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PUBLIÉS DANS LE JOURNAL LE TEMPS

EN 1830 ET 1831

EXPOSITION DU LUXEMBOURG

AU PROFIT DES BLESSÉS

Dans un siècle comme le nôtre, ou plutôt comme tous les siècles possibles, où chacun vise à l'originalité; où, dans la clameur universelle qui proclame à tout moment ce qu'elle appelle les besoins du temps, chacun s'écrie: « C'est moi! c'est moi qui l'ai trouvé; » et, tandis que l'esprit humain s'en va tombant d'une ornière dans une autre, bien digne d'être comparé par Luther à un paysan ivre qu'on ne peut placer d'équilibre sur son cheval et qui chavire de droite si on le relève de gauche; il est bien doux, bien précieux pour le petit nombre de gens tranquilles qui ne voient les

choses ni à travers des verres de couleur, ni en fermant les yeux à moitié et en jurant sur l'auto-da-fe; il est bien doux, disons-nous, de voir tout d'un coup revenir et reparaître de vieux chefs-d'œuvre enfouis, et pour ainsi dire mûris dans l'ombre; ouvrages aussi étrangers aux idées et aux systèmes du jour qu'un homme débarqué hier de l'Amérique; faits non avec de l'art, comme on dit à présent, mais avec le cœur; ouvrages simples, sans modèle, non sans imitateur il est vrai, mais du moins sans affectation de style ni d'originalité.

Qu'est M. Gros? est-ce un classique, un romantique, un Florentin comme celui-ci, un raphaélien comme celui-là, un Vénitien comme tel autre? Qu'est son tableau? est-ce une prétention, un système, une compilation? C'est Bonaparte et les pestiférés, rien de plus; c'est la nature, vivante, terrible, majestueuse, superbe. Il a vu son héros, il a emporté dans sa pensée cette tête sévère jusqu'au pied de sa toile; il a trempé son pinceau dans les couleurs ardentes d'un ciel empoisonné; il a peint comme Homère chantait.

Nous ne craignons pas d'être accusés de partialité, en disant qu'aucun ouvrage de l'école française n'est supérieur à ces trois toiles magnifiques. Comme autrefois Voltaire, comme Goethe maintenant, le peintre qui les a produites peut se vanter d'assister vivant au jugement de la postérité. Ge qu'elle considère, c'est l'œuvre, non l'ouvrier; et les tableaux dont nous parlons sont

contemporains d'un siècle déjà bien loin de nous. Il était beau de voir, au premier jour de cette exposition faite dans un si noble but, l'écrivain de ces trois sublimes pages de notre vieille histoire, jouissant, sans orgueil ni modestie affectée, du plaisir qu'il éprouvait à revoir ces ouvrages de sa jeunesse et de son beau temps; entouré de ses vieux et de ses jeunes amis, parlant de lui et des autres sans envie, sans haine, sans exagération, comme pour prouver qu'il était aussi peu de ce siècle que ses tableaux.

Aboukir représente la fierté et le courage d'un vainqueur superbe; le pied de son cheval est posé sur les corps des vaincus; l'œil étincelant, mais toujours aussi ferme sur la selle qu'un jour de parade, Murat regarde la fuite de l'armée qu'il a combattue, et les derniers efforts du pacha. Quelle misérable agonie! comme il saisit avec fureur un fuyard par son turban, tandis que son jeune fils présente avec grâce au héros français la poignée de son sabre.

Parlerons-nous de Japha? Regardez cette vaste et admirable composition; regardez Eylau; quelle expression dans ce personnage de l'empereur! quelle tristesse! Son geste a tout dit. Si vous êtes artiste d'ailleurs et que vous aimiez les remarques d'artiste, considérez attentivement ces blessés couverts de plaies, de fange et de neige; ces Cosaques avec des bandeaux sanglants; ces pestiférés accroupis, livides, se traînant aux murailles, se roulant par terre pour chercher un coin

d'ombre... et rappelez-vous Géricault. La Méduse n'estelle pas sortie de là?

Croirait-on que c'est un reproche que nous adressons à Géricault? A Dieu ne plaise. Pourquoi désavouer l'imitation si elle est belle? bien plus, si elle est originale elle-même? Virgile est fils d'Homère, et le Tasse est fils de Virgile. Il y a une imitation sale, indigne d'un esprit relevé; c'est celle qui se cache et renie, vrai métier de voleur; mais l'inspiration, quelle que soit sa source, est sacrée. Et d'ailleurs, depuis quand avonsnous perdu ce droit du bon vieux temps? Gloire en soit rendue à ces tristes critiques dont l'impuissance se consume et s'use à décourager les jeunes gens, en se raillant des vieillards! noble et digne mission, qui pourtant est plus à la mode qu'on ne croit!

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Il faudrait que deux hommes montassent en chaise de poste pour parcourir le monde, c'est-à-dire l'Europe et un petit coin de l'Amérique, car il ne s'agirait que du monde politique et littéraire. Ces deux hommes sc

pa

raient d'un caractère différent : l'un froid et compassé comme une fugue de Bach, aurait toute la science nécessaire pour faire une présentation convenable et porter un toast; il saurait gravement baiser la mule pale, disserter gravement avec tous les bas-bleus de tout sexe qu'il pourrait rencontrer chemin faisant; ce serait un personnage tout nourri de respect humain, tout pétri de concessions.

Prenant toujours au sérieux cette comédie qu'on appelle la vie, et ne cessant jamais d'y jouer avec prudence et retenue le rôle qui lui serait confié, chargé de quelque grande inutilité cérémonieuse, il aurait une mission qui lui donnerait accès dans les plus hauts rangs de l'échelle humaine; sérieux comme une prude, incapable d'un sourire moqueur, il jugerait les choses de ce monde sur l'apparence et les ètres sur l'écorce; il saluerait en conscience un habit brodé sans s'inquiéter de celui qui le porte, et consignerait un fait matériel sans y ajouter une réflexion. L'autre, espèce de cassecou à la manière de Figaro, porterait sur les tempes le signe que Spurzheim attribue à la ruse. Tandis que son compagnon glisserait à la surface des mers, il en visiterait les profondeurs en y plongeant, en s'y agitant en tous sens. Celui-là aurait affaire à l'évêque, au consul, au ministre, celui-ci au valet de chambre, à la maîtresse, au perroquet; l'un écouterait, l'autre ferait jaser; l'un, vertueux et sensible comme Werther, promènerait autour de lui des regards innocents; l'au

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