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n'est plus propre à donner, dans le cours de ces négociations, à la république d'Haïti, des espérances outrées, que les concessions que, sans aucune nécessité, on verra prodiguer au gouvernement.

Ce dont j'ai le projet d'occuper la Chambre, c'est l'intérêt des prêteurs.

Un fait ne peut être méconnu: c'est, qu'après les arrangements conclus en 1825, des agents haïtiens se sont rendus à Paris avec le pouvoir de lever des capitaux pour payer le premier cinquième de la somme de 150 millions, dont devaient profiter les colons; que leurs pouvoirs ont été déposés à la Banque de France; qu'il a été permis à tous d'en prendre connaissance; que l'emprunt de 30 millions a été annoncé avec l'approbation formelle du ministère des finances; et on n'a rien omis, à cette époque, de tout ce qui pouvait imposer aux capitalistes une funeste confiance.

C'est sur la foi de ces opérations que 24 millions provenant de fortunes particulières ont été réalisés et versés à la caisse des dépôts et consignations, et répartis entre les colons. Le remboursement était assurément, pour tous ceux qui avaient concouru à combler cet emprunt, la plus légitime des espérances.

Je ne dis pas que le gouvernement ait par là stipulé une sorte de garantie, ni qu'il soit devenu dans le strict droit codébiteur de la république d'Haïti envers les bailleurs de fonds; mais je dis qu'il est résulté de la manière dont les choses se sont passées une sorte de garantie morale qui oblige le gouvernement à employer toute son influence pour obtenir des stipulations à la faveur desquelles cette dette soit acquittée.

Lors même que vous écarteriez ces considérations, n'êtes-vous pas frappés de cette circonstance, qu'un gouvernement naissant est venu enlever vos capitaux après avoir contracté solennellement l'obligation de les rembourser à des termes fixes, et qu'il demeure infidèle à cette obligation; eh bien! le devoir du gouvernement est de prendre sous sa protection les intérêts des habitants du pays. Je ne dis pas qu'il faille entreprendre une croisière contre Haïti; mais le gouvernement doit nécessairement trouver dans sa force et dans le sentiment de sa dignité des moyens quelconques d'amener, par la voie la plus rapide et la plus sûre, le service des intérêts et le remboursement du capital à des termes équitables.

Voilà, Messieurs, ce que je considère, sinon comme une obligation, au moins comme un devoir, et c'est dans cet esprit que je me joins aux conclusions de la commission, et que je demande le renvoi de la pétition à M. le président du conseil des ministres.

M. Charamaule. Déjà, dans la saison dernière, il avait été présenté une pétition dont l'objet direct et formel était de faire reconnaître que le gouvernement aurait à assumer sur lui une véritable responsabilité envers les colons de SaintDomingue. Cette pétition, vous l'avez repoussée par l'ordre du jour.

Cette même question se reproduit aujourd'hui par la direction que la discussion a reçue.

M. le ministre des finances a senti que cette garantie n'était pas due par le Trésor; mais, dans les moyens mis en avant pour la repousser, il pourrait exister quelque danger, et il importe d'y obvier.

Ainsi, pressentant cette réclamation de la part

des colons, M. le ministre des finances a cru devoir poser en principe qu'une indemnité n'avait été stipulée d'Haïti que comme prix de sa reconnaissance, et nullement comme prix des anciennes possessions appartenant à des Français, et dont ils avaient été dépouillés par la force des événements. C'est là, ce me semble, que pourrait se trouver quelque danger. En effet, vous avez pu remarquer, par le rapport, qu'Haïti entendait décliner aujourd'hui ses engagements, précisément en les traduisant ainsi que les traduisait M. le ministre des finances. Haïti disait que la Révolution de Juillet l'avait de plein droit émancipée, que l'indemnité promise n'était que le prix de sa liberté naturelle, et que la liberté d'une nation étant un droit imprescriptible, elle ne pouvait être engagée à une dette d'argent pour prix de cette liberté. C'est sous ce rapport qu'il faut reconnaître que l'indemnité stipulée de Saint-Domingue était, non le prix de sa liberté, qu'en aucun temps on n'avait pu lui ravir, mais, comme le mot l'indique, l'indemnité de pertes éprouvées par des citoyens français. Et, à ce titre, le gouvernement aura sans doute le droit de répéter ce qu'il a déjà dit, qu'il n'existe aucune garantie positive, financière, vis-à-vis des colons; mais, d'un autre côté, il repoussera également cette prétention d'Haïti, consistant à dire qu'elle a été libérée de plein droit de sa dette par le fait de la Révolution de Juillet.

M. de Broglie,ministre des affaires étrangères. Messieurs, ou je m'abuse, ou la question d'Haïti doit être envisagée sous trois points de vue très distincts premièrement, dans ses rapports avec l'intérêt général de la France; en second lieu, dans ses rapports avec l'intérêt particulier des anciens colons; enfin, dans ses rapports avec l'intérêt des contractants de l'emprunt d'Haïti.

En ce qui touche l'intérêt général de la France, la question est assez simple, quoiqu'elle n'ait pas encore été élevée dans cette discussion. La France, a reconnu, par l'ordonnance du 17 avril 1825, l'indépendance d'Haïti; il y a mis une condition : c'était l'admission des marchandises françaises dans les ports d'Haïti sur le pied d'un droit inférieur de moitié au droit imposé sur les marchandises de même nature provenant des nations étrangères. Le gouvernement d'Haïti n'a n'a jamais exécuté loyalement cette condition qu'il avait acceptée; il s'est appliqué à l'éluder dès les premiers moments.

Six mois après, fut signée à Paris une convention qui accordait à Haïti de nouvelles concessions en échange de quelques avantages commerciaux. Cette convention n'a point été ratifiée.

De nouvelles négociations se sont ouvertes, et de négociations en négociations, le gouvernement français, au mois d'avril 1829, en est venu à renoncer à ce demi-droit. Il y a renoncé dans des articles préliminaires signés au Port-au-Prince entre notre consul général à Haïti et le président de la République. Cette renonciation se trouve consignée dans un traité définitif qui a été signé à Paris le 2 avril 1831. Le président de la République d'Haïti s'est hâté, avant même la signature de ce traité, de prononcer la suppression du privilège du demí-droit; puis ensuite il a refusé de ratifier le traité; de telle sorte que le gouvernement d'Haïti s'est, d'une part, adjugé les profits du traité, et de l'autre, en a décliné les charges. Telle est, aujourd'hui, la situation des choses.

Si l'intérêt du gouvernement français était le seul engagé dans cette affaire, il aurait le choix, ou de contraindre le gouvernement haïtien à restituer le privilège qui lui avait été imposé, puisque l'ordonnance du 17 avril 1825 était devenue un contrat synallagmatique, et qu'elle n'avait point été abrogée par une convention ratifiée; ou de révoquer l'ordonnance du 17 avril 1825, et de revenir sur la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti, puisque la condition sous laquelle cette reconnaissance avait eu lieu n'était pas observée; ou bien enfin, d'interrompre toute relation avec un gouvernement qui ne respecte pas ses engagements.

Je crois, pour ma part, que si la question était uniquement engagée dans l'intérêt général de la France, ce dernier parti serait préférable. Je crois que le gouvernement français n'a pas d'intérêt réel à revenir sur la reconnaissance d'Haïti ; qu'il en a peu à contraindre cette république à restituer le priviège du demi-droit, privilège qui n'a jamais beaucoup rapporté avec un état si pauvre, et qu'interrompre toute relation avec Haïti, ce qui est un moyen coërcitif comme un autre, serait le parti le plus conforme à l'honneur, à la dignité et aux intérêts de la France; mais l'intérêt général de la France n'est pas le seul engagé dans cette affaire. Le gouvernement a mis une autre condition à la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti: c'est le payement de 150 millions qui doit être affecté à indemniser les colons dépossédés par la révolution de Saint-Domingue.

Je n'examinerai pas à quel titre cette indemnité a été imposée; si c'est l'intention de faire rembourser par la république l'équivalent des propriétés territoriales, ou tout autre principe, qui a décidé l'insertion de cette condition. La condition a été insérée; elle a été acceptée.

Qu'est-il arrivé? Le gouvernement d'Haïti n'a versé sur les 150 millions que 29,300,000 francs, savoir: 24 millions provenant d'un emprunt fait à Paris, et 5,300,000 francs provenant de valeurs et de marchandises envoyées d'Haïti en France. Il n'a, par conséquent, versé que le cinquième de l'indemnité qu'il s'était obligé de payer. A partir de 1826, tous les versements ont cessé. Pendant deux ans, des négociations ont été entamées pour parvenir à obtenir de lui, si ce n'était le payement de l'indemnité, au moins certaines promesses qu'il payerait un jour quelonque.

Enfin, en 1829, après bien des négociations inutiles, dans les articles préliminaires dont j'ai parlé tout à l'heure, il fut convenu que le gouvernement d'Haïti se reconnaîtrait débiteur des 120,700,000 francs qui restaient sur les 150 millions; qu'il en payerait l'intérêt à raison de 3 0/0 par an; qu'il créerait un fonds d'amortissement pour racheter le capital, et enfin qu'il affecterait le produit des douanes d'Haïti au remboursement tant de l'intérêt que du capital; et à cet effet, il devait fournir au gouvernement français des inscriptions qui seraient admises en payement pour les bâtiments tant français qu'étrangers aux douanes d'Haïti.

Ces articles préliminaires ont été convertis en traité le 3 avril 1831, avec un léger changement. Le gouvernement d'Haïti s'est bien reconnu débiteur des 120,700,000 francs, mais il s'est engagé à fournir seulement 2 millions par an pour l'acquittement de l'indemnité. C'est ce traité dont la ratification a été refusée après la Révolution de Juillet, le président de la République d'Haïti ayant soutenu, dans une proclamation, que depuis la Révolution de Juillet, Haïti ne devait plus rien;

que les 150 millions avaient été imposés à Haïti comme une rançon de sa liberté; que le gouvernement français ayant changé de principe, les engagements contractés envers celui de France n'étaient plus obligatoires pour la république d'Haïti.

Le gouvernement français a repoussé avec beaucoup d'énergie ces étranges prétentions, dans une note remise le 8 décembre 1831 au président de la république. Il reçut pour réponse une autre note verbale dans laquelle la même doctrine se trouve soutenue. Cependant, dans cette même note, le gouvernement d'Haïti, tout en contestant la légitimité de l'indemnité, parut se résigner à en admettre le principe; il proposa de réduire l'indemnité de 150 à 75 millions, c'est-à-dire de la réduire de moitié. Il proposa en même temps d'affecter au payement des 45,700,000 francs qui restaient dus, 29,300,000 francs ayant déjà été payés, une somme annuelle d'un million. Tel est le dernier état des choses.

Qu'y a-t-il à faire dans cette circonstance? II eût été sans doute à désirer, ainsi que l'a exprimé M. le rapporteur de la commission, que lors de la promulgation de l'ordonnance du 17 avril 1825, on eût séparé la concession de la reconnaissance d'Haïti de la concession de l'indemnité à donner aux colons, qu'on ne les eût pas placées dans la dépendance l'une de l'autre. On eût évité par là l'espèce d'argumentation que font les colons qui viennent dire: Vous avez transigé sans notre avis sur nos droits éventuels; garantissez-nous au moins le prix de la transaction.

Cette argumentation ne serait pas possible si l'on eût reconnu la république d'Haïti dans l'intérêt général, au lieu de la reconnaître dans l'intérêt particulier des anciens colons.

Quoi qu'il en soit, cela peut donner à cette argumentation un degré de force, et porter à croire que le gouvernement soit obligé, parce qu'il a transigé sur les intérêts des colons, de garantir, aux dépens de la France, la totalité de l'indemnité, et de faire pour eux la conquête de SaintDomingue. Ce serait aller trop loin; je crois que le gouvernement n'est obligé qu'à employer avec énergie et persévérance tous les moyens convenables dans l'intérêt des colons.

Pour cela, il y a deux points principaux à examiner. Il faut savoir ce qu'Haïti peut fournir, et ce que les colons consentiraient. Le gouvernement ne peut pas s'engager à faire fournir par Haïti plus qu'il ne peut fournir. Sur ce point, le gouvernement s'est occupé de recueillir des renseignements; il en a recueilli un assez grand nombre; mais, jusqu'à présent, ils ne sont pas satisfaisants; ils sont contradictoires, et il est impossible de les concilier. Le gouvernement est dans une grande incertitude. Ce matin encore, j'ai reçu un rapport venant d'Haïti, qui semble détruire toutes les notions que je m'étais formées.

Le gouvernement ne peut qu'attendre des renseignements suffisants sur la somme que peut fournir Haïti, en indemnité à offrir aux colons; en second lieu, le gouvernement serait obligé, avant de prendre un parti, de savoir jusqu'à quel point il serait avoué par les propriétaires de l'in demnité, en transigeant pour une somme quelconque. Il faudrait que les intéressés se réunissent et choisissent un organe pour entrer en communication avec le gouvernement; je ne veux pas dire pour former une corporation, mais pour faire connaître leurs intentions au gouvernement, afin que celui-ci, en traitant dans cette question, ne soit pas sujet aux reproches. C'est là ce qui em

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pêche le gouvernement de se prononcer en ce moment.

Je viens maintenant à la question des prêteurs; à leur égard, la position du gouvernement est plus simple. Le gouvernement n'a pris aucun engagement avec eux. Ils ont contracté avec publicité et concurrence. Le gouvernement, qui avait reconnu Haïti, avait favorisé la négociation de cet emprunt en permettant qu'il fut inscrit, et qu'on déposât à la Banque les pièces des commissaires. Il n'a rien négligé pour assurer les conditions qui font réussir un emprunt; mais les prêteurs ont contracté à leurs risques et périls, et je ne pense pas qu'on puisse dire que le gouvernement soit tenu à leur égard plus qu'à l'égard de l'emprunt des Cortès, et envers tous ceux qui placent leurs fonds dans des emprunts étrangers.

Cependant, il est arrivé, par une circonstance particulière, que le gouvernement se trouve en ce moment jusqu'à un certain point cointéressé avec les prêteurs. Le premier ministre d'alors, M. de Villèle, autorisa les adjudicataires de l'emprunt à faire les avances d'intérêts et de fonds d'amortissement. L'emprunt était contracté, je crois, à 8 0/0; il était remboursable en 25 ans par 25 et portait intérêt à 6 0/0.

Le ministre des finances autorisa à faire les avances d'une portion du capital, et en vertu de cela, il leur fut remboursé une partie de ce qu'ils avaient avancé. Il ne m'appartient pas de préjuger votre décision; mais le Trésor se trouvant engagé d'une certaine manière dans ces transactions, le gouvernement prit soin dans le dernier traité de stipuler soigneusement l'intérêt des prêteurs. Aussi, il a exigé, en 1831, que la République se reconnût débitrice de 25 millions 600,000 francs, plus de 4 millions avancés par le Trésor, plus de l'intérêt de 25 millions 600,000 francs. Ce traité n'a pas été ratifié, et dans une note verbale remise au gouvernement français, qui est le dernier état des choses, le gouvernement d'Haïti ne paraît pas vouloir s'engager il distingue l'indemnité de l'emprunt; il dit qu'à l'égard de l'indemnité il se propose de s'engager à 1 million par an; qu'à l'égard de l'emprunt, il se propose d'y consacrer aussi 1 million par an, mais non de s'engager; et qu'on doit s'en fier à l'intérêt qu'il a d'acquitter cette portion de sa dette.

Voilà le dernier état des choses. Je crois que ce qu'il est à propos de dire relativement à l'emprunt, c'est que le gouvernement n'est engagé à rien, si ce n'est à protéger l'intérêt des prêteurs, comme il protège tous les intérêts généraux; et qu'il est obligé, avant de stipuler à cet égard, de s'assurer de ce qu'il est possible d'obtenir d'Haïti. Voilà la première de toutes les conditions avant de faire quelque chose.

Quant au moyen d'obtenir un résultat quelconque, lorsqu'on serait fixé sur la quotité de la somme, le gouvernement est obligé de dire une chose c'est que les derniers rapports avec Haïti ne sont pas conformes aux bienséances qui s'observent entre les nations civilisées... (Silence! silence! Marques d'attention.) que les dernières paroles du président et la note verbale qui a été remise sont conçues dans des termes qui font que si des relations amicales doivent se renouveler quelque jour avec Haïti, ce n'est pas au gouvernement français à faire les avances, et qu'il manquerait à la dignité de la France s'il Tes faisait.

Quant aux moyens d'action qu'il devrait employer, la Chambre sentira qu'il suffit de dire

que la prudence conseille de ne pas demander d'explications fort étendues, surtout quand on songe aux souvenirs que le passé nous a laissés. Tout ce à quoi le gouvernement est engagé, c'est, si le cas échéait, à s'efforcer, dans l'emploi de ses moyens, de concilier l'énergie avec la prudence, et de satisfaire à la dignité de la France sans compromettre les droits de l'humanité. (Très bien! Marques prolongées d'approbation.)

M. Dupin ainé. Je ne verrais pas un grand danger à un simple renvoi de la pétition au gouvernement, s'il ne doit impliquer aucune espèce de reconnaissance d'engagement que je soutiens n'être pas à la charge de l'Etat, et que le gouvernement lui-même soutient n'être pas à sa charge. C'est sans doute avec cette idée et cette conviction, puisque le fait a été soutenu par deux ministres, qu'on ne s'opposerait pas au renvoi s'il était ordonné. Dès lors, j'y voís moins d'utilité, et je trouverais plus net de prononcer l'ordre du jour. En effet, c'est surtout en matière de finances que la Chambre doit être attentive à son droit; c'est par là qu'elle agit sur le pays, c'est par là qu'elle s'introduit dans les affaires de l'Etat, qu'elle peut empêcher les abus de s'introduire. Elle ne peut donc montrer trop de netteté dans les principes et de sévérité dans l'examen d'un fait qui tendrait à faire passer directement, ou ce qui est plus dangereux, indirectement, à la charge de l'Etat, ce que l'Etat ne doit pas. C'est alors qu'il faut être sincère, qu'il faut être franc, qu'il faut être net : quand on doit, la dette doit être payée; mais quand on ne doit rien, il faut le dire nettement, et ne pas laisser au tiers une dangereuse espérance que peut-être à force d'importunité, de lassitude ou d'insistance, on se fera payer ce qui n'est pas dû.

J'accepterai, d'ailleurs, la division lucide qu'a donnée M. le ministre des affaires étrangères en intérêt général, intérêt des colons et intérêt des prêteurs. Sans doute, dans l'intérêt général, le gouvernement peut et doit agir pour l'exécution des traités, il le doit avec la mesure et la prudence nécessaires; le choix des moyens lui appartient.

Il y a aussi dans cette affaire des intérêts privés, car ce n'est pas dans un intérêt propre que le gouvernement a stipulé, mais comme exerçant une haute tutelle dans l'intérêt des citoyens français; il leur devait protection en stipulant; c'était son devoir, car un bon gouvernement est le protecteur des intérêts des citoyens partout où cet intérêt est méconnu ou menacé.

Les 150 millions ne sont pas le prix de la reconnaissance, mais la véritable représentation d'intérêts privés; il ne devait pas en entrer un sou dans la caisse de l'Etat : ils étaient attribués aux colons, et devaient être déposés à la caisse des dépôts et consignations pour être répartis. Dès lors la position des colons étant fixée par cette somme de 150 millions stipulée dans leur intérêt, vous concevez que maintenant que ce droit est devenu un intérêt privé, un intérêt acquis, un intérêt déterminé en chiffres, il y aurait imprudence extrême de la part du gouvernement à s'engager dans une négociation qui aurait pour objet de faire une innovation à un titre, å un droit, à une propriété qui ne lui appartiennent pas. Les colons pourraient se plaindre qu'on a sacrifié une partie de leurs droits, et il en résulterait, non pas une responsabilité pour le Trésor, mais une grave question de responsabilité ministérielle, relativement aux intérêts privés, soit

des prêteurs, soit des colons. Ainsi ce n'est plus une question qui concerne le ministre des affaires étrangères, mais c'est une question d'intérêts financiers qui intéresse surtout le Trésor public.

L'envie n'a pas manqué aux colons de faire que leur indemnité fût payée de la même manière qu'elle l'a été aux émigrés : ils auraient voulu que la nation intervînt, non pas seulement en raison de cette tutelle gouvernementale dont j'ai parlé, mais qu'elle contractât elle-même l'obligation directe de payer leur indemnité. Les colons étaient alléchés par un attrait puissant: ils voyaient les émigrés qui se faisaient rembourser un milliard pour leurs propriétés; ils auraient touché au même titre leurs 150 millions; ils auraient volontiers demandé que la France fit la guerre à leur profit, et que nous allassions à Saint-Domingue travers l'Océan pour leur refaire des esclaves et les réintégrer dans leurs propriétés des hommes et des choses; ou si nous désertions ce qu'ils appellent un principe, de les rembourser en argent comme leurs compagnons qui avaient obtenu un milliard. (Rires.) La France a résisté et a dû le faire.

Aussi, pendant plusieurs années, j'ai eu l'honneur d'être membre de la commission de l'adresse; et, quoique bien invité par des notes et des visites particulières à tâcher de glisser un mot pour engager le gouvernement à se porter garant des engagements des colons, j'ai toujours exprimé, et les commissaires de l'adresse ont toujours exprimé, que ce n'était qu'un sentiment d'intérêt que le gouvernement leur portait comme tuteur naturel des intérêts particuliers, et jamais comme débiteur.

Maintenant, s'il est reconnu que les colons ne sont pas les créanciers de l'Etat, est-il vrai que l'Etat soit devenu le débiteur, à un titre quelconque, des prêteurs? Mais si l'Etat n'est pas le débiteur des colons, s'il a toujours résisté à toutes leurs prétentions, comment ceux qui ont prêté l'argent pour payer les colons seraient-ils devenus créanciers de l'Etat ? C'est donc l'Etat qui aurait fait l'emprunt pour payer les colons; mais si l'Etat avait fait l'emprunt pour payer les colons, on aurait fait ce qu'on à fait pour tous les emprunts, on aurait proposé une loi pour autoriser le ministre des finances à emprunter 24 ou 30 millions pour payer les colons, soit comme débiteur principal, si on voulait en faire une dette de l'Etat, soit comme garant. C'est ainsi, pour citer un exemple qui est tout près de nous, c'est ainsi que, pour l'emprunt qui concerne la Grèce, le ministère sera obligé, pour être autorisé à le garantir, à venir demander une loi à la Chambre.

Cet emprunt n'a pas été contracté par une loi, c'est une association de banquiers qui, voyant pour eux un avantage à prêter au gouvernement d'Haïti à 80 francs, c'est-à-dire à 7 1/2 0/0 au moment où le gouvernement français empruntait à 3 0/0, ont cru faire une bonne opération : ils se promettaient de gros bénéfices de cette spéculation; si elle eût réussi, ils n'auraient jamais rien demandé au gouvernement français, et surtout ils ne lui auraient pas proposé de partager les profits. Mais c'est quand on a vu que Haïti ne payait pas, qu'on a cherché à rendre le Trésor public débiteur. Le Trésor s'y est constamment refusé. Aucun ministre des finances n'aurait pu y consentir. En effet, pour engager l'Etat, il faut une loi; quand nous empruntons pour nos affaires, le gouvernement s'adresse aux Chambres. Il est donc évident qu'ici, pour que l'emprunt

dont il s'agit fût dette de l'Etat, il aurait fallu le consentement des Chambres.

A la vérité, on prend une autre tournure et l'on dit Si l'Etat n'est pas débiteur, il est garant. Mais cela reviendrait au même. En effet, qui répond paie; la caution est débitrice, et le gouvernement imposerait la nation par le fait s'il pouvait l'engager indirectement, par voie de garantie, au payement d'emprunts qu'il ne pourrait pas contracter directement. Il n'y a, je le répète, il n'y a qu'une loi qui puisse engager les finances de l'Etat.

On a voulu tirer parti de quelques expressions peu claires de M. de Villèle; mais ces termes étaient assez artistement arrangés pour ne pas l'engager. Mais est venu un rude interprète de la loi, M. le comte Roy, ministre des finances, qui a senti l'importance de l'affaire. J'ai vu le dossier de sa correspondance; je me rappelle que toutes les minutes des lettres sont de sa main; il se bat pied à pied avec les banquiers qui avaient fait l'emprunt; il répond en des termes serrés qu'il n'a pas la puissance d'engager l'Etat; que l'Etat n'est pas engagé et qu'il ne l'engagera pas; que, sans doute, il ne veut préjudicier en rien aux droits que pourraient faire valoir les colons; qu'il ne prétend pas nuire à leurs intérêts, mais que l'emprunt d'Haïti était à ses yeux une opération privée, une opération de banque qui n'engage en rien le Trésor. Rien de plus net que cette correspondance fort honorable pour M. le comte Roy. Il en est résulté que cette opération, étant une opération particulière de banque, n'a pu engager l'Etat.

Cependant, après la retraite de M. Roy, des démarches ont été faites auprès de son successeur; on a essayé de trouver dans quelques expressions de l'ancien ministre des finances, M. de Villèle, des motifs de réclamer pour l'emprunt d'Haïti la garantie de l'Etat, en faisant abstraction de toute la correspondance si nette et si précise de M. le comte Roy.

A quoi tout cela a-t-il abouti? A une espèce de moyen mixte, à dire que l'Etat pourrait bien être garant, mais qu'alors il faudrait que sa garantie ne fût exercée qu'au bout de 4 ans, et au bout de 4 ans, sans intérêt, ce qui faisait du moins une espèce de bénéfice ou d'escompte de 20 0/0, puisqu'il aurait dû ne payer, dans toutes les hypothèses, qu'en décembre 1834 la somme de 4,800,000 francs réclamée du gouvernement français.

Je n'hésite pas à dire qu'un tel engagement du ministère, même revêtu d'une approbation royale, pour cette somme de 4 ou 5 millions, aurait lié la responsabilité du ministre, mais n'aurait pu rendre l'Etat débiteur d'une somme qu'il ne devait pas. Si l'Etat était débiteur, il ne serait pas débiteur seulement de 5 millions, mais de tout l'emprunt. La fraction ne serait qu'un échantillon, mais subordonné aux mêmes principes que l'emprunt tout entier. L'Etat ne pourrait de voir 5 millions sans devoir le tout. Or, je soutiens qu'il ne doit rien, pas même les 5 millions.

Cependant, quoique l'Etat ne dût évidemment aucune parcelle de cet emprunt, il est arrivé que sur une requête présentée par des banquiers en nom collectif, on a obtenu le payement de la somme de 4,800,000 francs et 4 ans avant l'échéance, et pourtant sans déduire d'intérêt. C'est pour cela que l'an dernier la cour des comptes vous a signalé comme la chose la plus extraordinaire et la plus propre à appeler la sollicitude des Chambres dans un gouvernement représen

tatif, un payement ainsi fait sans crédit ouvert et sans ordonnancement.

En effet, il faut d'abord que l'Etat soit débiteur pour qu'un payement puisse être fait; il faut ensuite qu'il y ait eu un crédit régulièrement ouvert par vous, et enfin qu'il y ait eu ordonnancement. Or, rien de tout cela n'a eu lieu. Tel est l'abus que la cour des comptes vous a dénoncé et que vous jugerez plus tard, en examinant la foi des comptes. On examinera alors la question de responsabilité; on verra si la dépense doit être rejetée ou maintenue. Mais, sans rien préjuger sur cette question, je dis dès à présent que l'Etat n'était débiteur à aucun titre.

En résumé, l'Etat est intervenu dans la convention avec Haïti sous le rapport qui concerne les colons, comme tuteur politique des intérêts de ses sujets à l'étranger; mais il n'a pas entendu les garantir. Qu'on ne déserte pas leur cause, qu'on les soutienne par tous les moyens justes et énergiques. Je n'empiète pas sur les moyens, mais je répète qu'il y a eu de la part du gouvernement tutelle, mais non dette ni garantie.

Relativement aux prêteurs, ils ont fait une opération de banque conçue dans l'intérêt privé: je voudrais qu'Haïti eût payé, que les banquiers. eussent fait un bénéfice; mais si tout cela a manqué, si les prêteurs sont déçus, que le Trésor ne soit pas obligé à payer.

Il y a eu une irrégularité qui a abouti à faire sortir 5 millions des caisses de l'Etat. Cette irrégularité, si elle pouvait être excusée ou tolérée, introduirait ce précédent fâcheux, qu'un intérêt privé peut, au gré du ministre, sans loi qui l'autorise, être traduit en intérêt public. Une telle faiblesse de la part de la Chambre détruirait nos finances et le gouvernement représentatif, qui, dans cette Chambre surtout, repose sur le contrôle le plus scrupuleux des finances de l'Etat.

C'est cette considération qui m'a fait monter à la tribune pour en dire franchement mon avis. Je vote pour l'ordre du jour. (Très bien! très bien! Vives marques d'approbation.)

M. Jacques Laffitte. Je ne veux pas abuser des moments de la Chambre, je ne rentrerai pas dans le fond de la discussion. Je remercie l'orateur d'avoir appelé votre attention sur une question que vous jugerez plus tard; mais il a commis une erreur de fait. L'honorable député a dit que des banquiers qui avaient contracté l'emprunt avaient fait des réclamations auprès du gouvernement, prétendant qu'il était garant de l'emprunt. Jamais cela n'a existé, à moins que d'autres que moi aient fait ces réclamations; mais je n'en ai jamais entendu parler. Je puis déclarer que cela est entièrement erroné. La seule relation qu'il y ait eu de la part des banquiers avec le gouvernement, c'est quand la première opération fut manquée: Haïti était dans l'impossibilité de servir les intérêts et de rembourser une partie du capital. Les banquiers avaient demandé au ministre des finances d'alors, M. de Villèle, s'il ne jugeait pas que, ayant à négocier avec Haïti (et alors on négociait activement), s'il ne jugeait pas qu'il était dans l'intérêt de l'Etat et des créanciers pour le compte desquels il voulait réaliser 150 millions, de conserver à cet Etat son crédit ? 120 millions étant dus encore. Haïti ne pouvant payer que par le moyen du crédit, s'il ne convenait pas aux colons, aux créanciers d'Haïti, de lui conserver son crédit ?

Or, pour conserver son crédit, il fallait servir les intérêts, payer ses engagements. Le ministre des finances jugea alors qu'il était de l'intérêt général de la France et de l'intérêt particulier des colons que le crédit d'Haïti ne fût pas compromis; et il autorisa, sous sa garantie formelle, de faire des avances. Ce n'est pas comme contractants de l'emprunt, comme porteurs d'obligations de l'emprunt, que les banquiers se sont adressés au Trésor, mais comme ayant fait des avan

ces.

Quant à ce qui me regarde, je le déclare, on a cité à une époque les bénéfices des banquiers dans cette opération. Tout ce que je souhaite, c'est que personne n'y perde autant que moi. Je suis quitte de tout intérêt maintenant, et je parle d'après ma conscience.

Je dirai que c'est un prêt que les banquiers ont fait au gouvernement, sous sa garantie formelle, moyennant quatre lettres positives, toutes aussi claires que celle que l'on a citée. Si j'avais prévu que cette discussion se fût élevée, j'aurais pu apporter des pièces qui auraient édifié la Chambre.

En effet, cette créance des banquiers sur le gouvernement ne provient pas du premier prêt, mais des prêts faits dans les années 1817 et 1818, pour payer les intérêts au public.

Je ne porte pas plus loin cette explication ; je m'expliquerai plus tard, et j'attends ce moment sans aucune espèce d'inquiétude pour ma responsabilité. J'attends que la Chambre s'occupe de la loi des comptes pour m'expliquer sur ce remboursement aux banquiers de Paris d'un prêt fait par eux d'une manière bénévole; mais je déclaré que jamais avec M. de Villèle, avec M. Roy, avec aucun autre ministre, il n'a été question de la prétention des banquiers de Paris de se regarder comme créanciers de l'Etat pour l'emprunt d'Haïti. Ils savaient que l'opération a a été faite librement, dans l'espoir d'un bénéfice (on n'en fait que dans cet espoir); que les prêteurs ont couru la chance de la fidélité ou de l'infidélité dans les engagements. Ils pouvaient faire des profits; ils ont perdu, ils n'ont rien à prétendre.

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Je me borne à dire que jamais les banquiers contractants de l'emprunt n'ont prétendu être créanciers du Trésor, et qu'ils ne le prétendent pas plus aujourd'hui. (Aux voix! aux voix !)

M. Fleury (de l'Orne). Je viens m'attacher à faire ressortir la différence qui existe entre la créance des émigrés et celle des colons.... (Interruption.)

De toutes parts: Aux voix ! aux voix !

M. Fleury (de l'Orne). Je n'ai que peu de chose à dire. Avant que M. de Villèle eût conçu l'idée d'un emprunt, des maisons de Londres avaient offert aux colons de traiter de leurs droits.

Ainsi donc la position des colons n'est pas du tout comparable à celle des émigrés.

M. Meynard, rapporteur. Déjà, l'an dernier, une question semblable s'était présentée; votre commission n'a pas eu l'intention de donner aucun droit aux porteurs de l'emprunt; elle sait que le Trésor ne leur doit rien; mais il n'en est pas moins vrai que cet emprunt a été fait publiquement avec l'autorisation du gouvernement et, sous ce rapport, il lui est dù protection.

La commission persiste dans le renvoi qu'elle a proposé au président du conseil.

La Chambre adopte l'ordre du jour.)

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