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Livre noir, pour le dire en passant, a été emprunté par tant d'amateurs, que, depuis quinze ans, on ignore ce qu'il est devenu. Un trop zélé antiquaire en a fait probablement un emprunt à perpétuité, où, ce qui est plus vraisemblable, il le garde sans en rien dire, de peur qu'en le réclamant trop promptement, on ne le détourne des recherches historiques pour lesquelles ce manuscrit lui est précieux. Au surplus je parle d'après des ouï-dire, peut-être à l'évêché sait-on à quoi s'en tenir.

Il est prouvé, tant par le Livre noir que par l'Itinéraire d'Antonin, beaucoup plus ancien, que Jersey et Guernesey ont toujours été des îles, ce qui rend au moins fort douteuses les traditions de leur jonction autrefois avec le continent. Il est vraisemblable ef même certain que la proximité a seulement été beaucoup plus grande; car il est constant que, depuis un temps immémorial, l'Océan dévore les rivages de notre presqu'île. On vante cependant à Jersey (1), comme chez nous, de prétendus anciens titres qui ont dû parler de ponts et de chaussées servant à la communication de l'île avec le Cotentin. Un de nos compatriotes m'a promis, depuis longtemps, de retrouver et de me communiquer un vieux contrat où une des parties est énoncée demeurer près la chaussée qui va de la pointe de la Hague à Aurigny. Il n'a pas encore tenu sa promesse et comme je présume

(1) Chroniques de Jersey, par Sivrey. 1832, p. 192.

qu'il me lira, je profite de l'occasion pour lui avouer que je commence à croire à une erreur de sa mémoire, et à la non existence de cette énonciation.

Il résulte des légendes que la religion chrétienne fut prêchée dans les îles par St Samson et St Magloire, dont les noms y sont restés attachés à des paroisses et des chapelles. Ces deux saints étaient Bretons, du diocèse de Dol; ce qui fit que d'abord les îles dépendirent de ce diocèse. Il s'y pêchait beaucoup de poissons, et il est souvent question, dans les vieilles chartes et légendes, des droits qu'a vaient des monastères sur le poisson de telle et telle pêcherie de ces îles. Lorsque les Normands ravageaient toutes les côtes de la Gaule et spécialement de la Neustrie, ils débarquèrent à Jersey, où ils incendièrent toutes les habitations et massacrèrent saint Hélier, ermite. Plus tard un Normand, nommé Hamon, fils d'un des meurtriers et qui avait assisté luimême à ce marlyre, fit bâtir, au lieu même de la scène, une église et un monastère, qui furent quelques siècles plus tard annexés à l'abbaye de Cherbourg. Saint Hélier a donné. son nom à la capitale de l'ile de Jersey.

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Lorsque la Neustrie eut été concédée à Rollon les îles voisines en firent partie, et dès lors cessèrent d'appartenir au diocèse de Dol, pour être incorporées à celui de Coutances. Il faut placer ici quelques récits merveilleux qui lient les chroniques de ces îles avec les nôtres. Ces récits sont de l'histoire eux-mêmes, et, tout historien qui parlera du moyen-âge, sans abonder en mer

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veilleux, sera toujours un historien infidèle.

HISTOIRE

du Seigneur de Hambye et de son Ecuyer.

Dans l'antique château de Hambye, près Coutances, dont la dernière tour est tombée en 1830, vivait jadis un brave chevalier qui partageait ses affections entre une épouse douée d'une grande beauté et la gloire des combats. En ce temps-là l'île de Jersey était désolée par un monstre qui en dévorait les habitans. C'était un énorme serpent ou dragon ailé, dont le corps était couvert d'écailles et la force immense. Le seigneur de Hambye aborde à Jersey pour le combattre, accompagné d'un seul écuyer. Les insulaires le conduisent en tremblant vers l'endroit où le serpent fait son séjour; mais leur terreur est telle, qu'après avoir indiqué le lieu de loin avec la main, ils s'enfuient au plus vite, n'osant rester spectateurs de ce qui allait arriver. Le brave guerrier ne tarde pas à apercevoir le dragon se roulant en vastes sinuosités sur le gazon de la vallée. Il s'élance de suite, la visière baissée et la lance en arrêt, contre ce formidable ennemi; mais le fer se brise contre la dureté de ses écailles. Pendant que le chevalier tire son glaive, le serpent s'élance sur le cheval qu'une morsure empoisonnée ne tarde pas à priver de la vie. Le chevalier se débarrasse des étriers, et ici commence un combat si effroyable, que l'é

cuyer n'y pouvant tenir, se sauve sur une éminence voisine. Le bruit que faisaient les dents et les griffes de l'animal sur l'armure en acier, dont heureusement le chevalier était entièrement couvert, retentissait au loin. Quelques coups d'épée portés dans ses entrailles et son gosier en font couler abondamment le sang et le poison. Enfin après une lutte de plus de deux heures, le monstre tombe et expire. L'écuyer, qui s'était rapproché quand il avait vu la chance du combat tourner en faveur de son maître, s'empresse de le débarrasser de son armure qui, depuis la tête jusqu'aux pieds, est souillée et enpestée par des flots du sang du dragon. Mais une lutte aussi longue avait épuisé les forces du héros; après avoir repris haleine, il succombe au besoin du sommeil et s'endort. C'est alors que l'écuyer, honteux d'une l'âcheté dont il craint la révélation, et de plus cédant aux atroces projets que le démon lui suggère, profite de ce moment pour égorger son maître. Il va ensuite rejoindre les habitans de l'île que la peur avait constamment tenus éloignés du lieu du combat, et, d'un air affligé il leur en raconte l'issue, comme si le chevalier avait d'abord péri par les morsures du serpent, et comme si lui, son fidèle compagnon, avait vengé șa mort en plongeant son épée dans la gorge du monstre. Ce récit est cru; le seigneur de Hambye est enterré au lieu de son malheur, et les crédules Jersiais ont la faiblesse d'attester, comme témoins oculaires, dans un écrit qu'ils remettent à l'écuyer, que les choses s'étaient

passées ainsi que ce scélérat les leur avait racontées. Muni de ce témoignage qu'il avait eu soin de faire revêtir du sceau des principaux de l'île, il retourne à Hambye, et se présente comme le vengeur de son maître. Il fut reçu dans la famille avec de grands honneurs, et personne ne parut soupçonner sa scélératesse. Quand le deuil de la dame châtelaine fut passé, il osa aspirer à sa main, et tous les parens semblaient agréer cette union. La dame seule éprouvait de ces répugnances invincibles, qui sont comme une voix intérieure plus sûre ordinairement que les raisonnemens. Le ciel ne permit pas que le criminel obtint le prix de son forfait et le frappa d'un châtiment exemplaire. Partout où il s'arrêtait, il lui semblait voir son maître debout devant fui, le gosier percé et ensanglanté, et le regardant d'un air silencieux. Dans un moment où il se préparait à complimenter la dame du château, il aperçoit le défunt époux qui était auprès d'elle. Une autre fois, invité à un festin par la famille, lorsqu'il se dispose à prendre place à la table, c'est encore son maître qu'il trouve sur le siège même où il va s'asseoir. Alors le coupable n'y tient plus, il sort de la salle en poussant des cris; saisi d'une fièvre ardente, il avoue son crime. Une information scrupuleuse eut lieu et confirma cet aveu. Dégradé de l'ordre sacré de la chevalerie, il fut pendu en dehors du château de Hambye. La veuve infortunée fit élever un tombeau à son mari dans l'île de Jersey, sur une éminence qui s'appèle encore aujourd'hui la Hougue-Bie, comme qui

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