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qu'elles portent des habits, car il m'est impossible de comprendre le vêtement moderne en sculpture. Le Paria du même sculpteur a de la pensée.

Le lion en bronze de M. Barye est effrayant comme la nature. Quelle vigueur et quelle vérité! Ce lion rugit, ce serpent siffle. Quelle rage dans ce muffle grincé, dans ce regard oblique, dans ce dos qui se hérisse! Quelle puissance dans cette patte posée sur la proie! et quelle soif de combat dans ce monstre tortueux, dans cette gueule affamée et béante! Où M. Barye a-t-il donc trouvé à faire poser de pareils modèles? Est-ce que son atelier est un désert de l'Afrique, ou une forêt de l'Hindoustan?

L'Anacréon, de M. Lequien, la Baigneuse, de M. Espercieux, ont de la grâce; mais ce sont des pastiches de l'antique. Il y a un sentiment naïf dans la jeune fille de M. Lescorné; les pieds nus qui sortent de la robe ne produisent pas un bon effet. J'aime la Renaissance, de M. Feuchère, quoique ce soit encore un pastiche; mais le sujet voulait que c'en fût un. L'Esclave, de M. Debay, plaît beaucoup au public, et le public se trompe bien plus rarement en sculpture qu'en peinture; la forme le frappe. C'est une enfant de quinze ans qu'a représentée M. Debay; par conséquent, c'est une nature faible, encore indécise, et dont les proportions ne sont pas développées. Ce genre d'étude est nouveau en sculpture.

Le modèle de vase, de M. Triqueti, est une imitation

curieuse. Le buste de la baronne de G..., de M. Ruoltz, est charmant. Je dois citer celui de Philippe V, de M. Lescorné; celui de madame de Fitz-James, de M. Foyatier, et celui de Bellini, de M. Dantan. Le Chactas, de M. Duret, est une composition poétique, vraie d'expression, et belle d'exécution; la tête est admirable. J'arrive à la Vénus, de M. Pradier, et j'avoue qu'il m'a été impossible de ne pas me presser d'y venir. Le groupe me paraît si charmant, que j'aurais peur de commettre un sacrilége en disant ma pensée tout entière. Non-seulement je le trouve d'une parfaite exécution, mais la pensée m'en semble délicieuse. Cette Vénus, presque vierge encore, mais déjà coquette et rusée, qui se penche sur cet enfant boudeur, et l'interroge, capricieuse elle-même, sur un caprice léger; cette main qui se pose sur la tête chérie plonge dans les cheveux et invite au baiser; cette bouche de l'enfant qui rêve, et refuse de répondre pour se faire prier; ces petites jambes, vraies comme la nature, où le marbre semble animé; tout m'enchante; je me sens païen devant un si doux paganisme. Il y a là de quoi passer un jour et oublier que la laideur existe. Pris seulement comme une étude, comme le portrait d'une femme et d'un enfant, ce marbre serait un morceau précieux, plein de grâce et de vérité. Car notez que, sauf la ligne grecque qui unit le nez avec le front, Vénus est une femme de tous les temps et de tous les pays, ce qui, à mon sens, est un grand mérite; mais je

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serais bien fâché que M. Pradier eût appelé son groupe autrement que Vénus et l'Amour, car je vois là le parfait symbole de la volupté et du caprice, non de la volupté grossière, ivre, échevelée, comme on nous la fait, mais délicate, sensuelle, et un peu pâle, intelligente et pleine de désirs; non du caprice effréné, furieux, qu'un rien déprave, et que tout dégoûte, mais rêveur, jeune, avide de jouissance, tendre pourtant, et aimant sa mère, sa fraîche nourrice, la blanche Volupté.

VI

Je remonte maintenant dans la salle, pour dire un mot des Pêcheurs de Robert.

J'ai vu que, dans plusieurs des articles qui ont été faits sur ce tableau, on demandait pourquoi tous les personnages y sont si tristes, et qu'on croyait en trouver la raison dans la crainte d'une tempête que le ciel, disait-on, présage. Le ciel est clair, et le paraîtrait plus, sans le voisinage de la toile de M. Hesse, dont les couleurs tranchées lui font tort. Les pêcheurs que Robert a peints sont des Chiojotes; et le motif de leur tristesse, c'est qu'ils ont besoin pour vivre de deux sous par jour, à peu près, et qu'ils ne les ont pas tous les jours.

Les pêcheurs vénitiens n'ont point de lit, et ils couchent sur les marches des escaliers du quai des Esclavons. Ils ne possèdent qu'un manteau et un pantalon qui, le plus souvent, est de toile. Le manteau est trèscourt, d'une étoffe grossière, très-lourde, brune, et ils le portent été comme hiver. L'été seulement ils n'en mettent pas les manches, qu'ils laissent tomber sur leurs épaules; le pêcheur assis dans le tableau a un manteau de cette espèce. C'est dans ce manteau qu'ils s'enveloppent pour dormir, se rapprochant le plus possible les uns des autres, afin d'éviter le froid des dalles. Il arrive souvent, surtout pendant le carême, que lorsqu'un d'eux s'éveille la nuit, il entonne un psaume à haute voix; alors ses camarades se relèvent et l'accompagnent en partie, car ils ne chantent jamais à l'unisson, comme nos ouvriers; leurs voix sont, en général, parfaitement justes, et d'un timbre très-sonore et trèsprofond; ils ne chantent guère plus d'un couplet à la fois, et se rendorment après l'avoir chanté; c'est pour eux l'équilibre d'un verre d'eau-de-vie ou d'une pipe. Quelques heures après, si un autre se réveille, ils recommencent. Leurs femmes, quand ils en ont, logent dans les greniers des palais déserts qu'on leur abandonne par charité. Elles ne se montrent guère qu'au départ ou au retour de la pêche, portant leurs enfants sur leurs bras, comme la jeune femme qu'on voit dans le tableau. Du reste, ils ne mendient jamais, différents en cela du peuple de Venise et de toute l'Italie, où tout

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mendie, même les soldats. Leur contenance a beaucoup de gravité, et l'étoffe dont ils sont vêtus ajoute à leur aspect sévère, par ses plis rares et immobiles; leurs poses sont souvent théâtrales, comme on peut le voir dans le tableau par celle de l'enfant qui déploie les filets. "Leur seul moyen de subsistance est la pêche des huîtres et des poissons de mer, qui sont excellents dans l'Adriatique, mais qui se vendent à très-bon marché. Quoique leur misère soit profonde, ils sont très-honnêtes et ne commettent jamais aucun désordre. Il est bien rare qu'on entende parler d'un vol dans la ville, dont les rues, véritable labyrinthe, favoriseraient tous les attentats. Les seuls voleurs à Venise sont les marchands, qui en sont aussi la seule aristocratie.

Tels sont, à peu de chose près que j'oublie peut-être, les pêcheurs vénitiens; les Chiojotes sont beaucoup plus pauvres, car le lieu qu'ils habitent, situé à quelque distance de la ville, est loin de leur fournir les occasions des petits gains partiels dont les autres font leur profit.

J'étais à Venise, il y a deux ans, et, me trouvant mal à l'auberge, je cherchais vainement un logement. Je ne rencontrais partout que désert ou une misère épouvantable. A peine si, quand je sortais le soir pour aller à la Fenice, sur quatre palais du Grand Canal, j'en voyais un où, au troisième étage, tremblait une faible lueur; c'était la lampe d'un portier qui ne répondait

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