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embrassent un cercle de quarante-trois ans, et forment à peu près soixante volumes; on les a réduits à six, sous le titre de Chrestomathie de Jean-Paul. C'est là que sont rassemblés les traits les plus saillants de cet esprit, et qu'en la considération des paresseux, le compilateur assidu a pris, comme Lenette, la cuiller à pot.

Un petit volume in-18 compose seul aujourd'hui cette réunion; quel dommage qu'en passant par l'alambic, la pensée humaine prenne le chemin contraire à celui de l'eau de roses, et qu'à la troisième ou quatrième épuration, elle se dessèche, au lieu de s'exprimer en quintessence!

«Messieurs les classiques, dit le traducteur, ne manqueraient pas d'accueillir ce petit ouvrage, si je pouvais faire éprouver à quelques-uns de mes lecteurs une partie du plaisir que j'ai trouvé dans les productions de Jean-Paul. » Hélas! j'ai bien peur, pour ma part, que messieurs les classiques ne soient point ici de l'avis de monsieur le traducteur, quand il n'y aurait pour cela d'autre raison que sa traduction est faite en conscience. Quel sujet important il y aurait à traiter ici!

Il est probable que Jean-Paul, quand il écrivait et qu'il avait quelque chose en tête, ne faisait pas attention au moyen qu'il employait pour se faire comprendre, et qu'il s'inquiétait uniquement d'être compris. L'affectation, cette chenille qui dévore les germes et

les boutons les plus verts, n'a jamais attaché sa rouille sur lui. Il écrivait comme il sentait, et l'on pouvait en dire ce qu'on a écrit de Shakspeare: sa plume et son cœur allaient ensemble. De là qu'arrive-t-il? que là où sa pensée est noble, le mot est noble; là où elle est simple, le mot est simple, là trivial, là sublime, là ampoulé.

Ampoulé et trivial sont deux mots qui remplissent merveilleusement et arrondissent avec aisance la bouche d'un sot. Ce sont deux expressions poudrées comme les gâteaux qu'on vend en plein air; c'est dans le siècle du grand roi (qui fut le grand siècle) qu'on imagina le trivial et l'ampoulé. Voici comment :

Quelqu'un qui n'avait pas d'idées à lui prit toutes celles des autres, ramassa tout ce qui avait été dit, pensé, écrit; il compila, replâtra, pétrit tout ce qui avait été pleuré, ri, crié et chanté; il fit du tout un modèle en cire, et l'arrondit convenablement. Il eut soin de donner à sa statue une physionomie bien connue de tout le monde, afin de ne choquer personne. Boileau y passa son cylindre, Chapelain son marteau, et les limeurs leur lime; on fit un saint de l'idole; on le plaça dans une niche, sur un autel, et l'Académie écrivit au bas: « Quiconque fera quelque chose où rien ne ressemblera à ceci, sera trivial ou ampoulé. »

C'est-à-dire qu'un amant qui perd la raison, un joueur qui se ruine et saisit un pistolet pour finir sa peine; c'est-à-dire qu'une mère qui défend sa fille,

comme dans certain chapitre déchirant de la NotreDame; c'est-à-dire qu'une verte gaieté, puisée dans l'oubli de toutes choses; que toutes les passions, que toutes les folies, tout cela est ampoulé ou trivial; c'està-dire que Napoléon montrant les Pyramides est ampoulé; que les baïonnettes de Mirabeau seraient triviales dans une tragédie; que Régnier est trivial, Corneille ampoulé. Racine faillit l'être, lorsqu'il ouvrit les bras de Phèdre au froid Hippolyte, mais il se couvrit du manteau de son maître.

Dans les trois premières lignes de son monologue, Faust dit qu'il mène ses écoliers par le bout du nez; cependant dix lignes plus bas il s'élève au-dessus du langage et de la démence des hommes. Pauvre Goethe! comme te voilà, dans l'espace d'une demi-page, trivial et ampoulé! Et les marmots du bon Werther, et sa gamelle, et ses petits pois qu'il fait cuire lui-même! Comme tout cela soulève un cœur profondément sensible aux violations des convenances et aux fautes de grammaire!

Mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ceux qui osent soutenir de pareilles niaiseries s'imaginent se donner raison en s'emplissant la bouche des mots d'idéal, de beau, de noble; qu'il ne faut pas sortir d'un certain cercle; que l'art doit embellir la nature. Cela est bon pour les écoliers, ou pour les directeurs de théâtre qui cherchent de quoi éconduire un auteur importun.

Qui est plus grotesque, trivial, cynique, qu'Hoffmann et Jean-Paul? mais qui porte plus qu'eux dans le fond de leur âme l'exquis sentiment du beau, du noble, de l'idéal? Cependant ils n'hésitent pas à appeler un chat un chat, et ne croient pas pour cela déroger.

Irait-on dire à un musicien : « Il y a dans la gamme des notes ignobles, et dont vous ne sauriez vous servir, s'il vous plaît? » A un peintre: «Telles de vos couleurs sont ampoulées, vous les laisserez de côté?» Non; toutes les notes, toutes les couleurs peuvent servir; pourquoi, et de quel droit dire à un écrivain: «< Tarte à la crème ne peut aller ici? >>

Savez-vous ce qui est trivial, hommes difficiles, gens de goût? C'est de ramasser dans les égouts des répertoires et les ordures des almanachs des idées mortes de vieillesse, de traîner sur les tréteaux des guenilles qui ont servi à tout le monde, et d'aller comme les bestiaux désaltérer votre soif de gloire et d'argent dans des abreuvoirs publics.

Nous reviendrons sur les pensées de Jean-Paul.

Du mardi, 17 mai 1831.

« La Providence a donné aux Français l'empire de la terre; aux Anglais, celui de la mer; aux Allemands celui de l'air. »

Cette bizarre pensée est la première chose que nous

avons connue de Frédérick Richter; elle est aussi folle précisément que sage (il est triste de songer que de ces trois empires, deux seulement sont restés en la possession du maître que Jean-Paul leur assigne). Il est vrai que la domination de l'air est une propriété inattaquable. Kant, Gœthe sur les montagnes de Werther, Schiller au fond de son cabinet, Hoffmann assis sur la table d'un estaminet, Marguerite accoudée sur la fenêtre gothique et regardant passer les nuages au-dessus des vieilles murailles de la ville, Klopstock, Mignon, Crespel, Firmion, tous les génies, toutes les créations de l'Allemagne, vivent dans l'élément des rêveurs et des oiscaux du ciel. La réalité, la clarté, le matérialisme de la poésie française, doivent, dans cette acception du moins, donner aux Français la terre, la froide terre pour empire: c'est ainsi que le Pirate et le Don Juan de Byron s'emparent de l'océan.

<«< Sous l'empire d'une idée puissante, nous nous trouvons, comme le plongeur sous la cloche, à l'abri des flots de la mer immense qui nous environne. »> Et plus loin :

« Je veux m'élever au-dessus de l'océan des êtres comme un nageur intrépide qui lutte contre les vagues, et non comme un cadavre, par la pourriture. »

Ces deux pensées sont sœurs; il me semble qu'elles en ont une encore; c'est ce mot de Sadi :

«Ne vous attachez point à la surface des hommes, et creusez quand vous voudrez trouver; le talent se cache

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