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d'ouvrages, à faire quelques classifications; car à quoi servirait de dire, par exemple: «Il y a tant de tableaux d'église, tant de batailles, ou tant de marines? » Y a-t-il, à l'époque où nous vivons, des raisons pour que les peintres fassent plutôt des marines que des batailles, et des saintes familles que des paysages? Ils n'ont pour cela point de raison probable, sinon que tel est leur caprice, ou qu'on le leur a demandé. On ne peut donc rien classer ainsi; car ce sera autre chose demain, et il en était hier autrement. Peut-on dire encore : « Là est une série de coloristes, là de dessinateurs? » Non; car chacun veut être à la fois coloriste et dessinateur, ou peut-être personne n'y pense; car on ne pense guère qu'à l'effet. Remarque-t-on, d'ailleurs, de ces grandes influences exercées de tout temps par les hommes supérieurs, et de ces volontés génératrices qui, à défaut d'élèves ou de rivaux, se créent, du moins, des imitateurs? Non, ou trop peu pour que la critique puisse en prendre acte. Robert, pour les sujets italiens, M. Cabat pour le paysage, Ingres, Delaroche, sont quelquefois imités. Mais comme c'est pure affaire de forme, et qu'on n'imite en eux rien de nécessaire, il n'en résulte rien d'utile. Cependant, l'unité manquant, trouve-t-on, du moins, une noble indépendance, et reconnait-on, dans cette multitude bizarre, cette noble liberté de conscience dont la force mène à l'isolement? Je sais qu'on l'a dit, mais je ne le vois pas. Il me semble que le pastiche domine; de tous

côtés on peut noter des ouvrages remarquables, où une préoccupation visible altère et contourne la pensée première; et je répète ici ce que je viens de dire plus haut: par quel motif? Pourquoi imiter tel peintre lombard, espagnol ou flamand, mort il y a deux ou trois cents ans? Non pas que je blâme l'artiste qui s'inspire du maître; mais, à dire vrai, copier certains fragments, chercher certains tons qui souvent résultent chez le maître de l'effet du temps sur les couleurs, voir la nature avec d'autres yeux que les siens, gâter ce qu'on sent par ce qu'on sait, est-ce là s'inspirer? Un pareil travail sur soi-même détruit l'originalité, tandis que l'inspiration véritable la ravive et la met en jeu. Il faut que l'enthousiasme pour les maîtres soit comme une huile dont on se frotte, non comme un voile dont on se couvre. Quand on se sent porté vers un ancien peintre par l'admiration, par la sympathie, quand, en un mot, on sent comme lui, qu'on l'étudie, à la bonne heure; qu'on le regarde, qu'on l'interroge, qu'on recherche comment il rendait sur la toile cette pensée, ce sentiment dont la nature vous est commune avec lui; puis, après cela, qu'on se mette à l'œuvre, et qu'on se livre sur de nouveaux sujets à l'inspiration ainsi appelée. Alors il sera possible qu'on fasse un bon tableau, et ceux qui verront ce tableau ne trouveront pas qu'il ressemble à tel ouvrage connu du maître, mais ils diront que le maître lui-même aurait pu faire ce tableau. Mais le pastiche, au contraire, au lieu de saisir le foyer, rassemble

des rayons partiels; au lieu de chercher à pénétrer à travers la forme dans la grande âme du Titien, ou de Rubens, il ne s'attache qu'à cette forme; il prend çà et là des figures, des torses, des draperies et des muscles ; triste dépouille! Ce n'est plus l'homme; ce sont les membres de l'homme :

Disjecti membra poetæ.

Comment prend-on goût à une parcille tàche, surtout en peinture, où l'on a affaire à la réalité, et où la nature, qui pose devant l'artiste, n'a besoin que des yeux aller au cœur?

pour

La première impression, en entrant au Salon, est done fâcheuse et peu favorable. Nous verrons cependant plus tard si cette impression se modifie, et si du défaut même d'ensemble il ne serait pas possible de tirer quelques conséquences générales. Bornons-nous à dire dès à présent que, tel qu'il puisse être chez nous, l'art n'est nulle part en meilleure route. Qui a peu vu est difficile; l'antiquité ou l'éloignement font respecter ce qu'on ignore. Par ennui de l'habitude, on médit des siens; mais quand on passe la frontière, on apprend ce que vaut la France. Il est certain qu'aucune nation, maintenant, n'a le pas sur elle. En matière d'art, comme en d'autres matières, l'avenir lui appartiendra.

III

Le premier tableau qui s'offre aux regards, et devant lequel la foule se porte, est celui de M. Hesse. Il représente le Vinci venant d'acheter des oiseaux, et leur rendant la liberté.

Il respire sur cette toile un air de fraîcheur, qui charme d'abord, et qui invite à s'arrêter. L'aspect en est gai et aimable; la scène se passe sur un quai, et, si je ne me trompe, à Florence. Un groupe de femmes regarde le peintre, tandis que les marchands, assis à terre, comptent leur argent; un précepteur passe, l'enfant qui l'accompagne à regret se retourne d'un air boudeur; il voudrait bien tenir ces oiseaux. Un autre enfant les suit des yeux dans l'air; le ciel est pur, les figures délicates, les maisons blanches (trop blanches peut-être pour Florence, où tout est bâti avec une pierre brune; mais peu importe); il n'est pas jusqu'aux quatre lignes qui expliquent ce tableau dans le livret, où l'on ne trouve une naïveté gracieuse :

« Souvent, en passant par les lieux où l'on vendait des oiseaux, de sa main il les tirait de la cage, après en avoir payé le prix demandé, et leur restituait la liberté perdue. »

Je ne demanderai pas à M. Hesse d'après quel portrait ou quelle gravure il a peint son principal person

nage, celui du Vinci; je l'ai entendu critiquer, et je le trouve bien. On lui reproche de manquer d'expression; mais il me semble que c'est mal raisonner. Quelle expression donner à un homme qui ouvre une cage et délivre des oiseaux? Toute idée profonde eût été niaise, et toute apparence d'affectation sentimentale cent fois plus niaise encore. La figure est calme, jeune et digne; c'est pour le mieux; j'aime cet homme à ronde encolure, qui est appuyé sur le parapet du pont, et qui regarde, vrai badaud du temps, avec un grain de philosophie. La vieille femme qui lève la main est parlante, et semble un portrait achevé; mais la première figure du groupe des femmes, habillée de rose, est roide et déplaisante; elle n'a ni hanches ni poitrine; évidemment, dans ce personnage, M. Hesse a pensé aux vieux peintres allemands. Les deux autres femmes, les marchands, sont peints plus simplement; il y a là une touche excellente. Le précepteur a le même défaut que la femme vêtue de rose; les deux enfants sont charmants, pleins de naturel et de finesse. En somme, toutes les têtes sont bien. Pourquoi, avec un talent hors de ligne et qui n'a besoin d'aucune aide, se souvenir de ce qu'il y a au monde de moins simple? Pourquoi cette robe rose, qui tombe sur un sol peint avec vérité, fait-elle des plis de convention? A quoi bon songer au gothique, dans un tableau qui est tout le contraire du gothique, c'est-à-dire vivant et gracieux? Du reste, je ne fais cette critique, quelque juste qu'elle soit, qu'avec restriction,

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