tudes du style écrit, au dix-huitième siècle, et on en parlait à peu près comme Fénelon a parlé du style de Molière et de cette « multitude de métaphores qui approchent du galimatias. » Tout ce beau monde d'alors avait fait, plus ou moins, sa rhétorique dans Voltaire. L'inconvénient de ces publications tronquées, comme aussi des extraits mis au jour par Lemontey et portant sur les Notes manuscrites annexées au Journal de Dangeau, c'était de ne donner idée que de ce qu'on appelait la causticité de Saint-Simon, en dérobant tout à fait un autre côté de sa manière qui est la grandeur. Cette grandeur qui, nonobstant tout accroc de détail, allait à revêtir d'une imposante majesté l'époque entière de Louis XIV, et qui était la première vérité du tableau, ne pouvait se dévoiler que par la considération des ensembles et dans la suite même de ce corps incomparable d'annales. C'est donc la totalité des Mémoires qu'il fallait donner dans leur forme originale et authentique. L'édition de 1829 y a pourvu. La sensation produite par les premiers volumes fut très-vive: ce fut le plus grand succès depuis celui des romans de Walter Scott. Un rideau se levait tout d'un coup de dessus la plus belle époque monarchique de la France, et l'on assistait à tout comme si l'on y était. Ce succès toutefois, coupé par la Révolution de 1830, se passa dans le monde proprement dit, encore plus que dans le public; celui-ci n'y arriva qu'un peu plus tard et graduellement. Aujourd'hui il restait à faire un progrès important et, à vrai dire, décisif pour l'honneur de Saint-Simon écrivain. Cette première édition, si goûtée, avait été faite d'après un singulier principe et sur un sousentendu étrange: c'est que Saint-Simon, parce qu'il a sa phrase à lui et qui n'est ni académique, ni celle de tout le monde, écrivait au hasard, ne savait pas écrire /. (comme le disaient les marquises de Créquy et du Deffand), et qu'il était nécessaire de temps en temps, dans son intérêt et dans celui du lecteur, de le corriger. D'autres relèveront dans cette première édition des noms historiques estropiés, des généalogies mal comprises et rendues inintelligibles, des pages du manuscrit sautées, des transpositions et des déplacements qui ôtent tout leur sens à d'autres passages où SaintSimon s'en réfère à ce qu'il a déjà dit; pour moi, je suis surtout choqué et inquiet des libertés qu'on a prises avec la langue et le style d'un maître. M. de Chateaubriand, dans un jour de mauvaise humeur contre le plus grand auteur de Mémoires, a dit : « Il écrit à la diable pour l'immortalité. » Et d'autres entrant dans cette jalousie de Chateaubriand et comme pour la caresser, ont été jusqu'à dire de Saint-Simon qu'il était << le premier des barbares. » Il faut bien s'entendre sur le style de Saint-Simon; il n'est pas le même en tous endroits et à toute heure. Lorsque Saint-Simon écrit des Notes et commentaires sur le Journal de Dangeau, il écrit comme on fait pour des notes, à la volée, tassant et pressant les mots, voulant tout dire à la fois et dans le moindre espace. J'ai comparé ailleurs cette pétulance et cette précipitation des choses sous sa plume « à une source abondante qui veut sortir par un goulot trop étroit et qui s'y étrangle. » Toutefois, même dans ces brusques croquis de Notes, tels qu'on les a imprimés jusqu'ici, il y a bien des fautes qui tiennent à une copie inexacte. Dans ses Mémoires, Saint-Simon reprend ses premiers jets de portraits, les développe, et se donne tout espace. Quand il raconte des conversations, il lui arrive de reproduire le ton, l'empressement, l'afflux de paroles, les redondances, les ellipses. Habituellement et toujours, il a, dans sa vivacité à concevoir et à pein dre, le besoin d'embrasser et d'offrir mille choses à la fois, ce qui fait que chaque membre de sa phrase pousse une branche qui en fait naître une troisième, et de cette quantité de branchages qui s'entrecroisent, il se forme à chaque instant un arbre des plus touffus. Mais il ne faut pas croire que cette production comme naturelle n'ait pas sa raison d'être, sa majesté et souvent sa grâce. C'est à quoi l'édition de 1829, qui a servi depuis aux réimpressions, n'avait pas eu égard : à première vue, on y a considéré les phrases de Saint-Simon comme des à peu près de grand seigneur, et chemin faisant, sans parti pris d'ailleurs, on les a traitées en conséquence (1). Respectons le texte des grands écrivains, respectons leur style. Sachons enfin comprendre que la nature est pleine de variétés et de moules divers; il y a une infinité de formes de talents. Éditeurs ou critiques, pourquoi nous faire strictement grammairiens et n'avoir qu'un seul patron? Et ici, dans ce cas particulier de Saint-Simon, comme nous avons affaire de plus et très (1) Un seul petit exemple. Dès la seconde page, Saint-Simon nous montre sa mère qui lui donne dès l'enfance de sages conseils et qui lui représente la nécessité, à lui fils tardif d'un vieux favori oublié, d'être par lui-même un homme de mérite, puisqu'il entre dans un monde où il n'aura point d'amis pour le produire et l'appuyer : « Elle ajoutoit, dit-il, le défaut de tous proches, oncles, tantes, cousins-germains, qui me laissoit comme dans l'abandon à moi-même, et augmentoit le besoin de savoir en faire un bon usage sans secours et sans appui; ses deux frères obscurs, et l'aîné ruiné et plaideur de sa famille, et le seul frère de mon père sans enfants et son aîné de huit ans. » Or, ne trouvant pas la phrase assez claire dans son tour un peu latin, l'édition de 1829 a dit : « Elle ajoutoit le défaut de tous proches, oncles, tantes, cousins-germains, qui me laissoit comme dans l'abandon à moi-même, et augmentoit le besoin de savoir en faire un bon usage, me trouvant sans secours et sans appui; ses deux frères étant obscurs, et l'aîné ruiné et plaideur de sa famille, et le seul frère de mon père étant sans enfants et son aîné de huit ans. » Me trouvant et deux fois étant sont ajoutés. Ainsi dès les premiers pas, comme si la phrase de Saint-Simon ne marchait pas toute seule, on lui prêtait un bâton et deux béquilles. essentiellement à un peintre, il faut aussi bien comprendre (et c'est sur quoi j'ai dû insister en commençant) quel est le genre de vérité qu'on est en droit surtout de lui demander et d'attendre de lui, sa nature et son tempérament d'observateur et d'écrivain étant connus. L'exactitude dans certains faits particuliers est moins ce qui importe et ce qu'on doit chercher qu'une vérité d'impression dans laquelle il convient de faire une large part à la sensibilité et aux affections de celui qui regarde et qui exprime. Le paysage, en se réfléchissant dans ce lac aux bords sourcilleux et aux ondes un peu amères, dans ce lac humain mobile et toujours plus ou moins prestigieux, s'y teint certainement de la couleur de ses eaux. Une autre forme de talent, je l'ai dit, un autre miroir magique eût reproduit des effets différents; et toutefois celui-ci est vrai, il est sincère, il l'est au plus haut degré dans l'acception morale et pittoresque. · C'est ce qu'on ne saurait trop maintenir, et Saint-Simon n'a eu que raison quand il a conclu de la sorte en se jugeant: << Ces Mémoires sont de source, de la première main leur vérité, leur authenticité ne peut être révoquée en doute, et je crois pouvoir dire qu'il n'y en a point eu jusqu'ici qui aient compris plus de différentes matières, plus approfondies, plus détaillées, ni qui forment un groupe plus instructif ni plus curieux. » La postérité, après avoir bien écouté ce qui s'est dit et se dira encore pour et contre, ne saurait, je le crois, conclure autrement. FIN DES CAUSERIES DU LUNDI. |