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âge. M. Schlumberger nous a donné l'exemple d'une réserve dont il se rait bon de ne pas se départir1.

ADRIEN DE LONGPÉRIER.

La captivité de RICHARD Coeur de Lion en ALLEMAGNE, 11931194, d'après des travaux récents en Angleterre et en Allemagne 2.

DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE 3.

La nouvelle de la captivité du héros de la Croisade et des exigences de l'empereur Henri VI blessait le sentiment chrétien. C'est ce qui vint au secours de Richard. A défaut de Blondel, dont les chroniques, du moins de ce temps, et les poésies qui nous sont restées de lui, ne nous révèlent aucune action ou parole en faveur de Richard, les poètes les premiers élèvent la voix. C'est le célèbre troubadour provençal Pierre Vidal qui s'écrie d'abord dans une langue que nous traduisons :

Le roi Richard s'en allait sans soupçon,
Quand l'empereur, par fraude et félonie,
S'en empara pour le mettre à rançon;
Que ta mémoire, ô César, soit honnie '!

Cela n'empêchait pas le roi Philippe-Auguste, qui, de concert avec Jean sans Terre, prenait Gisors en avril et investissait Rouen le 1 mai,

1

Nous laissons de côté, à regret, la question du poids des monnaies que M. Schlumberger a traitée, p. 59 et 60, et celle plus importante encore de l'action que les monnaies du Trésor de San'a doivent exercer sur la classification des monnaies d'Athènes. Nous avons l'intention d'annoncer ici un travail très utile et non de discuter à nouveau tous les sujets que l'auteur a présentés avec tant d'intelligence.

Pour les ouvrages allemands: Wilken, Histoire des Croisades, t. IV, 605;

Otto Abel, Philippe de Souabe; Toeche,
Histoire de Henri VI. Pour les ouvrages
anglais Pauli, Histoire d'Angleterre.
Chez nous : P. Tarbé, dans Les œuvres de
Blondel, tient encore pour la légende.
M. N. de Wailly, dans son édition des
Récits du ménestrel de Reims, ne permet
guère de la défendre.

3 Voir, pour le premier article, le cahier de décembre, p. 770.

4

Raynouard, Poésie des troubadours, V, 341.

d'envoyer des émissaires à l'empereur pour exciter ses rancunes contre Richard. Mais l'Église, plus puissante alors que les poètes, se déclarait à son tour. L'abbé de Cluny, Hugues de Clermont, écrivait à l'empereur et au pape en faveur de la délivrance de Richard. Les évêques de Bayeux, d'Évreux, d'Avranches, flétrissaient le crime de lèse-chrétienté commis contre un pèlerin armé, contre un héros! Ce n'était pas seulement le doyen anglais Raoul de Saint-Paul, à Londres, qui lançait des malédictions qu'on retrouve dans sa chronique « contre le peuple, le pays bar«bare où Richard trouvait un traitement qu'il n'eût pas éprouvé chez les << Sarrasins. >> Pierre de Blois, écrivain et poète français considérable de ce temps, adressait une lettre à ce sujet à l'archevêque de Mayence, son ancien condisciple, et une autre au pape, au nom de la reine Éléonore, mère de Richard... I conjurait Célestin III, «en considération du «Christ, pour l'honneur de l'Eglise, le repos de l'empire et la paix des peuples, s'il ne pouvait venir en personne intercéder en faveur de Ri«< chard, ce qui ne serait pas au-dessous de lui, d'envoyer au moins un légat pour le faire délivrer, afin que l'Église romaine n'eût pas un «jour à pleurer et à rougir d'avoir laissé son fils dans l'affliction et de «ne l'avoir pas secouru1. » Et le pape, d'ailleurs pressé par Bérengère, femme de Richard, écrivait, au moins en France et en Angleterre, une lettre où il menaçait de l'anathème l'empereur Henri VI, s'il ne se hâtait de rendre la liberté à son prisonnier, et le roi de France, s'il continuait à attaquer les États de Richard pendant la captivité de celui-ci. L'Église était pour le roi d'Angleterre.

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Il fallait lutter contre l'opinion chrétienne. Henri VI se montre passé maître en diplomatie dans ce combat difficile. Le chancelier d'Angleterre, évêque d'Ely, vient-il traiter avec lui, il lui montre la convention pour qu'il la communique et en facilite l'exécution en Angleterre. Les envoyés de Philippe-Auguste, que la chrétienté n'approuvait guère, viennent-ils lui rappeler ses promesses, il leur répond qu'offenser le roi Richard, c'est l'offenser lui-même; il n'a d'autre but que de mettre la paix entre eux. En apprenant les menaces du pape, il s'adoucit encore et reçoit Richard à sa cour d'Haguenau (18 avril). Il sent le besoin de tromper la chrétienté, l'Allemagne surtout. Dans une lettre écrite à sa mère Eléonore (19 avril), mais qui est bien celle d'un prisonnier obligé à des réticences, Richard se loue de l'amitié et de la ferme alliance qui règne entre l'empereur et lui contre tout ennemi 2. Aux princes alle

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mands du nord, découragés par la captivité de Richard, Henri VI fait aussi bonne mine pour qu'ils ne tentent point une diversion. Il échange avec eux des courriers; s'il demande des secours à Richard, c'est, dit-il, contre le roi de Naples. Plusieurs viennent à sa cour, entre autres le duc de Brabant, à la fin d'avril. Mais, quand il a divisé ou endormi ses adversaires, Henri revient à Philippe-Auguste. Sous prétexte de paix, il projette avec lui pour le 25 juin à Vaucouleurs, sur les frontières de la Lorraine et de la Champagne, une entrevue qui ne pouvait être que défavorable à son prisonnier et à ses vassaux révoltés; et, en attendant, dans une rencontre avec les ducs de Brabant et de Limbourg et avec l'archevêque de Cologne, il apaise ceux-ci et toute l'Église courroucée, il bannit les assassins jusque-là impunis de l'ancien évêque de Liège, tué au temps aussi du meurtre de Thomas Becket, et il laisse le choix du futur évêque de cette ville à l'influence des deux ducs sur le chapitre. Le malheureux prisonnier retombe de la joie dont il avait fait part à sa mère dans l'inquiétude. Ces manœuvres lui semblent surtout dirigées contre le duc de Saxe, contre le duc de Bohême et contre lui; il exprime assez vivement la crainte 1, si le colloque de Vaucouleurs a lieu, d'être livré au roi de France. Et l'on pouvait tout attendre de deux souverains ambitieux et sans scrupules.

Heureusement, le jour même où devait avoir lieu l'entrevue de l'empereur et de Philippe-Auguste à Vaucouleurs, Henri VI s'était enfin décidé à en avoir une à Worms (25 juin), avec Richard. Outre les princes d'empire, de Hainaut, de Limbourg, le margrave de Misnie et le landgrave de Thuringe, il y avait là grand nombre de prélats et de seigneurs anglais, entre autres les évêques de Bath et de Rochester et les barons Richard de Clare et Roger Bigot. Les Allemands étaient ébahis de leur nombre et de leur prestance. Henri VI voulait cette fois mettre définitivement Richard en demeure de choisir entre l'hommage de la couronne d'Angleterre ou le service personnel à la tête des siens. Après un nouveau et long débat, Richard se décida pour l'hommage. Ce choix fait honneur à son caractère; il aima mieux être humilié que déshonoré. Après tout, l'opinion universelle de la chrétienté accordait à celui qui portait le titre «d'Empereur des Romains » la suprématie sur tous les autres royaumes. Il devait moins coûter aussi à la conscience, au caractère du roi Richard, de reconnaître Henri VI comme suzerain que de faire la guerre en personne à celui qui était le fils de sa sœur, son ami.

1

Timebat enim rex Angliæ quod, si colloquium illud haberetur, ipse sine dubio traderetur in manibus regis Franciæ.

L'hommage n'était qu'une cérémonie; la guerre était un acte, et peutêtre un grand service rendu à Henri VI. La mère de Richard, vieillie dans les affaires, lui conseilla de satisfaire plutôt l'orgueil que les intérêts de Henri VI, et, quoiqu'il lui en coûtàt, d'accorder à ce vaniteux potentat l'apparence plutôt que la réalité de l'hommage.

La cérémonie s'accomplit d'une façon inusitée et un peu étrange. Devant les princes allemands et anglais, Richard déclara se dépouiller de son royaume et le transférer à l'empereur. Il lui en donna pour symbole son chapeau royal. Henri le lui rendit aussitôt et l'en investit avec une double croix d'or. Richard consentait à tenir sa couronne de l'empereur et promettait en plus de lui servir, outre le payement de la rançon, un tribut de 5,000 livres sterling, que Henri VI, à défaut du service. demandait encore. Le chroniqueur contemporain anglais Raoul s'emporte contre l'accomplissement de cette cérémonie contraire, dit-il. aux lois humaines et divines, ainsi qu'à l'honnêteté (bonos mores), et il déclare «qu'elle ne peut avoir ni valeur ni force obligatoire pour l'ave«<nir, ni pour aucun temps. » Les chroniqueurs allemands l'enregistrent avec une satisfaction évidente, et ils en forcent même le sens. La chronique de Spire et celle de Halberstadt disent, en propres termes, que Richard prêta l'hommage à Henri et reçut de lui la couronne de son royaume1. Quelles que fussent la légitimité et la valeur de cette cérémonie, quand Richard fut de retour en Angleterre, les barons anglais devaient exiger de lui qu'il se fît couronner à nouveau, ce qui eut lieu le 17 avril 1194. Quant à l'empereur Henri VI, il ne manqua pas de la prendre au sérieux. Il écrivait plus tard au clergé de Cantorbéry d'avoir à choisir un archevêque qui, après Dieu, lui fùt agréable et dévoué; et, en 1198, « après la mort d'Henri VI, les princes allemands devaient inviter « Richard, comme membre considérable de l'empire, à prendre part à «l'élection du roi allemand. >>

Restait à rassembler la rançon en Angleterre, à l'amener en Allemagne pour la remettre à l'empereur et à Léopold d'Autriche. Car Henri VI. bien qu'il se fût gardé de mettre la paix entre Richard et Philippe, n'était

1 Voir, pour ces détails, Roger Hoveden, 724; Raoul de Saint-Paul, 672; Ann. de Spire, 83; Chr. d'Halberstadt, 62; Ann. de Marbach, 165. Toeche voudrait que Richard eût consenti à cette cérémonie dès le commencement de sa captivité, le lendemain du premier traité; mais ni les personnages anglais ne pou

vaient être alors présents, ni la reine Éléonore n'avait eu le temps d'écrire. Un chroniqueur allemand place la cerémonie après la délivrance de Richard, ce à quoi ni lui ni Henri n'eussent consenti. C'est à l'époque indiquée ci-dessus qu'il faut la placer.

jamais homme à abandonner l'occasion d'augmenter ses trésors cachés. Il avait pris, au contraire, toutes ses sûretés pour que Richard ne sortît de captivité que lorsque l'argent, bien et dûment compté et scellé, arriverait sur le sol allemand. La somme de 100,000 marcs d'argent était très considérable pour le temps et dure à tirer de l'Angleterre. Les barons, le clergé, les villes, imposés pour leur part, après débat, malgré quelques exemples de généreux dévouement, se faisaient demander, à plusieurs reprises, leur part de contribution. Au mois de décembre, c'est-à-dire six mois après la cérémonie de Worms, l'argent nécessaire n'était pas encore même à Londres. Richard, pour tout aplanir et dégager encore la situation de ce côté, se décidait à faire sa paix avec Philippe-Auguste. Il envoyait son chancelier, l'évêque d'Ely, à Mantes pour proposer de reconnaître la suzeraineté du roi de France, et lui promettre l'hommage, dès le mois de juillet. Rien n'avançait cependant, quand les princes allemands, émus par la clameur universelle toujours croissante, intervinrent. L'empereur donna alors une nouvelle preuve de son habileté à couvrir la poursuite de son intérêt de l'apparence de sentiments généreux. Non seulement il promit d'élargir Richard, même sans avoir reçu l'argent, le 17 janvier 1194, mais il lui fit savoir, par lettres patentes que, huit jours après sa mise en liberté, il l'investirait royaume d'Arles, qui était, comme on sait, vassal de l'empire.

du

Quelle était cette générosité inattendue de l'empereur Henri VI? On ne se faisait pas beaucoup d'illusion, même de ce temps1, sur la dépendance de ce vaste royaume, qui comptait cinq archevêchés, trente et un évêchés, des duchés, comtés ou marquisats, tels que ceux de haute Bourgogne, de Provence, de Savoie et de Narbonne. Bien que Barberousse se fût fait couronner solennellement à Arles pour y affirmer son pouvoir, et que Henri VI eût fait acte déjà de suzerain dans ce royaume, en donnant l'investiture à des princes laïques et ecclésiastiques, personne n'ignorait que l'autorité du souverain germain était illusoire dans ces contrées livrées à l'anarchie et aux guerres privées. Mais, par là, l'empereur flattait, surexcitait l'ambition de Richard, auquel, d'ailleurs, Philippe-Auguste, qui recueillait Jean sans Terre chez lui, refusait définitivement toute paix, comme au diable déchaîné. Il perpétuait la guerre entre le roi d'Angleterre et le roi de France, ses voisins, et, en entourant le royaume de PhilippeAuguste des possessions anglo-burgondiennes de son ennemi, et en les mettant tous deux partout aux prises, il espérait faire de Richard son yassal, et avancer encore d'un pas vers la suzeraineté universelle. Par le

1 Roger Hoyeden, 732,

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