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I.

M. de Baye a naturellement commencé par s'occuper de l'homme tertiaire. En parlant de son existence il s'exprime dans les termes suivants : <«<La solution de ce grand problème encore à l'étude pourra se faire << attendre longtemps1. » Il énumère rapidement les faits allégués en faveur de l'affirmative et les témoignages contraires. Lui-même ne se prononce pas; mais il me semble reconnaître, à travers la très grande circonspection de son langage, qu'au moment où il écrivait il conservait au moins des doutes très sérieux2.

Cette disposition d'esprit ne me surprend pas. D'une part, la question de l'homme tertiaire a été singulièrement obscurcie par des solutions inspirées trop souvent par des a priori ayant leur source dans les théories les plus opposées; d'autre part, les éléments d'une conviction uniquement scientifique et raisonnée sont malheureusement jusqu'ici fort peu nombreux, et il est facile de comprendre que des hommes également intelligents et instruits puissent différer d'opinion sur ce point ou hésiter à se prononcer.

Les doctrines darwinistes, les convictions dogmatiques ont exercé ici une influence aisée à constater et d'ailleurs hautement avouée par quelques-uns des hommes qui ont pris part aux controverses dont l'homme tertiaire a été l'objet.

Après avoir constaté le caractère absolument humain des restes fossiles de l'homme qui avait vécu aux temps quaternaires3, après avoir reconnu que le magnifique crâne du vieillard de Cro-Magnon dépasse de 119 centimètres cubes la capacité moyenne des crânes parisiens modernes, les transformistes et surtout ceux de l'école de Darwin, ont bien

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destiné à rapprocher autant que possible l'homme des quadrumanes, est on ne peut plus explicite sur ce point. (De la place de l'homme dans la nature, p. 239 et 316.)

La moyenne de 125 crânes parisiens, tous du XIXe siècle, est, d'après Broca, de 1,471 centimètres cubes. Le crâne du Cro-Magnon a présenté au même observateur une capacité de 1,590 centimètres cubes. Ce nombre est trop faible plutôt que trop fort, par suite des précautions que l'opérateur a dû prendre pour ne pas disjoindre les os.

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été forcés de rejeter les origines de notre espèce dans un passé antérieur au mammout et au rhinocéros trichorhinus. C'est ce que Hæckel me semble avoir compris le premier. Il a fait vivre son homme privé de role (H. alalus) ou homme singe (Pithecanthropus) pendant la période pliocène, c'est-à-dire dans les derniers temps tertiaires1. Bien qu'adoptant en général les idées de son disciple allemand, Darwin admit comme possible que la transformation du singe en homme, en tant qu'annoncée par la perte de la fourrure primitive, pouvait remonter jusqu'aux temps éocènes 2. Wallace s'est montré plus réservé et a reporté vers le milieu de l'époque tertiaire le moment où un singe indéterminé atteignit la forme humaine à la suite d'évolutions morphologiques multiples 3.

M. Roujou ne tarda pas à professer la même opinion. A propos des silex découverts par l'abbé Bourgeois et répondant à M. de Mortillet, dont j'exposerai tout à l'heure la manière de voir, il s'exprimait dans les termes suivants, reproduits par M. de Baye : «Transformiste convaincu, «je n'ai pas attendu la découverte des silex miocènes pour admettre «l'existence de l'homme tertiaire; car c'est une conséquence nécessaire <«< du tranformisme dans l'état présent de nos connaissances et un corol<«<laire indispensable des idées que je partage sur les rapports morpholo«giques des mammifères et sur leur mode de filiation". » C'est à cet homme tertiaire, admis en vertu de la théorie, que M. Roujou fait remonter les diverses espèces d'hommes qu'il regarde comme ayant été distinctes les unes des autres dès les temps quaternaires. Il ne voit aucune raison pour admettre que les hommes, tels que nous les connaissons, ne datent pas de l'époque où auraient été taillés les silex de Thenay. M. de Mortillet professe, sur ce dernier point, une doctrine fort différente. Lui aussi part des idées de Darwin; mais il cherche à les mettre d'accord avec les faits révélés par la paléontologie. «Or, dit-il, depuis « la formation du calcaire de Beauce, depuis le dépôt des marnes à silex << taillés de Thenay, la faune mammalogique s'est renouvelée au moins « trois fois. Les différences entre les mammifères des calcaires de Beauce et <«<les mammifères actuels sont même telles que non seulement elles suf

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« fisent pour caractériser des espèces distinctes, mais encore qu'elles ont

1 Histoire de la création des êtres organisés d'après les lois naturelles, p. 587. Cette traduction française est de 1874. Mais Hæckel avait fait connaître ses idées sur cet ensemble de questions dès 1868 dans une première édition publiée sous ce titre : Natürliche Schöpfungsgeschichte.

2 La descendance de l'homme, 1827. p. 215.

3 Contributions to the theory of natural selection; a series of essays, by Alfred Russel Wallace, London, 1770, ch. IX.

Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 2 série, t. VIII, 1873.

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<«<paru assez importantes aux zoologistes pour leur faire créer des genres spéciaux... Comment l'homme, qui a une organisation des plus compliquées, aurait-il échappé à cette loi? Nous devons donc conclure « que si, comme tout le fait présumer, les silex de Thenay portent les << traces d'une taille intentionnelle, ils sont l'œuvre, non pas de l'homme <«< actuel, mais d'une autre espèce d'hommes, probablement même d'un « genre précurseur de l'homme et devant combler un des vides de la « série animale1. >>

M. de Mortillet a développé cette idée, d'abord dans une note publiée à la suite de l'Exposition des sciences anthropologiques2, puis dans un mémoire plus étendu3. Il a cru pouvoir présumer que l'époque tertiaire avait vu au moins trois de ces précurseurs, qu'il propose de réunir dans un genre spécial, le genre anthropopithèque. Le plus ancien de ces êtres, intermédiaires entre nous et les singes, aurait vécu vers le milieu de la période tertiaire, sur les bords d'un grand lac d'eau douce, aujourd'hui remplacé par les terrains de la Beauce. C'est lui qui aurait taillé les silex découverts par l'abbé Bourgeois; et, en souvenir du savant trop brusquement enlevé à la science, M. de Mortillet l'a appelé Anthropopithecus Bourgeoisii. Pour des raisons analogues il a donné les noms d'A. Ramesii et d'A. Ribeirosianus aux ouvriers inconnus qui auraient façonné plus tard les silex trouvés dans le Cantal par M. Ramus, et en Portugal par M. Ribeiro'.

Pour M. de Mortillet, l'existence des anthropopithèques aux temps tertiaires est une conséquence nécessaire des doctrines darwinistes: leur succession et leur disparition étaient également indispensables pour maintenir l'accord entre le développement progressif du type humain et les évolutions des faunes mammalogiques. Rencontrant dans les anciennes couches du globe des silex dont les formes accusent une taille intentionnelle, il les a naturellement regardés comme indiquant une industrie naissante pratiquée par ces précurseurs de l'homme proprement dit. Mais il n'est pas allé au delà. Il est le premier à déclarer que l'on n'a encore rencontré aucun reste de ces anthropopithèques; il combat la pensée de M. Gaudry, qui semble disposé à attribuer au Dryopithecus Fontani la taille des silex de Thenay'; il s'en remet à l'avenir pour nous

1 L'homme tertiaire. (Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 2° série, t. VIII, p. 674.)

2 L'homme tertiaire à l'Exposition. (Revue d'anthropologie, 1879, 2° série, t. I, p. 116.)

3 Les précurseurs de l'homme et les singes fossiles. (Revue scientifique de la France et de l'étranger, 188, p. 1139.) Revue scientifique, p. 1139.

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Les enchaînements du règne animal dans les temps géologiques. Mammiferes

révéler les vrais caractères de ces êtres qui, bien évidemment, n'ont encore, même à ses yeux, qu'une existence tout hypothétique. D'autres ont été plus hardis. Hæckel, Darwin, se fondant sur des considérations diverses, ont indiqué quelques-uns des caractères qui doivent, selon eux, avoir distingué leurs hommes singes. Enfin M. Hovelacque, poussant jusqu'au bout les conséquences des théories transformistes, a comparé terme à terme les traits correspondants chez les singes supérieurs et les races humaines les plus inférieures; il a pris entre chacun d'eux une sorte de moyenne, et a cru pouvoir tracer ainsi le portrait à peu près complet de l'être qui aurait précédé immédiatement les premiers hommes proprement dits1.

A l'exception de M. Gaudry, qui n'a jamais caché ses convictions religieuses et s'est appuyé uniquement sur des considérations paléontologiques, la plupart des auteurs qui se sont engagés dans la voie que je viens d'indiquer ont parlé hautement au nom de la libre pensée. Il est bien curieux de voir d'autres écrivains arriver à des conclusions toutes semblables, en partant, au contraire, du dogme mosaïque accepté par toutes les communions chrétiennes. La découverte de l'homme quaternaire, en repoussant la première apparition de notre espèce à la surface du globe dans un passé difficile à concilier avec les opinions généralement reçues, avait déjà troublé bien des consciences. Le père Gratry et l'évêque d'Oxford s'étaient trouvés d'accord pour déclarer que supposer l'espèce humaine âgée de plus de six mille ans, c'était cesser d'être chrétien.

Boucher de Perthes lui-même, en soutenant avec la persistance que chacun sait, l'existence de son homme antediluvien, n'entendait nullement reculer la date acceptée pour la création d'Adam, ni parler d'êtres semblables aux hommes d'aujourd'hui. Voici, en effet, ses propres paroles: «Quant à ceux dont nous recueillons les traces dans les bancs diluviens <«< inférieurs, ils n'ont plus leurs héritiers sur la terre et nous n'en sommes «point les fils; car, de même que tous les mammifères leurs contem<«<porains, ils furent anéantis. Hommes antediluviens, ils ont appartenu « à des temps en dehors de toutes les traditions et de tous les souvenirs. «Le chaos, puis le néant les séparent de la création actuelle. Sans doute «< cette création actuelle et les races qui la composent furent aussi éprou

tertiaires, 1878, p. 241. Le Dryopithèque était un singe anthropomorphe dont on ne connaît malheureusement que la mâchoire inférieure et un humérus. Ces deux os accusent entre lui

et l'espèce humaine quelques rapports fort curieux. Le Dryopithèque avait à peu près la taille de l'homme.

Notre ancêtre, 2° édition, 1877.

༥ vées par d'effroyables catastrophes... Noé, pas plus que pas plus que Deucalion, «<ne fut un être fantastique. Nous croyons donc à un dernier déluge, «< celui de l'Écriture et de la tradition; mais nous croyons aussi qu'il fut « précédé par d'autres catastrophes plus terribles, et dont le résultat fut «la dissolution immédiate de tous les êtres vivants1. >>

A ces cataclysmes ont succédé, selon Boucher de Perthes, de nouvelles créations. L'homme postdiluvien caractérise la dernière; mais cet homme ne ressemble pas plus au précédent que les éléphants fossiles ne ressemblent aux éléphants actuels. «Si quelque jour, ajoute l'archéologue d'Ab<< beville, on découvre les ossements des hommes antédiluviens, on trou<< vera dans la nuance des formes la preuve de ce que j'avance. Peut-être «< même sont-ce ces nuances qui nous font confondre leurs débris avec «< ceux d'autres espèces, notamment avec celles des quadrumanes dont la « charpente osseuse se rapproche si fort de la nôtre. »

On voit que, si Boucher de Perthes avait voulu traduire ses idées dans le langage des naturalistes classificateurs, il n'aurait pas manqué de créer le genre Pithecanthropus, ou tout autre semblable, pour l'homme dont il ne connaissait que les instruments et les armes, et qui s'est trouvé être l'homme quaternaire, parfaitement semblable à celui d'aujourd'hui.

Si Boucher de Perthes, entraîné par un système philosophique dont je n'ai pas à m'occuper 2, a été conduit à nous donner des précurseurs plus ou moins pithécoïdes, il n'est pas très surprenant que des hommes, préoccupés des interprétations données jusqu'ici des récits mosaïques, se soient émus en voyant rejeter jusqu'aux temps tertiaires l'existence d'êtres assez intelligents pour se tailler dans le silex des outils ou des armes. Sans doute l'étude des textes bibliques a donné lieu à des interprétations fort différentes; sans doute l'estimation du temps écoulé depuis la création génésiaque a singulièrement varié au gré des commentateurs. Dans un ouvrage spécial sur cette question, le P. Henri de Valroger cite, en l'acceptant comme expression de la vérité, un passage de Dortouz de Mairan, secrétaire de l'Académie des sciences, qui estime à 70 ou 75 le nombre des systèmes chronologiques ayant pour but de déterminer le nombre d'années qui ont séparé la création de l'ère chrétienne. Ses chiffres varient de 3,700 à 7,000 ans, ce qui donne une différence de 3,300 ans 3. Le vénérable Oratorien termine son travail

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