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et dont la beauté fait tort à ses sœurs; c'est celle qui est assise et inclinée à la droite de la fille de Jephté. Toutes les autres (je suis fâché de faire une remarque qui a l'air d'une plaisanterie), toutes les autres ont la tête trop forte, et M. Lehmann connaît sans doute trop bien l'antique pour ne pas savoir que la grosseur de la tête est incompatible avec la grâce des proportions; en outre, les chairs ont une teinte mate qui leur donne l'air d'être en ivoire, et qui les fait ressortir trop vivement sur les étoffes et sur le fond, comme dans certains tableaux de l'Albane. Si de ces premières observations on passe à l'examen moral de l'ouvrage, M. Lehmann me permettra de lui dire que, dans la composition de sa scène, il a oublié une maxime qui a été vraie de tous les temps: c'est qu'on n'arrive jamais à la simplicité par la réflexion. Il est certain qu'en cherchant ces lignes parallèles, en traçant cette sorte de triangle

que dessine le groupe des femmes, et que suivent les

montagnes mêmes, l'artiste a voulu être simple. Il l'eût été en y pensant moins. Voilà, je crois, ce qu'une juste critique doit reprocher à M. Lehmann. Maintenant il faut ajouter que le personnage de la fille de Jephté est très-beau, vraiment simple d'expression, et parfaitement bien posé. Si le peintre qui l'a conçu n'eût voulu exprimer que la douleur, il se fût contenté avec raison d'avoir créé cette noble figure, et il eût groupé les autres autour d'elle avec moins d'apprêt et de recherche. Les deux femmes qui pleurent debout et qui s'appuient

l'une sur l'autre méritent aussi beaucoup d'éloges; elles produiraient bien plus d'effet si l'artiste ne les avait pas fixées comme au sommet d'une pyramide, et si, les laissant au second plan, comme elles sont, il les eût placées à droite ou à gauche de leur sœur, et non pas au milieu de la toile: Que M. Lehmann pense au Poussin; qu'il voie comment ce grand maître dispose ses groupes, les met en équilibre sans raideur, et les entremêle sans confusion. Non que je conseille à M. Lehmann d'imiter le Poussin, ni personne; mais il me fâche de voir que, dans son tableau, il y a non-seulement le talent, mais encore les éléments nécessaires pour conquérir l'assentiment de tous; je ne doute pas que ses personnages mêmes, sans y faire de grands changements, mieux disposés, ne pussent plaire à tout le monde. Il me semble, en regardant cette toile, qu'il n'y a qu'à dire à ces deux femmes : « Vous, descendez de cette roche, éloignez-vous et pleurez à l'écart; » à cette autre, vue en plein profil: « Faites un mouvement, détournez-vous; » à cette autre : « Regardez le ciel; un geste, un rien va tout changer; la douleur de votre sœur est vraie, simple, sublime, ne la gâtez pas. >>

En lisant dans le livret du Musée les dix lignes du chapitre des Juges qui servent d'explication au tableau de la Fille de Jephté, je fais une remarque, peut-être inutile, mais que je livre à l'artiste pour ce qu'elle vaut c'est que, dans ce fragment, qu'on a dû néces

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sairement abréger, la simplicité biblique est singulièrement outrée. Qui a donné ces dix lignes? Est-ce le peintre lui-même? Je l'ignore. Jephté, dit le livret, en vouant sa fille, déchira ses vêtements, et dit : « Ah! ma fille, tu m'as entièrement abaissé. » Or le latin dit, au lieu de cela : « Heu! me, filia mea, decepisti me, ipsa decepta es. - Hélas! ma fille, tu m'as trompé, et tu t'es trompée toi-même. » La fille de Jephté répond dans le livret : «Fais-moi ce qui est sorti de ta bouche. » Le latin dit : « Si aperuisti os tuum ad Dominum, fac mihi quodcumque pollicitus es. Si tu as ouvert ta bouche au Seigneur, fais-moi tout ce que tu as promis. » Je ne relève pas par pédantisme ces petites altérations du texte. A tort ou à raison, elles me semblent avoir une parenté avec les défauts du tableau. Bien entendu que, si c'est le hasard qui en est cause, ma remarque

est non avenue.

Mais je ne veux pas quitter M. Lehmann comme ces gens qui s'en vont au plus vite dès qu'ils ont dit un méchant bon mot. Je jette en partant un dernier regard sur cette belle fille désolée, sur sa charmante sœur aux yeux noirs, dont le corps plie comme un roseau, sur ces deux statues éplorées dont le contour est si délicat; et je me dis que la jeune main qui a rendu la douleur si belle, se consacrera tôt ou tard au culte de la vérité. Un Intérieur d'appartement gothique, de M. Lafaye, doit être remarqué avec éloge. Je trouve à côté un tableau de M. Schnetz qui n'a pas assez d'importance

pour qu'on puisse parler dignement, à propos de si peu de chose, du talent de l'auteur. C'est à Notre-Damede-Lorette que nous verrons bientôt ses nouveaux titres à une réputation si bien méritée.

Le Martyre de saint Saturnin, de M. Bézard, est une composition importante, et qui a un grand mérite de dessin. On y sent la manière de M. Ingres et l'étude de l'école romaine. Mais il ne faut pas que l'école romaine fasse oublier à ceux qui l'admirent qu'après Raphaël est venu le Corrége, et que l'absence du clair-obscur, en donnant du grandiose, ôte du naturel. Que M. Bézard se souvienne du mot du grand Allegri: Ed io anchè son pittore.

Une Voiture de masques, de M. Eugène Lami, m'amuserait comme un vieux péché, quand bien même je n'aurais pas à constater dans son auteur un talent fin et distingué. J'aime mieux ce petit tableau que la Bataille de Hondschoote, dont le paysage est de M. Dupré. Cette toile, d'un effet bizarre, mais qui a bien aussi son mérite, perd à être vue au Salon; placée isolément, elle gagnerait beaucoup.

Je remarque un Site d'Italie, de M. Jules Cogniet, et je m'arrête devant le Dante, de M. Flandrin. Le Dante est bien, sa robe rouge est largement peinte ; son mouvement exprime le sujet; j'aime la tête du Virgile; mais je n'aime pas ce bras qui retient son manteau, non à cause du bras, mais à cause du geste; car on dirait que le manteau va tomber. En général, tout

le tableau plaît; c'est de la bonne et saine peinture. Les Envieux ne sont pas assez des envieux; la première de ces figures est très-belle, la seconde et la troisième, celle qui regarde le Dante, sont bien drapées; mais la cinquième tête, correcte en elle-même, ne peut pas être celle d'un homme envoyé aux enfers pour le dernier et le plus dégradant des vices, celui de Zoïle et de Fréron. Ce front calme, cet air de noblesse, cette contenance résignée, appartiennent, si vous voulez, à un voleur ou à un faussaire, mais jamais à un envieux. M. Flandrin, qui, je crois, est encore à Rome, a un bel avenir devant lui. Son Berger assis est une charmante étude, qui annonce une intelligence heureuse de la nature, avec un air d'antiquité.

Dans le Saint Hippolyte de M. Dedreux, il y a de la verve et de la vigueur. Les chevaux sont trop des chevaux anglais; mais cela ne fait tort qu'au sujet, le tableau n'y perd qu'un peu de couleur locale, ce dont une palette bien employée du reste peut se passer sans inquiétude. Au-dessus du Saint Hippolyte est un bon portrait de M. Jouy aîné. Je dois aussi citer avec éloge celui de madame C. et de sa sœur, de M. Canzi. Il est d'une adroite ressemblance et d'une gracieuse exécution.

C'est un très-étrange tableau que celui de M. Brémond. Je voudrais en savoir le secret, car cette nature laide me répugne, et cependant cet ange debout, avec son auréole d'or, ou plutôt malgré l'auréole, me frappe

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