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En arivant dans fa terre près du lac de Genève, en Mars 1755

Maifon d'Ariftipe, ô jardins d'Épicure, Vous qui me préfentez, dans vos enclos divers, Ce qui fouvent manque à mes vers,

Le mérite de l'art foumis à la nature;

Empire de Pomone & de Flore fa fœur

Recevez votre poffeffeur;

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Qu'il foit ainfi que vous folitaire & tranquile.
Je ne me vante point d'avoir en cet afyle,
Rencontré le parfait bonheur;

Il n'eft point retiré dans le fond d'un bocage;
Il est encor moins chez les rois;

Il n'eft pas même chez le fage:
De cette courte vie il n'eft point le partage;
Il y faut renoncer; mais on peut quelquefois
Embraffer au moins fon image.

Que tout plait en ces lieux à mes fens étonnés ! D'un tranquile Océan (1) l'eau pure & tranfparente

(1) Le lac de Genève.

Baigne les bords fleuris de ces champs fortunés;
D'innombrables côteaux ces champs font couronnés ;
Bacchus les embellit: leur infenfible pente

Vous conduit par degrés à ces monts fourcilleux ( 2 ),
Qui preffent les enfers, & qui fendent les cieux.
Le voilà ce théâtre & de neige & de gloire,
Éternel boulevart qui n'a point garanti

Des Lombards le beau territoire.

Voilà ces monts afreux, célébrés dans l'hiftoire,
Ces monts qu'ont traverfé, par un vol fi hardi,
Les Charles, les Othons, Catinat, & Conti,
Sur les ailes de la victoire.

Au bord de cette mer où s'égarent mes yeux,
Ripaille, je te vois. O bizarre Amédée (3),
Eft-il vrai que dans ces beaux lieux,
Des foins & des grandeurs écartant toute idée,
Tu vécus en vrai fage, en vrai voluptueux,
Et que laffé bientôt de ton doux hermitage,
Tu voulus être pape, & ceffas d'être fage?
Dieux facrés du repos, je n'en ferais pas tant;
Et malgré les deux clefs dont la vertu nous frape,
Si j'étais ainfi pénitent,

Je ne voudrais point être pape.

Que le chantre flateur du tyran des Romains,
L'auteur harmonieux des douces Géorgiques,

Ne vante plus ces lacs & leurs bords magnifiques
Ces lacs que la nature a creufés de fes mains

(2) Les Alpes.

(3) Le premier duc de Savoye Amédée, pape, ou antipape, fous le nom de Félix.

Dans les campagnes italiques.

Mon lac eft le premier. C'eft fur fes bords heureux Qu'habite des humains la déeffe éternelle,

L'ame des grands travaux, l'objet des nobles vœux,
Que tout mortel embraffe, ou défire, ou rapelle,
Qui vit dans tous les cœurs, & dont le nom facré
Dans les cours des tyrans eft tout bas adoré,
La Liberté. J'ai vû cette déeffe altière,
Avec égalité répandant tous les biens,
Defcendre de Morat en habit de guerrière,
Les mains teintes du fang des fiers Autrichiens,
Et de Charles le téméraire.

Devant elle on portait ces piques & ces dards,
On traînait ces canons, ces échelles fatales
Qu'elle même brifa, quand fes mains triomphales
De Genève en danger défendaient les ramparts.
Un peuple entier la fuit: fa naïve allégreffe
Fait à tout l'Apennin répéter fes clameurs ;
Leurs fronts font couronnés de ces fleurs que la Grèce
Aux champs de Marathon prodiguait aux vainqueurs.
C'est là leur diadême; ils en font plus de compte
Que d'un cercle à fleurons de marquis & de comte,
Et des larges mortiers à grands bords abatus,
Et de ces mitres d'or aux deux fommets pointus.
On ne voit point ici la grandeur infultante
Portant de l'épaule au côté

Un ruban que la vanité
A tiffu de fa main brillante,
Ni la fortune infolente
Repouffant avec fierté

La prière humble & tremblante

De la trifte pauvreté.

On n'y méprife point les travaux néceffaires;
Les états font égaux & les hommes font frères.
Liberté, liberté, ton trône eft en ces lieux.
La Grèce où tu naquis, t'a pour jamais perdue,
Avec fes fages & fes dieux.

Rome depuis Brutus ne t'a jamais revue.
Chez vingt peuples polis à peine es-tu connue.
Le Sarmate à cheval t'embraffe avec fureur;
Mais le bourgeois à pied, rampant dans l'efclavage,
Te regarde, foupire, & meurt dans la douleur.
L'Anglais pour te garder fignala fon courage;

Mais on prétend qu'à Londre on te vend quelquefois :
Non, je ne le crois point; ce peuple fier & fage
Te paya de fon fang, & foutiendra tes droits.
Aux marais du Batave on dit que tu chancelles ;
Tu peux te raffurer: la race des Naffaux,
Qui dreffa fept autels (4) à tes loix immortelles,
Maintiendra de fes mains fidèles,

Et tes honneurs & tes faisceaux.

Venise te conferve, & Gènes t'a reprise.

Tout à côté du trône à Stockholm on t'a mife;
Un fi beau voisinage eft fouvent dangereux.

Préfide à tout état où la loi t'autorife,

Et reftes-y, fi tu le peux.

Ne va plus, fous les noms & de ligue & de fronde,

Protectrice funefte en nouveautés féconde,

(4) L'union des fept provinces.

Troubler

Troubler les jours brillans d'un peuple de vainqueurs,
Gouverné par les loix, plus encor par les mœurs:
Il chérit la grandeur fuprême,

Qu'a-t-il befoin de tes faveurs,

Quand fon joug eft fi doux qu'on le prend pour toi-même?
Dans le vafte Orient ton fort n'eft pas fi beau.
Aux murs de Conftantin tremblante, confternée,
Sous les pieds d'un vifir tu languis enchaînée,
Entre le fabre & le cordeau.

Chez tous les Lévantins tu perdis ton chapeau.
Que celui du grand TELL (5) orne en ces lieux ta tête.
Defcen dans mes foyers en tes beaux jours de fête,
Vien m'y faire un deftin nouveau.

Embelli ma retraite où l'amitié t'apelle,

Sur de fimples gazons vien t'affeoir avec elle.
Elle fuit comme toi les vanités des cours,
Les cabales du monde, & fon règne frivole.
O deux divinités, vous êtes mon recours!
L'une élève mon ame, & l'autre la confole;
Préfidez à mes derniers jours!

(5) L'auteur de la liberté helvétique.

Mélanges. Tome I.

E

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