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école il appartenait? Nous pensions bien que les initiés de Paris devaient avoir une espèce de mot d'ordre qui les tirait d'abord d'embarras; mais, en province, comment faire? Et il faut vous dire, monsieur, qu'en province, le mot romantique a, en général, une signification facile à retenir, il est synonyme d'absurde, et on ne s'en inquiète pas autrement. Heureusement, dans la même année, parut une illustre préface que nous dévorâmes aussitôt, et qui faillit nous convaincre à jamais. Il y respirait un air d'assurance qui était fait pour tranquilliser, et les principes de la nouvelle école s'y trouvaient détaillés au long. On y disait très-nettement que le romantisme n'était autre chose que l'alliance du fou et du sérieux, du grotesque et du terrible, du bouffon et de l'horrible, autrement dit, si vous l'aimez mieux, de la comédie et de la tragédie. Nous le crûmes, Cotonet et moi, pendant l'espace d'une année entière. Le drame fut notre passion, car on avait baptisé de ce nom de drame, non-seulement les ouvrages dialogués, mais toutes les inventions modernes de l'imagination, sous le prétexte qu'elles étaient dramatiques. Il y avait bien là quelque galimatias, mais enfin c'était quelque chose. Le drame nous apparaissait comme un prêtre respectable qui avait marié, après tant de siècles, le comique avec le tragique; nous le voyions vêtu de blanc et de noir, riant d'un œil et pleurant de l'autre, agiter d'une main un poignard, et de l'autre une marotte; à la rigueur cela se comprenait, les poëtes du jour proclamaient ce genre

une découverte toute moderne: «La mélancolie disaientils, étaient inconnue aux anciens; c'est elle qui, jointe à l'esprit d'analyse et de controverse, a créé la religion nouvelle, la société nouvelle, et introduit dans l'art un type nouveau. » A parler franc, nous croyions tout cela un peu sur parole, et cette mélancolie inconnue aux anciens ne nous fut pas d'une digestion facile. Quoi ! disions-nous, Sapho expirante, Platon regardant le ciel, n'ont pas ressenti quelque tristesse? Le vieux Priam redemandant son fils mort, à genoux devant le meurtrier, et s'écriant: «Souviens-toi de ton père, ô Achille !» n'éprouvait point quelque mélancolie? Le beau Narcisse, couché dans les roseaux, n'était point malade de quelque dégoût des choses de la terre ? Et la jeune nymphe qui l'aimait, cette pauvre Écho si malheureuse, n'étaitelle donc pas le parfait symbole de la mélancolie solitaire, lorsque, épuisée par sa douleur, il ne lui restait que les os et la voix ? D'autre part, dans la susdite préface, écrite d'ailleurs avec un grand talent, l'antiquité nous semblait comprise d'une assez étrange façon. On y comparait, entre autres choses, les Furies avec les sorcières, et on disait que les Furies s'appelaient Euménides, c'est-à-dire douces et bienfaisantes, ce qui prouvait, ajoutait-on, qu'elles n'étaient que médiocrement difformes, par conséquent à peine grotesques. Il nous étonnait que l'auteur pût ignorer que l'antiphrase est au nombre des tropes, bien que Sanctius ne veuille pas l'admettre. Mais passons; l'important pour nous était de

que,

répondre aux questionneurs : « Le romantisme est l'alliance de la comédie et de la tragédie, ou, de quelque genre d'ouvrage qu'il s'agisse, le mélange du bouffon et du sérieux. >> Voilà qui allait encore à merveille, et nous dormions tranquilles là-dessus. Mais que pensai-je, monsieur, lorsqu'un matin je vis Cotonet entrer dans ma chambre avec six petits volumes sous le bras! Aristophane, vous le savez, est, de tous les génies de la Grèce antique, le plus noble à la fois et le plus grotesle plus sérieux et le plus bouffon, le plus lyrique et le plus satirique. Que répondre lorsque Cotonet, avec sa belle basse-taille, commença à déclamer pompeusement l'admirable dispute du juste et de l'injuste*, la plus grave et la plus noble scène que jamais théâtre ait entendue? Comment, en écoutant ce style énergique, ces pensées sublimes, cette simple éloquence, en assistant à ce combat divin entre les deux puissances qui gouvernent le monde, comment ne pas s'écrier avec le chœur « O toi qui habites le temple élevé de la sagesse, le parfum de la vertu émane de tes discours! >> Puis, tout à coup, à quelques pages de là, voilà le poëte qui nous fait assister au spectacle d'un homme qui se relève la nuit pour soulager son ventre **. Quel écrivain s'est jamais élevé plus haut qu'Aristophane dans ce terrible drame des Chevaliers, où paraît le peuple athénien lui-même personnifié dans un vieillard? Quoi

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de plus sérieux, quoi de plus imposant que les anapestes où le poëte gourmande le public, et que ce chœur qui commence ainsi : « Maintenant, Athéniens, prêteznous votre attention, si vous aimez un langage sincère*? » Quoi de plus grotesque en même temps, quoi de plus bouffon que Bacchus et Xanthias **? quoi de plus comique et de plus plaisant que cette Myrrhine, se déchaussant à demi nue, sur le lit où son pauvre époux meurt d'abstinence et de désirs ***? A voir cette rusée commère, plus rouée que la rouée Merteuil, les spectateurs eux-mêmes devaient partager le tourment. de Cinésias, pour peu que la scène fût bien rendue, Dans quelle classification pourra-t-on jamais faire entrer les ouvrages d'Aristophane? quelles lignes, quels cercles tracera-t-on jamais autour de la pensée humaine, que ce génie audacieux ne dépassera pas? Il n'est pas seulement tragique et comique, il est tendre et terrible, pur et obscène, honnête et corrompu, noble et trivial, et au fond de tout cela, pour qui sait comprendre, assurément il est mélancolique. Hélas! monsieur, si on le lisait davantage, on se dispenserait de beaucoup parler, et on pourrait savoir au juste d'où viennent bien des inventions nouvelles qui se font donner des brevets. Il n'est pas jusqu'aux saint-simoniens qui ne se trouvent dans Aristophane; que lui avaient fait ces pauvres

* Dans les Guêpes.

** Dans les Grenouilles. (Note de l'auteur.) *** Dans Lysistrate. (Note de l'auteur.)

gens? La comédie des Harangueuses est pourtant leur complète satire, comme les Chevaliers, à plus d'un égard, pourraient passer pour celle du gouvernement représentatif.

Nous voilà donc, Cotonet et moi, retombés dans l'incertitude. Le romantisme devait, avant tout, être une découverte, sinon récente, du moins moderne. Ce n'était donc pas plus l'alliance du comique et du tragique que l'infraction permise aux règles d'Aristote (j'ai oublié de vous dire qu'Aristophane ne tient lui-même aucun compte des unités). Nous fimes donc ce raisonnement très-simple : « Puisqu'on se bat à Paris dans les théâtres, dans les préfaces et dans les journaux, il faut que ce soit pour quelque chose; puisque les auteurs proclament une trouvaille, un art nouveau et une foi nouvelle, il faut que ce quelque chose soit autre chose qu'une chose renouvelée des Grecs; puisque nous n'avons rien de mieux à faire, nous allons chercher ce que c'est. >>

Mais, me direz-vous, mon cher monsieur, Aristophane est romantique; voilà tout ce que prouvent vos discours; la différence des genres n'en subsiste pas moins, et l'art moderne, l'art humanitaire, l'art social, l'art pur, l'art naïf, l'art moyen âge... »

Patience, monsieur; que Dieu vous garde d'être si vif! Je ne discute pas, je vous raconte un événement qui m'est arrivé. D'abord, pour ce qui est du mot humanitaire, je le révère, et quand je l'entends, je ne

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