité attachante, et que le sourire de Henri IV éclaire. Et la Fronde, quelle moisson nouvelle de récits de toutes sortes, quelle brusque volée d'historiens inattendus elle a enfantés parmi ses propres acteurs, en tête desquels Retz se détache et brille entre tous comme le plus grand peintre avant Saint-Simon! Mais cette génération d'auteurs de Mémoires, issus de la Fronde, s'arrête à peu près au seuil du règne véritable de Louis XIV. A partir de là on n'a que des esquisses rapides, inachevées, qu'ont tracées des plumes élégantes et fines, mais un peu paresseuses, Choisy, madame de La Fayette, La Fare, madame de Caylus. Ils vous mettent en goût, et ils ne tiennent pas, ou ils ne tiennent qu'à demi; ils commencent, et ils vous laissent en chemin. Or, il n'y a rien qui fasse moins défaut et qui vous laisse moins, il n'y a rien de moins paresseux et qui se décourage moins vite que Saint-Simon. Il s'adonne à l'histoire au sortir de l'enfance comme à un travail, comme à une mission. Ce n'est pas au courant de la plume qu'il s'amuse à se ressouvenir de loin et en vieillissant, comme fait Retz; méthode toujours scabreuse, source inévitable de confusions et de méprises. Il amasse jour par jour, il écrit chaque soir; il commence dès dix-neuf ans sous la tente, et il continue sans relâche à Versailles et partout. Il s'informe sans cesse comme un Hérodote. Sur les généalogies il en remontrerait au Père Anselme. Il raisonne du passé comme un Boulainvilliers. Dans le présent il est à tout, il a vent de toutes les pistes, et en tient registre incontinent. Toutes les heures qu'il peut dérober, il les em ploie; et puis vieux, retiré dans sa terre, il coordonne cette masse de matériaux, il la met en corps de récit, en un corps unique et continu, se bornant à la distribuer par paragraphes distincts, avec des titres en marge (1); et ce long texte immense, il le recopie tout de sa main avec une netteté, une exactitude minutieuse, qualités authentiques qu'on n'a pas assez remarquées, sans quoi on eût plus religieusement respecté son ordre et sa marche, son style et sa phrase, qui peut bien être négligée et redondante, mais où rien (je parle des Mémoires et non des notes) n'est jeté au hasard. Comment cette vocation historique si prononcée se forma-t-elle, et se rencontra-t-elle ainsi toute née au sein de la Cour et dans un si jeune âge ? Et d'où sortait donc ce mousquetaire de dix-neuf ans, si résolu dès le premier jour à transmettre les choses de son temps dans toutes leurs complications et leurs circonstances? Son père, sans un tel fils, serait resté un de ces favoris comblés, mais obscurs, que l'histoire nomme tout au plus en passant, mais dont elle ne s'occupe pas. Jeune page, il avait su plaire à Louis XIII par quelques attentions et de l'adresse à la chasse, en lui présentant commodément son cheval de rechange ou en rendant le cor après s'en être proprement servi. Sans doute il avait bonne mine; il avait certainement de la discrétion et de l'honneur. A la manière dont Saint-Simon nous parle de son père, et même si l'on en rabat un peu, on voit en celui-ci un homme de qualite, (1) Saint-Simon, dans le texte original, n'établit point de chapitres proprement dits ni aucune division; il était d'une haleine infatigable; on a bien été obligé, en imprimant, de faire des chapitres de longueur à peu près égale pour soulager l'attention du lecteur; mais on a eu soin, dans la présente édition, de ne composer les sommaires qu'avec les termes mis en marge par Saint-Simon, et on a reproduit, autant qu'on l'a pu, ces mêmes termes de la marge, au haut des pages dans le titre courant. |